Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

31/10/2017

L'homme sur le quai de gare, à mon retour d'Afrique

sans-pantalon.jpgIl est environ 8h15 à Paris, sur le quai de la station Belleville près de chez moi, quand je vois au bout du quai d'en face cet homme dont l'allure me frappe : costume sur mesure, chaussures qui brillent, cravate ajustée, la figure emblématique du jeune cadre dynamique, parfaitement adapté à l'environnement urbain et à la modernité qu'offrent les grandes villes occidentales.

Une semaine plus tôt je crapahutais encore dans le désert du Namib et le nord du Botswana. Himba, Bushmen, leur artisanats fait de rien, tant de choses là-bas respiraient le dépouillement le plus simple et me renvoyaient à la figure mon goût, mon besoin peut-être aussi, de revenir avec un minimum de régularité à ce contact primaire avec mon environnement. Entre les deux, un gouffre.

C'est ce gouffre qui m'assaille lorsque je remarque cet homme si apprêté de l'autre côté des rails. Ou plutôt, c'est une idée qui m'est venue lors de mon voyage estival: ce qui nous distingue le plus fondamentalement de ces peuples africains, c'est que nous avons recouvert le sable et la poussière. Cela nous permet de croire que nous sommes civilisés. Civilisés parce que propres, propres parce que nous ne sommes pas recouverts de sable et de poussière. Etant propres nous pouvons porter des tissus de qualité sans avoir peur de les abîmer trop vite, nous pouvons arborer des montres et autres bijoux rutilants, le brillant de nos chaussures peut durer quelques heures.

Tout ça parce que nous avons mis du goudron sur du sable.

Cette image vient renforcer une observation que je me faisais déjà depuis plusieurs années, sur la curiosité de notre mode de vie : nous vivons à travers plusieurs couches de confort qui nous éloignent d'une réalité pourtant criante. Cette réalité, c'est que le sable et la poussière continuent de constituer la terre sur laquelle nous marchons. Nous les voyons moins, nous les avons mis à la porte croyons-nous, mais ils sont bien là. La moindre tempête nous le rappelle, la moindre ballade en forêt, le moindre écart en dehors de la ville. Le sable et la poussière sont là, et ils sont les synonymes d'un mot qui désigne une permanence : le sol.

Avec leur présence qui persiste, la fragilité de ce que nous appelons civilisation, elle aussi, me saute aux yeux. Ce n'est pas parce que l'on décore la vitrine d'un magasin de décoration de noël que cette vitrine est moins facile à casser. Il y a une forme d'illusion dans notre civilisation, une croyance bâtie sur si peu de choses en fin de compte,  que nous sommes forts, savants, évolués, dominateurs de notre environnement. Imaginez seulement qu'on retire le goudron au sol, et vous verrez. Barjavel décrivait bien dans Ravage combien cette civilisation tenait à peu de choses. Mais nous avons beau l'avoir lu, nous le dire parfois doctement, nous agissons au quotidien comme si cette fragilité n'était pas vraie.

 

Il y a quelques années, j'avais écris ici un article sur la notion de servomécanisme. Cette commande d'un niveau supérieur d'organisation, qui agit sur le niveau d'organisation juste en dessous et lui permet d'opérer les ajustements nécessaires à la survie de l'ensemble. L'organe agit sur la cellule et l'aide à réguler son activité, l'organisme opère de même avec l'organe, par exemple quand nous décidons de nous reposer après un effort musculaire intense. Mais quel servomécanisme agit sur l'homme pour l'aider à réguler son activité ? Quelle conscience avons-nous de notre appartenance à un ensemble plus grand, qui nous dépasse largement, qui englobe tout le vivant ?

Aujourd'hui cette conscience reste faible. Il n'est qu'à voir le temps qu'il nous faut à titre individuel pour mieux prendre en compte les réalités environnementales dans nos actions quotidiennes. Elle est en court, le chemin est engagé. Je crois qu'il n'y a pas de progrès, pas de passage d'un niveau de civilisation à un autre, sans la perception de ces liens forts qui nous relient à nos servomécanismes. La rationnalité n'y suffit pas, loin s'en faut. Nous devons sentir, comme toucher du doigt les réalités qui nous englobent et nous conditionnent pour infléchir la course de nos vies. Cette prise de conscience a besoin du nombre, du collectif, pour se transformer en actions efficaces.

Les voyages sont une belle façon de nous relier à notre condition globale, d'expérimenter à nouveau notre lien permanent à l'ensemble de la planète qui nous accueille. De reprendre du recul avec notre quotidien qui nous est si habituel et évident qu'on n'en perçoit souvent plus, à la fois les chances et la vulnérabilité.

09/01/2013

Mariage reptilien pour tous

Alliance.jpg

Dimanche prochain, le 13 janvier 2013, aura lieu la prochaine manifestation contre le mariage pour tous. Elle s'annonce comme un événement important. Sur Twitter, on lit les futurs manifestants compter les cars ou les trains qui vont les emmener sur place. La plupart d'entre eux semblent impatients. Pour ma part je suis attristé que dans mon pays, en 2013, il se trouve tant de gens pour manifester contre ce que je vois comme une évolution positive de la société, un signal d'accueil et d'intégration supplémentaire envers les homosexuels, qui comme toutes les populations minoritaires ont longtemps souffert d'être stigmatisés. 

 

Je remarque d'aillers que depuis que ce débat a lieu, et comment oser dire qu'il n'a pas lieu comme le font les anti mariage pour tous, étant donnés tous les moyens dont ils se saisissent pour manifester leur opinion, depuis qu'il a lieu disais-je, ces stigmatisations et autres insultes ont connu un nouveau fleurissement. Ceux qui marcheront dimanche répliqueront qu'ils sont eux aussi l'objet d'insultes dans ce débat, et ils auront raison. J'oserai toutefois leur faire remarquer que les homosexuels sont eux insultés pour ce qu'ils sont. Les autres le sont "uniquement" pour leurs opinions. Et qu'être l'objet de quoilibets pour ses pensées est, malheureusement, notre lot à tous. Certains sont choqués ? Oui, je pense qu'il y a une différence de violence entre une insulte qui dit "tu n'es pas ce qu'il faut" et une insulte qui dit "tu ne penses pas ce qu'il faut".

 

Et surtout, j'en ai assez de lire partout des arguments qui m'apparaissent, dans le fond, profondément malhonnêtes. Oh, ce n'est très souvent pas conscient, et cela suffit à comprendre que les procès d'intention sont en l'espèce tout à fait déplacés (comme ils le sont toujours dans le fond). Je vous propose d'être concis. Les arguments avancés par les tenants des valeurs familiales traditionnelles sont :

  1. L'enfant avant tout. Elevé par un couple homosexuel, l'enfant sera plus malheureux que s'il était élevé par un couple hétérosexuel. Il sera incapable de retracer sa filiation, ne saura jamais qui était son vrai père/ sa vraie mère. Sur ce deuxième point, comment font les enfants adoptés aujourd'hui ? Ils sont donc incapables de retrouver leur parents d'origine ? Quoi, parce que les parents qui élèveront un enfant seront du même sexe, automatiquement ils lui interdiront de faire les recherches nécessaires à retracer sa filiation ? Alors la vie c'est déterminé dans un bout de papier et stop, la loi t'a dit que non mon bonhomme, tu ne peux pas faire de recherches ? Sur le premier point, c'est annoncé comme cela, sans aucun élément de preuve, et pour cause, on ne dispose de rien de sérieux dans ce domaine, ni pour démontrer que les familles homoparentales favorisent le bonheur des enfants, ni pour démontrer le contraire.
  2. On dégaine du coup l'argument n°2 : le principe de précaution. Puisqu'on ne sait pas, autant ne pas prendre de risque. Alors forcément, la précaution, c'est beau. En plus, on parle d'enfants. Tremblez braves gens ! Ce sont à des enfants innocents que vous songez dans votre égoïsme incommensurable faire prendre des risques ! En réalité, quand on ne sait pas, on peut brandir son ignorance avec autant d'assertivité pour prendre n'importe quelle décision. Ou n'importe quelle autre.

