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18/05/2006

Le sens des rites et des rituels

Dans les premières années de ma tendre enfance j’ai reçu une parfaite éducation religieuse : j’allais à la messe tous les dimanches, participais activement aux cours de catéchisme donnés par les volontaires de ma paroisse, je lisais même la bible par moi-même, au travers d’une version en bande dessinée que je trouvais très agréable à feuilleter, d’autant qu’il faut quand même avouer que l’histoire est plutôt prenante, tant dans l’ancien que dans le nouveau testament.

 

Mais petit à petit, assez tôt en fait, vers l’âge de 8 ou 9 ans, le doute a commencé à s’installer quant au sens de tout cela. Plusieurs choses ont participé à mon éloignement progressif de la pratique religieuse. D’abord, et j’aurais presque pu (dû ?) m’arrêter à ça, l’absence ressentie d’un véritable sentiment religieux, d’une vraie croyance. Mais à cela s’ajoutaient deux éléments, qui étaient pour moi très frappants, et qui ont agit comme des accélérateurs dans mon adoption d’une vie profane. Tout d’abord, la certitude grandissante que ceux qui m’entouraient et qui avaient mon age, ne poursuivaient en aucun cas leur « apprentissage » du fait d’une quelconque foi, mais bien, et de façon absolument exclusive, du fait de l’éducation et des repères qu’entendaient leur donner leurs parents. Ensuite, et c’était en fait un symptôme, le plus fort, des comportements observés dans le point précédent, le malaise qu’engendrait chez moi la pratique des rites religieux.

 

De quelque religion qu’ils relèvent, les rites présentent pour moi un paradoxe immense, car ils me semblent toujours être à la foi des éléments qui éloignent leurs pratiquants de leur foi, et en même temps ils révèlent l’ampleur de cet éloignement. Je m’explique.

 

Ce que je trouve marquant dans une cérémonie (là je me situe essentiellement dans le cadre d’une célébration catholique, même si globalement les autres ne me semblent pas vraiment s’éloigner du schéma que je vais décrire), c’est à quel point les choses sont balisées, automatisées, mécanisées en quelque sorte. A une exclamation du célébrant répond une réplique, toujours la même, des fidèles. A un geste, répond un autre geste (le signe de croix fait sur son front, puis sur la bouche, puis sur le cœur par exemple). Etc. A chaque fois que j’ai eu l’occasion de retourner à l’église après ma prise de distance avec le monde religieux, j’ai toujours été très frappé par le caractère qui me semblait très mécanique de tout cela, comme s’il ne s’agissait plus que de réciter sa foi, par les mots et les gestes, mais sans plus y mettre la moindre émotion, la moindre profondeur, bref, sans que tout ça n’ait plus le moindre sens pour les participants.

 

Je me souviens d’ailleurs lorsque j’avais préparé ma première communion, que j’avais été frappé de constater que le point qui semblait à tous le plus crucial, tant pour les participants que pour les préparateurs, avait été de bien se souvenir de la position des mains pour recevoir l’hostie. Main droite sur le dessus ou main gauche ? Les gamins en avaient des sueurs froides d’oublier au moment décisif quel était la bonne position, et craignaient de ne point recevoir leur rond à mâcher (enfin ceux qui ne cherchaient pas à faire les malins devant les autres). Et le spectacle auquel j’avais assisté lors de ma préparation de profession de foi (c’est là que j’ai tout stoppé, au final j’avais bien attendu quand même…) n’était guère moins absurde.

 

Bref, ces rites qui ont cours lors des cérémonies sont à chaque fois pour moi un signe terrible d’une absence fondamentale de sens dans ce qui est fait. Absence d’autant plus choquante dans un domaine qui reste, même pour moi qui suis désormais non croyant, l’un des plus important dans ce qui constitue notre vie spirituelle, et bien évidemment d’autant plus pour des croyants ! Comment peut-on adopter une attitude aussi creuse et aussi absurde dans ce que l’on présente comme étant un des élément fondamentaux de sa personnalité, et de ses choix de vie ? Il m’est arrivé à plusieurs reprises, dans les derniers temps de ma présence à l’église, d’avoir envie de crier un grand STOP ! à la foule pour leur dire "Arrêtez, regardez donc ce que vous faites, croyez-vous un seul instant que Dieu se trouve dans vos mimiques, dans vos têtes baissées, dans vos signes de croix, dans vos genoux pliés, dans vos récitations de pantins ? N’accordez-vous donc que si peu d’importance à ce que vous faites et au sens de votre démarche religieuse, pour en faire reposer une si grande partie sur des comportements aussi vides de sens ?"

