31/10/2017
L'homme sur le quai de gare, à mon retour d'Afrique
Il est environ 8h15 à Paris, sur le quai de la station Belleville près de chez moi, quand je vois au bout du quai d'en face cet homme dont l'allure me frappe : costume sur mesure, chaussures qui brillent, cravate ajustée, la figure emblématique du jeune cadre dynamique, parfaitement adapté à l'environnement urbain et à la modernité qu'offrent les grandes villes occidentales.
Une semaine plus tôt je crapahutais encore dans le désert du Namib et le nord du Botswana. Himba, Bushmen, leur artisanats fait de rien, tant de choses là-bas respiraient le dépouillement le plus simple et me renvoyaient à la figure mon goût, mon besoin peut-être aussi, de revenir avec un minimum de régularité à ce contact primaire avec mon environnement. Entre les deux, un gouffre.
C'est ce gouffre qui m'assaille lorsque je remarque cet homme si apprêté de l'autre côté des rails. Ou plutôt, c'est une idée qui m'est venue lors de mon voyage estival: ce qui nous distingue le plus fondamentalement de ces peuples africains, c'est que nous avons recouvert le sable et la poussière. Cela nous permet de croire que nous sommes civilisés. Civilisés parce que propres, propres parce que nous ne sommes pas recouverts de sable et de poussière. Etant propres nous pouvons porter des tissus de qualité sans avoir peur de les abîmer trop vite, nous pouvons arborer des montres et autres bijoux rutilants, le brillant de nos chaussures peut durer quelques heures.
Tout ça parce que nous avons mis du goudron sur du sable.
Cette image vient renforcer une observation que je me faisais déjà depuis plusieurs années, sur la curiosité de notre mode de vie : nous vivons à travers plusieurs couches de confort qui nous éloignent d'une réalité pourtant criante. Cette réalité, c'est que le sable et la poussière continuent de constituer la terre sur laquelle nous marchons. Nous les voyons moins, nous les avons mis à la porte croyons-nous, mais ils sont bien là. La moindre tempête nous le rappelle, la moindre ballade en forêt, le moindre écart en dehors de la ville. Le sable et la poussière sont là, et ils sont les synonymes d'un mot qui désigne une permanence : le sol.
Avec leur présence qui persiste, la fragilité de ce que nous appelons civilisation, elle aussi, me saute aux yeux. Ce n'est pas parce que l'on décore la vitrine d'un magasin de décoration de noël que cette vitrine est moins facile à casser. Il y a une forme d'illusion dans notre civilisation, une croyance bâtie sur si peu de choses en fin de compte, que nous sommes forts, savants, évolués, dominateurs de notre environnement. Imaginez seulement qu'on retire le goudron au sol, et vous verrez. Barjavel décrivait bien dans Ravage combien cette civilisation tenait à peu de choses. Mais nous avons beau l'avoir lu, nous le dire parfois doctement, nous agissons au quotidien comme si cette fragilité n'était pas vraie.
Il y a quelques années, j'avais écris ici un article sur la notion de servomécanisme. Cette commande d'un niveau supérieur d'organisation, qui agit sur le niveau d'organisation juste en dessous et lui permet d'opérer les ajustements nécessaires à la survie de l'ensemble. L'organe agit sur la cellule et l'aide à réguler son activité, l'organisme opère de même avec l'organe, par exemple quand nous décidons de nous reposer après un effort musculaire intense. Mais quel servomécanisme agit sur l'homme pour l'aider à réguler son activité ? Quelle conscience avons-nous de notre appartenance à un ensemble plus grand, qui nous dépasse largement, qui englobe tout le vivant ?
Aujourd'hui cette conscience reste faible. Il n'est qu'à voir le temps qu'il nous faut à titre individuel pour mieux prendre en compte les réalités environnementales dans nos actions quotidiennes. Elle est en court, le chemin est engagé. Je crois qu'il n'y a pas de progrès, pas de passage d'un niveau de civilisation à un autre, sans la perception de ces liens forts qui nous relient à nos servomécanismes. La rationnalité n'y suffit pas, loin s'en faut. Nous devons sentir, comme toucher du doigt les réalités qui nous englobent et nous conditionnent pour infléchir la course de nos vies. Cette prise de conscience a besoin du nombre, du collectif, pour se transformer en actions efficaces.
Les voyages sont une belle façon de nous relier à notre condition globale, d'expérimenter à nouveau notre lien permanent à l'ensemble de la planète qui nous accueille. De reprendre du recul avec notre quotidien qui nous est si habituel et évident qu'on n'en perçoit souvent plus, à la fois les chances et la vulnérabilité.
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