 

Aujourd'hui que constate-t-on ?

Aucun des pays qui a adopté le mariage homosexuel n'a observé d'épidémide de névroses dans sa population. Aucun des pays qui a adopté le mariage homosexuel n'a observé de délitement soudain de sa société. Aucun des pays qui a adopté le mariage homosexuel n'a observé que les enfants élevés par des couples homosexuels étaient plus malheureux que les autres. Aucune étude ne prouve sérieusement qu'il n'y aura pas d'impacts négatifs ? Oui. Mais en l'état actuel des choses, et nous avons déjà un certain nombre d'années d'observation à notre disposition puisque les premiers pays à avoir accordé le mariage aux homosexuels l'ont fait au début des années 2000 si je ne me trompe pas, en l'état des choses donc, on n'observe pas de raison de trembler.

 

Premier petit point de réponse en conséquence : je ne vois pas pourquoi la peur, l'autre nom du joli principe de précaution, serait meilleure conseillère que... quoi que ce soit d'autre. La peur est bonne conseillèe quand il faut fuir devant un ennemi. Là, personne qui nous menace, c'est bon.

 

Deuxième point, et c'est le fond de mon argument ce soir, qui était en fait implicite dans mon billet précédent, et que je vais maintenant rendre explicite. Les réactions que j'observe contre le mariage pour tous m'apparaissent épidermiques depuis le début. Elles sont emballées, on y voit beaucoup d'implications personnelles. On nous explique qu'un grand risque plane sur notre société, que les conséquences seront graves. L'aspect profondément émotionnel, très humain, de ces réactions, m'a dès le début alerté sur ce qu'elles signifient. Il y a quelque chose de primal à mes yeux dans tout ceci, même si j'ai conscience de ce que ce terme peut avoir de provocateur voire de vexant.

 

Mais il faut que nous arrêtions de nous mentir sur les moteurs de nos réactions lorsque nous rentrons dans ce genre de débats qui mettent en jeu notre intimité. Et comme je l'écrivais précédemment le mariage est avant tout une question intime et non de société. Nous ne réagissions pas tant parce que notre raison et nos beaux sentiments nous poussent à aller à gauche, à droite ou tout droit. Des raisons nous en avons tous, et des beaux sentiments aussi. Ils sont nos bannières qui nous permettent d'être acceptés dans nos communautés de proximité, celles du sang, celle des expériences partagées qu'elles soient privés ou professionnelles.

 

Nous réagissons très souvent en étant guidés par notre cerveau reptilien. Je ne sais plus qui disait que lorsqu'il s'agit de prendre une décision, le reptilien en nous l'emporte (presque) toujours. Poussons tous ensemble un NON retentissant pour manifester que nous ne voulons pas en rester à ce stade ! Ca nous fait du bien et ça nous pousse à rechercher mieux. Mais observons que cela reste toutefois une règle trop peu souvent brisée. Et pourquoi le reptilien l'emporte si souvent ? Parce que notre nature, notre biologie, qui veut que nous survivions, nous faire choisir ce qui nous permet d'être dominant sur les autres. Car être dominant est précisément le meilleur moyen de survivre.

 

Nos choix que nous prétendons être des choix de société, sont très souvent les choix d'un mode de vie particulier, le nôtre, dont on souhaite qu'il soit dominant sur les autres. Cela nous assure, à nous, une meilleure vie, plus facile, plus longue que celle des autres.

 

Les personnes qui vont manifester dimanche ne le font pas pour protéger les enfants d'un risque de malheur qui est trop souvent posé comme une simple inférence (je pose comme hypothèse qu'il existe un risque, et je construis toute mon argumentation autour de cette hypothèse, sans avoir plus à me soucier de savoir si cette hypothèse a une quelconque pertinence). Ils vont manifester parce qu'à travers cette loi, c'est leur mode de vie que l'on remet en cause, parce qu'on leur signifie qu'il n'est plus dominant, que les autres vont avoir la même place qu'eux. Leur socle vacille de ce fait. On devrait faire une analyse sociodémographique des tenants de chaque bord, pour voir à quel point cette notion de position dominante à défendre est réelle. Pour moi elle ne fait pas l'ombre d'un doute.

 

Tout ce que demandent les homosexuels à travers cette loi dans le fond, ce n'est pas tant que leur amours soient reconnues. Ils n'ont pas besoin de leurs voisins pour savoir s'ils s'aiment. Il y a là un souhait de sortir d'une situation de dominé, socialement s'entend. Et dans une société moderne, cette demande est légitime.

05/05/2012

Nous sommes des patchworks de ce que les autres mettent en nous

Pont-Île-de-Ré_1.jpgMon dernier week-end, passé avec des amis, m'a laissé un bagage d'impressions qui persistent encore. Des fils d'idées qui se forment, des convictions qui se renforcent et se précisent.

 

Parmi elles, une qui devient de plus en plus prégnante et claire en moi : nous sommes fait des autres, construits par eux et par les relations que nous nouons et nourrissons avec eux. Et ce corrolaire : il n'existe pas de "je", ni de "je suis" si l'on en reste à la vision egotisée que nous en avons. En effet, lorsque nous parlons de l'individu, de sa personnalité, de son psychisme, nous l'envisageons me semble-t-il presque toujours comme étant constitué d'un noyau qui serait son identité profonde, entouré par les strates de ses expériences sensorielles, de son éducation, des contingences dans lesquelles il se trouve plongé.

 

Ma conviction de plus en plus forte est que ce noyau, envisagé parfois comme quelque chose de quasiment sacré, n'existe pas. Je sais bien qu'une part de nos comportements est innée. Mais l'inné n'est rien d'autre qu'un héritage puisé dans l'histoire de notre évolution biologique. Que cela nous vienne du passé ou d'aujourd'hui nous sommes tout entiers faits des autres, de nos liens avec eux.

 

Je vois cela comme une sorte de damier dont chaque dalle aurait une forme propre, avec son épaisseur, sa couleur, sa sonorité même, et pourquoi pas sa texture, chacune étant reliée de façon plus ou moins forte avec les autres, et chacune agissant de façon dynamique en nous. En venant proche, puis repartant dans l'ombre en fonction des instants. Comme tirée chacune par de grande cordes qui seraient directement liées à notre mémoire et à sa force. Un damier mobile, dynamique, qui change avec le flux du temps.