 

Les rites ne pourront jamais être, au mieux, que les signes extérieurs de la foi, son décor en quelque sorte. Leur rôle ne peut être que périphérique. Mais en aucun cas leur observation ne peut être assimilée à l’expression de la foi elle-même, car celle-ci reste et restera toujours une question intérieure, personnelle, intime, une aventure avec soi-même que fondamentalement il reste d’ailleurs bien difficile de partager avec les autres. Accorder aux rites un rôle plus personnel me semblerait aujourd’hui être une démarche qui détruit la foi intérieure en ce qu’ainsi on la détourne et on l’affaiblit en faisant porter son attention sur des éléments que l’on « sursacralise », si je puis oser ce néologisme. On donne à des aspects extérieurs, l’importance de ce que l’on devrait porter à l’intérieur, et c’est là où l’on affaiblit la foi.

 

En d’autres termes, la seule fonction qui reste aux rites, selon moi, est de poser des marques que les pratiquants reconnaissent, qui leur balisent le chemin, facilitent sans doute un peu certaines démarches pour avancer dans leur foi ; et également qui permettent de construire une communauté, celle-ci s’attribuant, à travers les rites, une identité, qui va lui permettre par la suite de se retrouver. En gros, les rites comblent le vide laissé par le silence de la méditation intérieure, voire de l’absence de méditation. Or, à l’instar de la nature, du moins c’est ce qu’on dit, l’homme a horreur du vide, et même de l’apparence du vide. On le voit presque en tout : nous passons notre temps à « combler ». Voilà pourquoi les rites continuent d’avoir une place aussi forte dans les religions, et qu’ils restent souvent le principal repère servant aux fidèles pour jauger du niveau d’ancrage de leur foi (donc en négation même de ce qu’est réellement la foi).

 

Mais voilà, il y a bien sûr une limite très forte à toute cette argumentation que je viens de développer. C’est qu’elle n’est que le fait d’un profane. Et qu’en tant que tel, mon expérience des rites n’a quasiment aucune chance d’être similaire à celle des croyants. Les sentiments que j’ai lorsque je rentre dans une église, ou lorsque commence un homélie, ne peuvent pas être les mêmes que les leurs. Ainsi l’espace et le temps sacrés n’ont pas pour moi la même valeur, ni le même sens.

 

La lecture du livre Le sacré et le profane, de Mircéa Eliade, donne un éclairage intéressant à ce point de la réflexion. En effet, on y découvre, essentiellement au travers de l’analyse des sociétés primitives, quel sens les rites revêtent pour l’homme religieux.

 

On apprend notamment, que non seulement les rites ont bel et bien un sens profond dans la pratique religieuse, et sont donc bien loin de la description d’actes creux que j’ai fait précédemment, mais même que c’est en quelque sorte, à travers eux que l’homme religieux parvient à réellement fonder le monde et à lui donner un sens. En effet, pour l’homme religieux, le temps et l’espace ne sont pas homogènes, continus et lisses. Ils sont au contraire hétérogènes, discontinus, parcellisés, composés par parties, dont chacune à une valeur, et donc un sens qui lui est propre.
Ainsi, Mircea Eliade écrit à propos de l’espace sacré :

 

"La manifestation du sacré fonde ontologiquement le monde. Dans l’étendue homogène et infinie, où aucune orientation ne peut s’effectuer, la hiérophanie [NDA : manifestation du sacré] révèle un « point fixe » absolu, un « Centre »."

 

Et un peu plus loin :

 

" La révélation de l’espace sacré a une valeur existentielle pour l’homme religieux." Il en va de même pour le temps sacré.

 

Or, et c’est une évidence, l’espace et le temps ne deviennent sacrés, et donc n’acquièrent cette valeur existentielle, qu’en étant consacrés par l’homme. Et cette consécration se fait toujours, à travers la réactualisation d’une hiérophanie originelle, dans la répétition des actes des Dieux (ou du Dieu), c’est-à-dire dans l’exécution d’un rite. Tout rite, est la répétition d’une cosmogonie, d’un acte, ou d’un ensemble d’actes, qui originellement, ou dans les mythes religieux, ont participé à la création du monde. Ils constituent les formes de la recréation du Monde réel, différencié du chaos par son caractère sacré.

 

" La révélation d’un espace sacré permet d’obtenir un « point fixe », de s’orienter dans l’homogénéité chaotique, de « fonder le Monde » et de vivre réellement." Ecrit encore Eliade.

 

On voit bien ici que précisément, ce sens que je percevais absent dans la démarche du rite, est en fait quasiment créé au travers des rites, car ceux-ci identifient le Monde réel et le sépare du chaos en traçant eux-mêmes les lignes de la discontinuité.

Pour enfoncer le clou, Mircea Eliade rajoute encore plus loin :

 

"Ce qui caractérise les sociétés traditionnelles, c’est l’opposition qu’elles sous-entendent entre leur territoire habité et l’espace inconnu et indéterminé qui l’entoure : le premier, c’est le « Monde » (plus précisément : « notre monde »), le Cosmos ; le reste, ce n’est plus un Cosmos, mais une sorte d’ « autre monde », un espace étranger, chaotique, peuplé de larves, de démons, d’ « étrangers » (assimilés, d’ailleurs, aux démons et aux fantômes)." Voilà qui ouvre une réflexion très intéressante sur les sources de notre rejet de l’étranger.

 

Bien sûr, l’analyse d’Eliade concerne en premier lieu les sociétés dites primitives. Mais la nature des traditions et des rites religieux est de se transmettre, et donc de perdurer. Ainsi, aujourd’hui, on peut dire, toujours avec Eliade, que chez l’homme religieux moderne "quelque chose de la conception traditionnelle du Monde se prolonge encore dans son comportement, bien qu’il ne soit pas toujours conscient de cet héritage."

 

Mieux encore, il est amusant de constater que l’homme profane lui-même en perpétue une partie, notamment en adoptant le rythme du calendrier religieux, et que parfois même il procède à une consécration à des éléments auxquels il n’accorde pourtant qu’une valeur profane. Il en va ainsi de sa maison, qui faisait dans les sociétés primitives l’objet de rites de sacralisation particulièrement lourds de sens, et pour laquelle il continue aujourd’hui à pendre la crémaillère. Il ne s’agit pas exactement d’un rite (les rites ayant par définition trait au sacré), mais plutôt d’un rituel, qui rempli quasiment la même fonction ontologique pour l’homme profane que le rite de consécration de son habitation par l’homme religieux. Ainsi, on pourrait citer d’autres exemples similaires, et on s’apercevrait que l’homme profane à lui aussi segmenté le temps et l’espace qui l’entourent, et les a rendu discontinus et hétérogènes.
Mircéa Eliade rend bien compte de cet aspect dans son livre lorsqu’il écrit:

 

"Et pourtant, dans cette expérience de l’espace profane, continuent d’intervenir des valeurs qui rappellent plus ou moins la non-homogénéité qui caractérise l’expérience religieuse de l’espace. Il subsiste des endroits privilégiés, qualitativement différents des autres : le paysage natal, le site des premiers amours, ou une rue ou un coin de la première ville étrangère visitée dans la jeunesse. Tous ces lieux gardent, même pour l’homme le plus franchement non-religieux, une qualité exceptionnelle, « unique » : ce sont les « lieux saints » de son Univers privé, comme si cet être religieux avait eu la révélation d’une autre réalité que celle à laquelle il participe par son existence quotidienne."

 

Arrivé à ce stade de la réflexion, qui reste d’ailleurs une simple esquisse bien que ce billet soit déjà long, je m’aperçois qu’on pourrait m’opposer une critique. C’est que le sens que l’homme religieux donne aux rites n’est que subjectif et qu’en aucun cas il ne permet de dire que le rite à un sens en soi, objectif. En d’autres termes, que ce sens n’existe guère que dans l’imaginaire religieux et n’a donc pas de réalité concrète. Cette lecture m’arrangerait et me permettrait de sortir du débat en ayant l’impression que finalement c’est bien moi qui avait raison (au-delà de cette petite ironie contre moi-même, j’espère que sur un tel sujet, vous mesurez bien à quel point ce concept « d’avoir raison » est ridicule), mais pourtant je crois qu’on ferait fausse route en raisonnant ainsi.