 

Cette idée me pousse vers d'autres questions. Que désigne-t-on lorsque l'on parle d'identité ? Là aussi, la vision que nous en avons reste je crois une chose figée, statique, qui nous ramène au noyau que j'évoquais avant. Ma première réponse serait que l'identité non plus n'existe pas. La vie est un flux. A aucun moment elle n'est figée. On ne peut pas faire de photo de la réalité. Car dès l'instant qui suit le flash le plan que l'on a voulu prendre a déjà changé. L'identité devient alors un mot comode, un concept qui permet de réfléchir sans doute. Mais il ne recouvre aucune réalité. Il peut être intéressant de poursuivre en se demandant ce que l'on espère réellement défendre lorsque l'on prétend vouloir défendre son identité (tant au niveau d'un individu que d'un groupe d'individus, comme par exemple un pays). L'identité nous sert peut-être de paravent à d'autres besoins que nous savons mal définir ou que nous ne voulons pas évoquer.

 

Cette idée m'a également poussé ailleurs, à la faveur d'une lecture que je termine à peine, La Horde du contrevent d'Alain Damasio, qui complète ce que je viens d'évoquer tout en suscitant d'autres liens. Deux courts extraits m'ont marqué :

"Il n'y a pas d'être en soi. Il n'y a que des êtres pour et parmi les autres."

"Chacun est le pli particulier d'une feuille commune. Un noeud dont la corde est fournie par les autres."

Le deuxième extrait en particulier, m'a ramené au peu que je comprends de la théorie de la relativité. L'image que cette théorie donne de l'univers est proche à mes yeux de cette "feuille commune". En effet la théorie de la relativité décrit la courbure que le temps donne à l'espace. Cette courbure a déjà fait l'objet de plusieurs observations, qui ont d'ailleurs constitué les premières confirmations de la théorie. Je trouve particulièrement stimulant de découvrir une vision des hommes qui rejoint par son imagerie une théorie physique et mathématique. Nous serions tous les membres constituant d'une grande feuille, que nous courberions chacun par notre vie même, influant ainsi sur sa forme, sa tension.

 

Bâti par les autres, ce qu'ils mettent en moi à travers leurs paroles, leurs images, les moments vécus ensemble, je perçois plus fortement l'importance de nourrir ma faculté de porter attention; je sens aussi un socle appartenant au passé qui se désagrège, et auquel je ne peux répondre qu'en acceptant ce déséquilibre engendré, en lâchant prise. La confiance en eux m'aide ici. Et une phrase du film Shakespeare in love, dites par Geoffrey Rush qui rassure Shakespeare lorsque celui-ci, pressentant un désastre pour sa pièce, lui demande -"how will it turn all right ?" - "Nobody knows, it's a mistery".

26/10/2011

Le monde est un polder

ville-flottante.jpgC'est le titre que donne Jared Diamond au dernier chapitre de son livre désormais célèbre, Effondrement. Cette image évoque bien sûr la fragilité du monde, ainsi que la vigilance qu'il est nécessaire d'avoir pour maintenir notre équilibre.


Dans son livre, Diamond étudie les conditions dans lesquelles certaines civilisations anciennes ou contemporaines se sont effondrées ou sont parvenues à se maintenir en vie. La civilisation Pascuan de l'île de Pâques, les Anasazis en Amérique, les Vikings du Groenland, les polynésiens des îles Henderson et Pitcairn, les Mayas, ou aujourd'hui Haïti, le Rwanda et, plus surprenant, l'Australie ou encore la Chine (et j'en laisse de côté), tous passent au crible de son analyse pour comprendre les causes de leur disparition, ou les risques qu'ils encourrent dans un futur proche. Mais son ouvrage n'est pas une litanie d'échecs. Certaines réussites, comme celle de l'Islande ou de l'île de Tikopia dans les îles Salomon sont également évoquées.


Diamond avance 5 grands ensemble de facteurs pour expliquer l'effondrement ou non des civilisations : les dommages que l'homme cause à l'environnement, les changements climatique (et n'ayons pas sur ce point une lecture trop simpliste, les vikings du Groenland ont souffert d'un mini âge de glace qui ne devait rien au rejet de gaz à effet de serre), les conflits avec les populations voisines, la dépendance vis-à-vis de voisins amicaux, et enfin les réponses que nos sociétés apportent à tous ces défis.


Diamond dresse également un inventaire complet des problèmes d'environnement auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés. Ils sont au nombre de 12, parmis lesquels les plus importants sont en premier lieu la déforestation, qui entraîne en outre l'appauvrissement des sols, et la destruction des ressources marines. Nous pouvons également citer la pénurie des sources d'énergie fossile, la pénurie d'eau douce et la démographie.


Dans son livre, Diamond ne joue pas les oiseaux de mauvaise augure. Ce n'est pas une vision défaitiste du monde qu'il propose mais une analyse étayée des difficultés auxquelles nous sommes confrontés aujourd'hui même, et auxquelles il est urgent d'apporter des réponses pour éviter le sort d'autres civilisations. Il montre notamment, en analysant le cas de l'île de Tikopia et celui du Japon à l'époque Tokugawas, comment l'on peut trouver des solutions à ces difficultés, soit par le haut, soit par le bas; dans le cas de Tikopia les habitants prennent leurs décisions en commun pour réguler leur consommation de bois et leur population; dans le cas du Japon des Tokugawas, c'est par les shoguns successifs qui invoquèrent les principes confucéens que s'instaura la régulation de la consommation de bois.


Mais l'exemple qui m'intéresse le plus dans Effondrement, est celui des îles Pitcairn et Henderson. Ce cas est en effet une illustration des risques de l'interdépendance que je trouve très éclairante. Pitcairn et Henderson sont des îles relativement peu hospitalières. Pitcairn est de petite taille, peu propice à l'agriculture, et dispose de peu de ressources marines. Henderson est plus grande mais son sol est principalement constitué de corail et elle ne dispose pas de source d'eau douce. Ces deux îles dépendaient donc de façon importante de ressources qu'elles importaient de l'île de Mangareva, qui en retour importait de la pierre de Pitcairn et les ressources marines d'Henderson. Pitcairn et Henderson sont aujourd'hui toutes les deux inhabitées. Ce n'est pas en raison de causes qui leur sont propres, mais parce que Mangareva a souffert à une époque d'une grave crise environnementale. La chute de Mangareva a entraîné celle de Pitcairn et Henderson.


On s'aperçoit très clairement aujourd'hui des risques encourrus du fait de la mondialisation des économies. Et il ne s'agit pas que d'économie d'ailleurs. Diamond le dit dans son livre : l'ampleur de la population, la taille du pays, et la place de l'économie de la Chine dans le monde font aujourd'hui que les défis environnementaux qu'elle rencontre n'ont pas qu'un impact national mais nous touche tous. Je ne veux pas dire par là qu'il faut adopter une position démondialisatrice comme le suggèrent certains. Je n'y crois pas car à mes yeux cette position va à l'envers du sens de l'histoire. En revanche, il nous faut trouver des modes de gouvernance qui nous permettent d'adopter des réponses efficaces au niveau mondial, qui dépassent les dispositifs actuels qui me semble montrer leurs limites. Il s'agit probablement d'aller vers plus de fédéralisme, à tous les niveaux. De nombreux obstacles s'y opposent et en premier lieu celui-ci : culturellement absolument aucun pays n'est encore prêt à aller dans ce sens. Mais je me demande si nous y échapperons à termes. Les prochaines années seront aussi décisives que passionantes !


A titre d'épilogue, indiquons que Diamond n'a pas que des admirateurs. Dans un excellent article, un ami journaliste, spécialisé en histoire globale, mentionne certaines critiques adressées au livre de Diamond. La disparition des Pascuans sur l'île de Pâques, serait bien plus le fait du génocide subit du fait des envahisseurs péruviens, français et britanniques que de la déforestation; les vikings n'auraient pas souffert de leur refus de manger du phoque puisque l'analyse de leurs dépottoirs démontre le contraire, etc. On retiendra toutefois, malgré quelques imprécisions peut-être (mais je ne suis nullement un spécialiste pour en juger), l'entreprise admirable menée dans cet ouvrage dont la colonne vertébrale n'est elle pas remise en cause.

 


Crédit photo : http://www.luxuo.fr/architecture/une-ville-flottante-ecologique.html

15/09/2011

La crise est-elle souhaitable ?

, systémique, homéostasieDepuis cet été, les bourses mondiales traversent des orages dont on se demande encore quand ils vont s'arrêter. Pris dans la tourmente de la crise de la dette en Europe et outre-atlantique, la crainte de la récession et les rumeurs délirantes, le système semble bien fragile. Il se maintient pourtant encore et à mes yeux, même si je suis un pur novice en matière économique, il va perdurer. Mais je me suis demandé si cela était forcément souhaitable. En partant d'une idée inspirée par la systémie.

 

La systémie porte son regard sur l'homéostasie du système qu'elle analyse. Rappelons rapidement ce qu'est l'homéostasie. C'est l'ensemble des mécanismes du système, par exemple notre organisme, qui maintiennent le statu quo. Notre organisme par exemple, cherche en permanence à maintenir son équilibre, en se sustentant, en buvant, etc. C'est parce que l'être est programmé, comme tout être vivant, pour conserver son homéostasie, que Laborit disait qu'il n'a pas d'autre raison d'être que d'être.

 

Que fait l'analyste systémique lorsqu'il observe un système malade ? Il cherche quels sont les mécanismes d'homéostasie que le système met en oeuvre pour conserver son statu quo. Dans un système humain, une famille par exemple, c'est en comprenant ces mécanismes qui maintiennent le statu quo qu'on comprend ce qui empêche la famille et chacun de ses membres d'aller mieux.

 

Le jeu de la systémie va être alors de mettre à mal ces mécanismes pour petit à petit détruire l'homéostasie du système et le faire entrer en crise. La crise signifiant très exactement la disparition de l'homéostasie du système. C'est à ce prix que celui-ci pourra retrouver un autre mode de fonctionnement, une nouvelle homéostasie, et qu'il sera débarassé de ce qui le rendait malade. L'analyste systémique pose donc cette hypothèse de départ dans son travail : sans crise, il n'y a pas de réel changement.

 

Un mot rapide sur la notion de changement envisagée d'un point de vue systémique. Deux types de changement peuvent être observés. Le changement de type 1, qui s'apparente plutôt à une simple évolution. C'est par exemple la prescription d'un médicament psychotrope pour le dépressif (on soigne le symptôme mais on ne s'attaque pas à la cause). Le changement de type 1 ne remet pas en cause l'homéostasie. Il ne fait que proposer au système une façon de supporter son malaise. Le changement de type 2 est lui le véritable changement. C'est une remise en cause de l'homéostasie, qui impose au système de défaire ses mécanismes habituels pour en trouver de nouveaux.

 

L'analyste systémique va préférer susciter des changements de niveau 2. Il utilise la crise comme un instrument indispensable pour que le système trouve par lui-même de nouveaux modes de fonctionnement (précisons que ce sont toujours les patients qui sont mis en responsabilité de trouver leur remède). Sans crise, pas de changement de niveau 2.

 

Vous voyez donc où je veux en venir. Durant l'été, on s'est ébahis du comportement de certains riches, Warren Buffet en tête, qui préconisaient d'être plus fortement taxés. Quelle sens des responsabilités ! Quelle vision juste de l'équilibre du monde ! Un article dans la masse a attiré mon attention. Il disait en substance que ces personnes sont surtout très intelligentes, et ont compris qu'elles avaient tout intérêt à ce que le système ne tombe pas en crise. La crise signifierait une remise en cause des mécanismes qui les ont portés là où ils sont. Proposer les mesures qui permettent de maintenir le statu quo est donc très bien vu de leur part (ici, nulle critique ni moquerie de ma part).

 

Mais donc la question reste à mon sens entière. La crise est-elle souhaitable ? Nombre de personnes critiquent le système économique actuel. Et je lui trouve également bien des défauts. Il ne me semble pas fou de penser que sans remise en cause profonde, aucune amélioration réelle ne viendra. Par ailleurs, il peut paraître particulièrement irresponsable de tirer vers la crise dans un système aussi globalisé que le nôtre. A ma place je n'ai pas le sentiment d'être le plus en risque (peut-être ai-je tort ...), mais qu'en est-il de ceux qui crèvent déjà de faim ? Bref je n'ai pas de réponse, juste une interrogation persistante.

20/07/2011

Papa, c'est quoi des risques psychosociaux ?

Stress par Penelope Jolicoeur.jpgAprès avoir occupé le devant de la scène médiatique pendant plusieurs mois, en particulier depuis les événements qui ont touché France Telecom et Renault, le sujet des risques psychosociaux a quelque peu disparu des médias. Pourtant il n'en reste pas moins un sujet d'actualité qui nécessite à mon sens une meilleure prise en charge. Mais avant de se demander comment traiter la question, sans doute faut-il commencer par la clarifier.

 

Les risques psychosociaux, c'est quoi ? On parle de stress, de pénibilité, de harcèlement moral et de risques psychosociaux. Ces notions semblent parfois recouvrir une même réalité. Comment les distingue-t-on ? Que doit-on comprendre quand on parle de risques psychosociaux? Ou plus exactement, par quel bout prendre le sujet pour le traiter efficacement ? Voici un petit lexique pour s'y retrouver.

 

Le stress : le premier à l'avoir défini est Hans Selye, endocrinologue autrichien du 20è siècle. Pour lui le stress est la réaction non spécifique du corps à toute demande qui lui est faite. Non spécifique signifiant qu'elle est commune à tous les individus et qu'elle surviendrait de la même façon quel que soit le contexte. En France on en trouve une définition très éclairante dans l'accord interprofessionnel du 2 juillet  2009 sur le stress au travail qui dit : "le stress surivent lorsqu'il y a déséquilibre entre la perception qu'une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu'elle a de ses propres ressources pour y faire face".

 

Le harcèlement moral : la notion a été popularisée en 1998 par Marie-France Hirigoyen dans son livre au titre éponyme. En droit elle recouvre aujourd'hui des agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits de la personne du salarié au travail et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Deux remarques rapides : la première est qu'il est souvent difficile pour un salarié en détresse de démontrer la répétition des agissements qu'il peut subir. La deuxième est que le droit considère que de tels agissements peuvent constituer un harcèlement moral, même sans intention par leur auteur de harceler quiconque. Il suffit que les effets de ces agissements soient constatés pour être punis par la loi.

 

La pénibilité : on envisage d'abord la pénibilité physique, qui recouvre toutes les conditions de travail pouvant nuire à la santé physique de la personne. Aujourd'hui on ne parle pas encore très clairement, du moins à mon sens, de pénibilité psychique. Attendons donc que l'idée fasse son chemin et nous en reparlerons. Evidemment, on se doute qu'elle entre dans les questions que toute organisation doit se poser pour ne pas mettre en jeu la santé des personnes qui y travaillent.