 

Car il m’apparaîtrait totalement illusoire, et pour tout dire même paradoxal, de prétendre définir et encore moins trouver quel sens « objectif » peuvent bien avoir des éléments dont la dimension est principalement existentielle et ontologique. Précisément c’est bien le propre de ce qui est existentiel d’être subjectif, lié à l’homme et à ses particularismes. Chercher ce qui, dans l’expérience religieuse, relève d’une réalité objective me semblerait donc être tout à fait hors de propos. Ce serait ne pas comprendre ce qu’est une croyance et vouloir lui appliquer des méthodes de réflexion qui lui sont inadaptées.

 

Voilà, c’est tout pour aujourd’hui. Mais ma lecture n’est pas finie (bien que le livre soit plutôt petit) et il n’est pas impossible que je revienne plus tard sur ce sujet ou quelque chose de périphérique. J’espère seulement que vous ne vous êtes pas endormis trop tôt en lisant ce texte.

18/04/2006

Pause du langage

Il y a déjà quelques mois, Damien a produit une note très intéressante évoquant certaines pistes envisageables pour réinstaurer une situation sociale qui nous garderait de revivre les évènement de l'automne dernier dans nos chères banlieues. Au-delà des constats habituels il était effectivement bon de se pencher sur le fond des choses et de proposer une analyse précise et des solutions concrètes au problème posé.

 

D'autant que l'on a vu à l'occasion des manifestations contre le CPE les mêmes individus reproduire exactement les mêmes comportements, toujours aussi effrayants. La casse pour la casse, la bagarre pour la bagarre, bref la logique de chaos total à l'oeuvre. Mais ce qui inquiète surtout dans ces évènements, au-delà de leurs conséquences directes, c'est qu'ils laissent d’abord désarmés, parce qu'ils détruisent tous les fondements logiques de nos comportements habituels. On agit presque toujours en vue de quelque chose, pour atteindre un objectif.

 

La logique de destruction sort de ces schémas, puisque les casseurs ne rapportent aucun gain de leurs casses (si ce n'est à travers quelques vols, certes, mais je ne crois pas que la majorité agissait avec le but final de voler). Ils ont détruit, c'est tout, et personne n'y gagne au final, il n'y a pas de gratification derrière cela. C'est pour cela que cette logique inquiète tant: parce qu'elle est dans le fond parfaitement illogique et déraisonnable. Dès lors que faire pour convaincre ces personnes de changer de comportement puisque précisément elles refusent d'agir de façon raisonnable ? Quelle maîtrise peut-on prétendre avoir sur des personnes aux comportements insensés et imprévisibles?

 

C’est cette question qu’il faut notamment parvenir à résoudre pour trouver une solution pérenne : qu’est-ce qui peut pousser les gens à agir de telle façon ? Comment faire en sorte que ces causes disparaissent ? Damien dans son billet, abordait notamment, au milieu d’autres propositions concrètes, une idée que je crois très juste : la solution passera notamment par la maîtrise du langage, qui est une des clés de « l’embourgeoisement des barbares ».

 

Il doit exister des études qui démontrent une corrélation entre maîtrise du langage et réussite sociale, et sans doute également (et c’est forcément une conséquence) entre non maîtrise et dérive sociale (combien de prisonniers sont illettrés ?). Je n’ai pas encore trouvé de telles études, mais si un lecteur en connaît je suis preneur. Ensuite, il faut bien sûr préciser mieux quels sont les enjeux du langage. Ce ne sera pas encore l’objet de ce billet, mais j’indique tout de même deux idées simples qui sont à mon avis de bonnes pistes de départ :

 

1. La maîtrise du langage, permet la maîtrise de la pensée. La pensée, c’est le verbe, elle ne peut exister sans celui-ci. Et moins le langage est maîtrisé, plus la pensée est confuse et trouble (et vice versa). Et une pensée confuse entraîne naturellement des comportements confus. Il me semble donc très important de réhabiliter le langage et d’accorder une meilleure place au français dans les écoles, notamment en se fixant des objectifs forts concernant la maîtrise de la lecture et de l’écriture à la sortie de la primaire. Attention, je ne dis surtout pas qu’il faille formater le langage, mais l’acquisition d’un vocabulaire riche et d’une syntaxe propre me semble être des choses importantes (quoi l’orthographe ? hum, oui aussi, mais j’ai bien peur que mes pages n’en soient pas toujours le meilleur exemple…).