 

Les risques psychosociaux : c'est aujourd'hui cette appellation qui est privilégiée par les professionnels qui souhaitent se pencher sur le versant psychique de la santé au travail. Pour faire simple, les risques psychosociaux recouvrent à mes yeux tous les facteurs qui peuvent mettre en péril la santé psychique des personnes dans leur cadre de travail. Ce qui est intéressant c'est que l'on parle ici de risque, tandis que les notions précédentes recouvrent toutes des situations de souffrance déjà existantes. En traitant le risque, on peut intervenir en anticipation, et pas seulement en pompier comme c'est encore très majoritairement le cas.

 

Je reviendrai ultérieurement plus en détail sur plusieurs de ces notions. Ce qui m'intéressera notamment sera de voir avec vous comment en travaillant sur les risques psychosociaux, une organisation peut créer un cercle vertueux et satisfaire la légitime demande de ses collaborateurs à travailler dans un cadre sain, tout en trouvant des leviers pour atteindre ses objectifs économiques.

 

 

P.S1 : Comme vous le constatez par ce billet, la boutique s'ouvre à nouveau ! J'en suis tout content. :o)

P.S2 : j'ai renommé la catégorie "un peu de recherche et d'idées" en "un peu d'observations". Ce n'est pas génial mais j'ai du mal à trouver un nom qui convient.

 

P.S3 : j'ai voulu une image un peu amusante pour illustrer ce texte, pour ne pas l'affliger de pathos. Vous aurez sans doute reconnu la patte de Pénélope Jolicoeur, qui je l'espère ne prendra pas ombrage de ce que j'ai utilisé son dessin sans lui demander sa permission. Cliquez ici pour découvrir son blog si vous ne le connaissez pas encore !

30/06/2010

S'intégrer quand on est un enfant HP (High Potential)

cerveau.jpgQuisti m'a posé il y a quelques mois la question suivante : pouvez-vous faire un billet sur la difficulté qu'éprouvent les enfants et les adultes dits HP à s'intégrer dans la vie sociale en général, à s'accepter et à vivre ? D'emblée il me faut dire que je ne répondrai pas complètement à cette question. Parce que cela nécessite pour être convenablement fait une compétence que je n'ai pas. Les cas d'enfants HP sont particuliers et répondent à des mécanismes psychiques qu'il convient d'avoir étudiés un minimum à mon sens avant de prétendre y apporter des réponses adéquates.

 

Mais je ne veux pas laisser la requête de Quisti sans réponse, et vous propose de le faire en abordant un point qui éclairera je l'espère au moins partiellement le sujet : la construction de l'identité de l'enfant.

 

Mais qu'est-ce qu'un enfant HP tout d'abord ? Il s'agit en réalité d'un acronysme issu de l'anglais High Potential. En français on traduira par enfant précoce, ou par le terme surdoué (que je n'aime pas du tout pour ma part car je trouve qu'il est trop connoté). Sur ce point déjà j'ai découvert par une recherche rapide que les spécialistes pouvaient être circonspects, et qu'ils différencient parfois enfants précoces et surdoués, les précoces pouvant n'être que précoces (et donc pas surdoués). Si l'on lit rapidement un peu de littérature sur le sujet qu'y trouve-t-on ? Rapidement, que ces enfants ont un mécanisme de pensée différent des autres. Ils ont une mémoire meilleure que les autres, leur pensée fonctionne en arborescence et non de façon séquentielle, ils sont également plus intuitifs, plus créatifs, et leurs sensibilité est plus élevé que la norme.

 

Cette différence de comportement et de fonctionnement crée une difficulté particulière pour ces enfants : comment vont-ils trouver leur place dans un monde construit pour d'autres types de fonctionnement que le leur ? Comment vont-ils s'intégrer parmi un milieu social composé de gens qui ne comprennent et n'envisagent pas le monde comme eux ? A mon sens un enfant précoce se pose en particulier rapidement une question, même si elle n'est pas réellement formulée clairement ainsi dans son esprit : qui dois-je devenir ?

 

Imaginons-nous un instant dans son univers, à sa place. Ses parents ont détecté sa précocité dans ses jeunes années. Plusieurs fois il les a entendu parler de lui en prononçant ce mot : "précoce". A chaque fois ce mot en porte avec lui un autre : "diffférent". J'ai 5, 8, 12 ans. Je suis différent. Différent de qui ? Différent de quoi ? Si je suis ainsi différent est-ce que les autres vont m'accepter ? Les parents jouent un rôle fondamental dans la construction de l'identité de l'enfant. Il se construit pour la majeure partie dans ses jeunes années en fonction de l'image que ceux-ci lui renvoient de lui-même. Ainsi l'enfant peut-il aboutir à la question personnelle suivante : "mes parents me disent que je suis différent, qu'est-ce que cela signifie sur ce qu'ils attendent de moi ? Que dois-je faire pour pouvoir être accepté, aimé ?"

 

J'ai l'impression que le risque ici est d'enfermer l'enfant dans une vision qui ne le laisse pas libre de devenir lui-même. Les parents bien souvent ont tendance à faire des projections d'eux-mêmes sur leurs enfants. C'est assez inévitable en réalité. Et l'enfant lui dans ses jeunes années va naturellement vouloir être aimé de ses parents. Dès lors son identification par ses parents en tant qu'enfant précoce peut constituer une forme de pression sur l'identité que l'enfant va chercher à atteindre. Les autres enfants sont bien sûr eux aussi l'objet des projections de leurs parents, mais ils n'entendent jamais ce mot qui les met à l'écart des autres, qui les différencie du groupe "normal". Ils n'ont aucun effort à faire pour être normal. Les enfants précoces eux ont en plus des autres cette question de leur positionnement vis-à-vis du groupe social à régler. Elle peut se traduire dans un effort démesuré pour devenir normal, et aboutir à renier leur potentiel, au risque d'étouffer leur identité et leur personnalité réelle.

 

Les enfants précoces d'une certaine façon doivent donc peut-être parvenir à éluder la question de l'intégration dans le groupe social. La question à laquelle il leur faut répondre à mon avis pour être heureux (oui c'est forcément ça l'objectif), n'est pas comment faire pour s'intégrer, mais comment être eux-mêmes. Et c'est là que bien souvent le bas blesse. Parce que les parents s'ils ne sont pas HP peuvent avoir du mal à comprendre leurs enfants. Par ailleurs il m'apparaît logiquement nécessaire qu'ils abandonnent leurs projections s'ils veulent permettre à leurs enfants de développer leur personnalité de façon libre (ce qui ne signifie pas qu'ils doivent abandonner l'idée de donner des repères, notamment moraux, à leurs enfants), ce qui n'est pas chose aisée.

 

Cette question peut se traduire concrètement pour les enfants HP dans les attentes que les adultes manifestent à leur endroit. Quel est leur droit à l'erreur s'ils sont plus doués que les autres ? Quelle patience leurs parents vont-ils avoir vis-à-vis de leurs difficultés à l'école ? Je ne suis pas sûr de ce que j'avance, mais j'imagine possible qu'un enfant, même précoce puisse rencontrer quelques difficultés dans certaines matières. Quelle pression cela peut alors être de se retrouver avec des adultes qui ont des attentes très élevées et qui n'ont pas la patience de se pencher sur ses difficultés pour aider parce qu'ils considèrent que l'enfant peut tout faire et facilement en plus ! Ces attentes dressent un portrait attendu pour l'enfant, une identité obligée : zéro défaut et une facilité qui doit être visible. Quelle place leur reste-t-il pour être eux-mêmes ? Là aussi ça ne signifie pas qu'il ne faille pas être exigeant. S'épanouir, au sens propre du terme, c'est bien arriver à développer toutes ses compétences, tout son potentiel. Mais entre pression et motivation il doit y avoir un pas à trouver.

 

Ces remarques soulèvent peut-être plus de questions qu'elles n'en résolvent. J'espère n'avoir pas écrit trop de bêtises, mais je manque de matériau pour être plus sûr de moi, et ces questions sont tellement mouvantes d'un individu à l'autre qu'il est difficile de viser juste pour chacun. Il me faudrait peut-être devenir moi-même précoce pour trouver la bonne solution, ou alchimiste céleste ...

 

10/11/2009

Euthanasie et dignité

Lit d'hôpital.jpgEn prévision des débats prévus le 19 novembre sur la proposition de loi N°1960 relative au droit de finir sa vie dans la dignité Koz a produit aujourd'hui un billet sur le sujet dans lequel il affirme à nouveau sa position contre l'euthanasie. Koz argumente notamment sur la question de la dignité, et martèle que tout homme est et reste toujours digne. C'est ce qui constitue selon lui l'égarement de la proposition de loi, celle-ci inscrivant en creux l'indignité humaine comme une possibilité qu'il conviendrait d'atténuer par la légalisation de l'euthanasie.

 

Cette question de l'euthanasie à travers le prisme de la dignité, je me la suis posée suite à la lecture du livre de deux psychiatres, François Lelord et Christophe André, intitulé La Force des émotions. Leur ouvrage n'a pas pour but d'analyser ce point de façon spécifique, mais ils s'y arrêtent au détour du chapitre qu'ils consacrent à la honte, d'une façon que je trouve intéressante car ils permettent de préciser la notion de dignité, et donc les présupposés sur lesquels la question de l'euthanasie peut être traitée.

 

Car c'est selon moi la première et la plus importante erreur que Koz commet dans son article : il ne définit pas ce qu'est selon lui la dignité. Elle naît dans son argumentation de façon désincarnée, comme créée de façon divine et détachée de toute réalité. Elle semble dans ses mots se rattacher aux humains de façon absolue, parce que c'est comme ça. A proprement parler je crois que l'on doit considérer qu'il s'agit là de sa part d'une pure idéologie. La dignité selon lui se présente comme un préalable qui existe quoi qu'il arrive, et qui semble ne pouvoir jamais s'éroder, comme un phare inébranlable face aux vents.

 

L'intérêt de l'approche de Lelord et André est qu'ils étudient les émotions en les replaçant dans le vivant. En indiquant leurs sources, les facteurs qui les favorisent, ceux qui les éteignent, les méthodes et les techniques pour les gérer, etc. Leur vrai sujet d'analyse dans le fond, ce ne sont pas les émotions, ce sont les hommes et les femmes qui les vivent. On m'objectera peut-être que la dignité n'est pas une émotion. C'est vrai. Mais le sentiment d'être digne, lui, est au coeur de notre vécu. Il fonde notre confiance en nous-même lorsqu'il est présent, et creuse le lit de la honte et du sentiment d'humiliation lorsqu'il s'efface. Et lorsque l'on se pose la question de l'euthanasie, c'est bien des hommes et de leur sentiment de dignité qu'il nous faut traiter, et non de la dignité envisagée toute seule. Parce que la dignité toute seule, ça n'existe pas.

 

Dans leur livre, Lelord et André abordent la question de la dignité et de la fin de vie en reprenant à leur compte une phrase extraite des archives médicales titrées Shame and humiliation in the medical encounter de A.Lazare, phrase qui vise à mon avis très juste. La voici :

 

"Quand les malades parlent de mourir avec dignité, ils expriment ce besoin d'autonomie et de contrôle que la maladie grave met en danger. D'où l'intérêt de préserver leur dignité en soulageant leur douleur, en leur laissant le plus d'autonomie possible, en leur évitant des situations humiliantes d'attente, de nudité ou de malpropreté, ou en évitant de désigner leurs symptômes ou handicaps par un vocabulaire dévalorisant."

 

Un terme m'apparaît comme central dans cette citation : l'autonomie. C'est la faculté de se sentir autonome qui fonde pour l'essentiel le sentiment de dignité d'un homme, qui qu'il soit, et où qu'il vive. La possibilité de rester maître de soi, de son corps et de son esprit avant tout. C'est à travers cette faculté que l'on se sent humain et digne. La retirer à quelqu'un n'est rien d'autre que de lui signifier sa mort sociale, je devrais même dire malgré la force du terme, sa mort au sein de l'humanité. C'est tuer en lui ce qui le fait être à ses yeux un participant de l'humanité.

 

C'est ce terme qui m'a fait profondément réagir lorsque j'ai lu ce livre. Parce que j'y ai vu toute l'injustice de la position anti-euthanasie se dessiner. Car quoi ? Nous passons notre temps à chercher les moyens de contrôler nos vies et ce qui les entoure. A vouloir asseoir notre emprise sur les événements, afin de nous en rendre mâîtres. L'homme n'accepte pas de vivre dans le doute et l'incertitude, et toujours essaie d'accroître ses connaissances et sa domination sur le monde. C'est par la recherche de domination, de pouvoir, que nous espérons apaiser nos craintes sur un avenir incertain. Depuis les temps des premiers chasseurs-cueilleurs ce mode de fonctionnement ne s'est jamais démenti.

 

Et cette autonomie que nous, gens encore valides, recherchons par tous les pores de notre anatomie,, parce que nous sommes biologiquement programmés pour cela, tout corps vivant cherchant toujours à déployer les meilleurs moyens de survie à sa portée, cette autonomie disais-je, nous la refuserions à ceux qui ont le malheur d'être mourrants ?

 

Deux choses me viennent à l'esprit en conclusion.

 

Tout d'abord que le langage n'a décidemment pas fini de nous tromper sur nous-mêmes. Sur un simple mot, interprété de façon désincarnée, nous pouvons parvenir à des raisonnements et des argumentations qui sont "beaux" au premier abord, mais qui, une fois décortiqués, montrent leurs errements. Il est souvent très difficile de manier de façon convenable les concepts abstraits sans s'y perdre soi-même entre lyrisme des paroles et réalité des choses, et je ne suis pas le dernier à m'y faire prendre.

 

Ensuite que ces errements du langage révèlent bien à mon sens que la vérité de nos orientations spirituelles et intellectuelles est souvent à  chercher ailleurs qu'au bout de notre langue. Comme je l'avais indiqué lors du dernier débat sur l'usage des préservatifs, sur des sujets de ce type il y a bien plus à voir que la seule défense du sujet précis qui est abordé. C'est un mode de vie que l'on cherche à défendre derrière, c'est nous dont il est question dans nos discours, pas des personnes dont on prétend parler (ici les personnes en fin de vie qui manifeste leur souhait de mourir, là les utilisateurs ou non du préservatifs), qui ne sont finalement que des alibis, des instruments. Koz, je crois, devrait s'interroger sur les véritables fondements qui font que cette question, parmi tant d'autres tout aussi crûment d'actualité, le fait réagir si fortement. Et moi aussi.

15/12/2008

Comment s'établissent nos convictions ?

carrefour-des-choix-de-societe.jpgLes Econoclastes ont proposé récemment un petit test de probabilité amusant. Il s'agit en gros de dire quelle est la probabilité qu'un magicien trouve parmi un paquet de 52 cartes celle qui a été choisie par une personne de son public. Le test révèle apparemment que dans la plupart des cas les personnes interrogées répondent 1 chance sur 52, c'est-à-dire qu'ils se réfèrent à la probabilité mathématique de trouver en effet la bonne carte. Mais ils négligent alors le contexte qui pourrait suggérer, notamment du fait qu'il s'agit d'un magicien, que la probabilité qu'il trouve la bonne carte est en réalité de 1. Et l'expérience semble montrer que même lorsque ce contexte est rappelé aux personnes interrogées elles rechignent à abandonner la réponse mathématique. Alexandre indique que cela révèle "la fascination qu'exerce le chiffre sur notre façon de raisonner".

 

J'y vois une autre explication plausible : dans la mesure du possible nous rejetons l'indétermination.  Nous préférons nous tourner vers des solutions simples et qui ne laissent pas de place au doute plutôt que vers des propositions incertaines qui nous obligent à rester dans une position intellectuelle instable. Les solutions proposées au test présenté par Alexandre sont très intéressantes lorsqu'elles prennent en compte le contexte. Le fait que ce soit un magicien qui fasse tirer la carte et que l'exercice soit en fait un tour de magie qu'il est en train de faire permet en effet d'imaginer qu'il a toutes les chances de trouver la bonne carte, même si un individu normal n'aurait qu'une chance sur 52 de trouver la bonne. Et l'idée de raffiner la réponse en évaluant le niveau de maîtrise du magicien pour minorer la probabilité qu'il trouve la bonne carte rajoute une complexité au problème. Mais cette démarche à un défaut évident : elle ne permet pas d'apporter une réponse claire à la question posée. En fait de réponse on ne fait ici que poser des hypothèses, toutes très intéressantes, mais qui nous laissent un peu au milieu du gué. La réponse mathématique, elle, a l'avantage majeur d'être compréhensible par tous et facile à argumenter. Elle est claire, nette et ne laisse pas place au doute.

 

Je crois que c'est la raison pour laquelle cette réponse est préférée : elle permet à notre esprit de fonctionner sur un élément bien déterminé, non mouvant. Au contraire la réponse prenant en compte le contexte nous laisse dans une situation non tranchée où l'esprit doit fonctionner sur un terrain meuble. Qui va évaluer la compétence du magicien ? Et s'il était simplement en mauvaise forme ce jour là ? Beaucoup de questions peuvent être posées pour préciser la réponse. On peut n'en jamais sortir. Mon idée est que cette indétermination est un inconfort pour notre cerveau et que nous allons naturellement chercher à l'éviter. J'insiste sur le terme naturellement car je crois en effet que cela relève en grande partie d'un processus biologique.

 

D'une manière générale nous recherchons la stabilité, l'équilibre tant physique que psychologique. Cela me semble correspondre exactement à notre recherche d'homéostasie qui est une démarche entièrement guidée vers notre sauvegarde personnelle, et à une échelle plus grande à notre perpétuation en tant qu'espèce. Pour nous maintenir en bonne santé nous avons besoin de cet équilibre biologique. C'est à mon sens exactement le même phénomène qui entre en jeu dans nos positions intellectuelles. Nous recherchons celles qui nous offrent une bonne stabilité émotionnelle car elles participent de notre équilibre psychologique (je crois qu'il ne s'agit ici que de stabilité émotionnelle recherchée et non de stabilité intellectuelle, car en tant que telle, je ne vois pas bien ce que serait une stabilité ou instabilité intellectuelle, les conséquences de nos pensées s'expriment en nous en termes d'émotions et de sentiments et c'est donc cela qui nous fait juger de notre équilibre intérieur).

 

Le fondement de nos convictions est donc probablement là. Nous concevons des convictions sur tel ou tel sujet parce que nous avons besoin de donner une stabilité à notre esprit sur les sujets qui nous concernent. Cela participe à notre recherche naturelle d'homéostasie.

 

Mais notre homéostasie ne peut pas être assurée en acquérant n'importe quelle conviction. Il ne suffit pas d'adopter un point de vue quelconque, aussi tranché soit-il, pour que nous nous sentions convenablement équilibré. Il faut encore choisir parmi les options possibles celles qui contribuent le plus à cet équilibre recherché. Et à mon avis nous les choisissons sur la base de deux critères très largement prépondérants sur les autres : notre intérêt personnel et notre souhait d'appartenir ou de renforcer notre appartenance à tel ou tel groupe social (très souvent celui dont on est issu). Ce qui signifie, et à bien y réfléchir cela peut apparaître presque tautologique, que nos convictions ne sont jamais objectives mais sont au contraire fondamentalement subjectives. Elles ne sont pas le résultat d'une réflexion pure et désincarnée à travers laquelle nous aurions aperçu la vérité nue, mais elles sont en quelque sorte la formalisation plus ou moins aboutie d'intérêts et d'orientations qui préexistaient en nous.

 

Je suis parfois gêné face aux convictions affichées par les uns ou les autres et aux argumentations parfois complexes qu'ils ont mises en place pour les justifier. J'ai souvent envie de leur demander comment il se fait que leurs opinions semblent si miraculeusement correspondre à leurs intérêts directs ou à ce que disent également les gens qui les entourent. Quel étonnement de voir ces amis élevés par des parents catholiques pratiquants reproduire si fidèlement les schémas de vie qu'on trouve traditionnellement dans ces familles : l'importance de la religion manifestée par la proximité de certaines idées avec celles de l'église, un modèle qui reste souvent patriarcal, les enfants qui deviennent scouts, etc. Qu'on me comprenne bien, je ne critique pas ces héritages. Ils sont parfaitement naturels et on les retrouverait à l'identique dans d'autres types d'éducation. Je ne fais que prendre un exemple, que j'ai un peu côtoyé et qu'il m'est donc plus aisé de décrire, pour indiquer une faiblesse qui m'apparaît ici : les personnes qui reproduisent ces schémas présentent toujours leurs convictions et leurs idées par des argumentations théoriques parfois évoluées, mais jamais comme l'héritage de leur milieu. On n'a jamais entendu son cousin bobo dire : je suis contre l'avortement parce que ma famille va à l'église depuis quatre générations et que je veux me montrer comme un fils digne d'eux. S'il le faisait le pauvre se trouverait directement discrédité.

 

Parmi les blogs, deux exemples simples me viennent en tête pour illustrer mon propos : Koztoujours et Eolas.  Le premier intervient régulièrement sur des sujets à caractère religieux en présentant fréquemment une position qui correspond de très près à celle de l'église. De telle sorte que lorsqu'un sujet de société quelconque pointe son nez dans l'actualité il est assez probable de lire chez lui une défense de la position catholique. Ce que je veux dire ici c'est que d'une certaine manière dans ces cas là je ne me dis plus en allant le lire "qu'en pense Koztoujours?" mais "Qu'elle est la position des catholiques?". Dans cette mesure je ne vois pas chez lui un positionnement équilibré pour moi son lecteur, malgré tout le talent dont il pourra faire preuve dans ses démonstrations, mais une présentation des choses biaisée par sa propre expérience et son milieu d'appartenance. De même pour Eolas, il montre un positionnement particulièrement marqué concernant la politique d'immigration de la France. Cela provient je pense de sa situation personnelle qui fait que ce sujet le concerne tout particulièrement. On est donc là probablement en partie dans l'expression d'un intérêt personnel. S'il était moins directement concerné je gage qu'il réagirait sans doute moins fortement

 

Je fais ces remarques en me positionnant comme lecteurs de ces deux blogueurs. Si je cherche à me faire une opinion objective sur l'euthanasie ou sur les méthodes de reconduite à la frontière utilisées actuellement (quoique sur ce second point, hum), il est nécessaire que je prenne en compte les biais de leurs argumentations afin de filtrer les informations qu'ils me donnent et de bien les évaluer. Cela m'oblige à une certaine prudence intellectuelle lorsque je les lis. Et ceci est particulièrement vrai du fait de leur grande force démonstrative et de l'éloignement qu'ils peuvent donc atteindre vis-à-vis de leurs intérêts personnels ou de leurs héritages.

 

Attention toutefois, ceci ne constitue en aucun cas une prime à l'analphabétisme. Ce que je dis ne signifie pas que les discours des personnes pourvues de grandes compétences rhétoriques soient a priori moins pertinents et moins fiables que ceux tenus par des personnes moins douées dans l'utilisation du langage. Les seconds ne sont pas moins affectés par ces biais personnels. Mais chez eux ils sont plus faciles à détecter et le tri est donc plus facile à faire.

 

Je trouve intéressant pour soi-même de savoir détecter ces biais de raisonnement qui influencent parfois sans que l'on s'en rende compte ses convictions et ses comportements. Et pour parvenir à faire ce tri et à y voir clair je crois qu'une piste peut être utilisée efficacement : détecter ses émotions propres et identifier leurs causes (qui en général sont simples), car elles fondent nos pensées pour une part encore trop ignorée.

18/06/2008

Valeur des compliments

b4b18a1b719e469682493b3526fb0c7f.jpgPendant longtemps j'ai eu quelques soucis avec les compliments, avec ceux qu'il pouvait m'arriver de recevoir pour être exact. Je les écoutais avec un air dubitatif, peu convaincu, méfiant souvent même. Comme s'ils étaient la manifestation d'un avis dépourvu de réalité et derrière lequel il me fallait comprendre quelle opinion réelle la personne qui les émettait avait de moi. La chose était je pense un peu excessive même, tant il était rare qu'ils puissent me toucher, alors qu'à l'inverse des personnes qui m'en disaient pouvaient m'apparaître subitement suspectes au point que je m'éloigne d'elles de façon parfois rédhibitoire. Le sommet fut atteint il y a déjà longtemps, lorsqu’un cousin proche me dit un jour que j’étais quelqu’un qui comptait d’une façon particulière pour lui. Du jour au lendemain j’ai cessé tout contact avec lui. Il m’avait menti, ce n’était pas possible autrement, il s’était moqué de moi. Et il l’avait fait d’une façon si sérieuse que je trouvais cela inacceptable.

 

Etrange n’est-ce pas ? Mauvais signe même, disons-le, sur ce que cela révélait de ma confiance en moi. Il n’est d’ailleurs pas aisé de revenir de réflexes si profondément ancrés. En gestion du stress heureusement on apprend à accueillir les compliments avec joie et simplicité. Ce n’est que l’interprétation que je faisais de ces compliments qui les rendait suspects, ils ne contenaient rien en eux-mêmes qui justifie mes réactions. Bien sûr lorsqu’une personne nous connaît peu en émet on peut se demander « comment peut-elle me dire un compliment si elle ne me connaît pas ? », mais après tout, même dans ce cas il n’y a pas de raison vraiment valable de le refuser. Cela ne signifie pas qu’on ne peut pas rester humble devant ses manifestations de sympathie, mais rejeter un compliment sans savoir sur quoi la personne le fonde et en inventant soi-même l’interprétation la plus négative possible est déraisonnable.

 

Revenu donc, enfin encore très partiellement, de mes réflexes anciens, j’accepte désormais plus facilement les compliments lorsqu’ils viennent. Mais pourtant en y songeant à nouveau il y a quelque temps je leur ai vu une vraie limite, ou plutôt une imperfection. C’est que les compliments ne disent que de façon très floue, il me semble, ce qu’une personne pense de soi. Ou, pour être encore plus précis, ils peuvent dire avec une certaine justesse ce qu’une personne pense de soi, c’est-à-dire exprimer la « mise en mot » de l’opinion de la personne sur soi-même mais, las, cette « mise en mot » est un vecteur très imparfait pour dire la profondeur de la relation qui se noue avec l’autre. La vérité la plus proche de ce qu’est une relation, ou de ce qu’elle peut devenir, n’est peut-être pas à chercher dans ces mots, mais plus dans le ressenti intérieur extériorisé par le comportement, et qu’on exprime souvent très peu par des mots car il peut rester essentiellement intuitif et donc aussi inconscient.

 

Un exemple permettra sans doute de mieux comprendre ce que j’écris d’une façon si ampoulée (le ressenti intérieur extériorisé par le comportement, ça pourrait pas se simplifier par « le comportement » ?  Bref.). Imaginons 3 individus qui se côtoient régulièrement. Pour notre exemple, l’un des 3 se pose en juge des 2 autres. Envers le premier il exprime souvent un respect fort, presque teinté d’admiration. Ils peuvent par exemple travailler ensemble, discuter, et toujours d’une façon courtoise et respectueuse l’un de l’autre. Envers le deuxième il n’exprime pas de compliment, mais une complicité naît naturellement, les deux parlent facilement ensemble, s’amusent, font des soirées, finissent amis. Il n’y a pas derrière cette relation de grande admiration éprouvée l’un pour l’autre, mais en revanche une amitié réelle s’est nouée.

 

Bien sûr cela n’enlève sans doute rien à la sincérité de l’admiration que le premier larron aura pu susciter, mais au final je me pose la question suivante : que valent cette admiration et les compliments qui l’expriment s’ils ne peuvent être la source d’une relation de proximité ? Dit autrement, à quoi bon être admiré et complimenté si l’on ne devient pas ami avec l’autre ? Il reste quoi dans les mains à part le vent des mots ? C’est une situation terriblement frustrante vous ne trouvez pas ?

 

Je rattache ça un peu à ce que j’ai dû écrire ici il y a déjà pas mal de temps sur l’opportunité de « qualifier » les gens autour de nous, c’est-à-dire de leur attribuer des qualités, des caractéristiques qui les définissent. J’avais rapporté un extrait que je vais reproduire de façon imparfaite pour en rendre juste la teneur (mais je n’ai pas envie de chercher dans mes archives pour retrouver le texte exact) : un père écoute son fils lui parler d’un tiers dont il fait une critique acerbe. « Pas de blasphème ! » s’écrit le père, énervé des paroles de son fils. Puis le fils évoque une autre personne, mais cette fois-ci de façon positive, avec force compliments. Et le père de réagir à nouveau en s’écriant : « Pas de blasphème ! ».

 

Lorsque l’on qualifie quelqu’un, d’une certaine façon, on le met à distance de nous. On le définit, on le cerne, et on crée ainsi un rempart à la proximité. Dans la philosophie de Lévinas on trouve le fondement de cette idée. Définir quelqu’un c’est réduire et même refuser son altérité, c’est-à-dire son caractère fondamentalement fuyant et insaisissable. La proximité ne s’arrange pas bien de comportements où l’on qualifie les personnes de façon trop précise et surtout trop définitive.

 

Les compliments sont des choses positives qu’il me semble bon de savoir accueillir avec joie et gratitude. Mais pour ma part je ne parviens pas à les préférer à un échange léger dans lequel je sens la source d’une véritable amitié.

 

 

(P.S: une "analyse" comportementale de comptoir dirait sans doute que le signe du pouce levé est le geste le plus proche du coup de poing...)