 

2. Le langage pose aussi la question de l’identité. Parce qu’il est un outil qui construit l’identité d’une personne. Mais cette construction de l’identité par le langage présente aussi le risque, simultanément en fait, d’ostraciser et d’exclure. C’est tout le sens du billet que j’avais écrit il y a plusieurs mois au sujet de l’adhésion de la Turquie dans l’UE : plus on définit une identité de manière forte, moins cette identité laisse de place à l’ouverture. Et inversement, plus les limites qui définissent une entité sont floues, « ouvertes » en quelque sorte, moins l’identité de celle-ci est précise et donc moins cette entité est identifiable (la chose a moins d’identité).

 

On voit bien ce schéma se construire parmi les populations des « jeunes des banlieues ». Ils se sont construit un langage qu’eux seuls pratiquent, par lequel ils se reconnaissent comme appartenant au même groupe, et qui leur permet en même temps de reconnaître ceux qui n’y appartiennent pas. En dehors de la compréhension et de la pratique de ce langage, les personnes sont rejetées. C’est un peu « casse-toi tu pues, t’es pas d’ma bande ». Pour bien s’en apercevoir il suffit d’imaginer quelqu’un utilisant un langage d’aristocrate pour établir le contact avec les autochtones de Bondy. On rigolerait. Mais lui peut-être pas longtemps. (je trace l’idée en gros là).

 

Le défi est donc ici de trouver comment faire en sorte que le langage ne devienne pas un outil de clivage. Je ne poursuis pas plus sur ce billet. Il faudrait consacrer un travail assez conséquent pour dégager des éléments plus intéressants. Cela demande du temps, et j’espère m’y mettre un de ces jours, mais pas tout de suite.

 

En effet (et c’est un peu l’explication du titre de ce billet), je risque de consacrer moins de temps à mon blog dans les semaines à venir. D’abord pour des raisons pratiques qui vont m’en éloigner un peu. Mais aussi parce que j’ai un peu besoin de reprendre un second souffle pour produire des choses convenables. Ce que j’ai proposé ici depuis mon dernier billet sur l’aide début mars m’a peu satisfait, voire très peu, et je ne crois pas intelligent de continuer si c’est pour écrire des choses sans intérêt. Personne n’y gagnerait, et vous sans doute encore moins que moi.

 

A moins qu’une actualité particulière ou une inspiration nouvelle ne me rappelle dans ces parages, je risque donc de me faire plus discret. J’espère toutefois que ça n’éloignera pas tout le monde de ces pages.

 

Add du 19.04: je suis vraiment un mufle. J'ai complètement oublié de parler du travail engagé par Aymeric sur son blog au sujet de Jean Gagnepain (que je ne connais pas). On lira certainement avec profit sa série de billets sur la linguistique.

20/03/2006

Des idées confuses font des paroles troublées

Quelques temps après l'affaire des caricatures de Mahomet, un débat intéressant a surgit ici ou  sur la pertinence des lois visant à réduire la liberté d'expression, dont la loi Gayssot qui interdit les propos négationnistes, et la loi Pleven qui interdit la diffamation raciste. Pour mémoire je reprends ici les articles de loi en cause:

 

Loi Gayssot (13 juillet 1990):

"Art. 24 bis. (L. n. 90-615, 13 juill, 1990, art. 9). - Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale."

Loi Pleven (1er juillet 1972):

"Art. 32 (D.-L. 21 avril 1939 ; Ord. 24 nov. 1943 et 6 mai 1944 ; L. . n. 72-546, ler juill. 1972 ; L.n. 2-1336, 16 déc. 1992, art. 322). - La diffamation commise envers les particuliers par l’un des moyens énoncés en l’article 23 sera punie d’un emprisonnement de six mois et d’une amende de 80 000 F, ou de l’une de ces deux peines seulement. La diffamation commise par les mêmes moyens envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée sera punie d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 300 000 F ou d'une des deux peines seulement."


François et Laurent, en bons libéraux (du point de vue philosophique) qu'ils sont (ils parlent peu avec le poing levé, et se prosternent rarement devant le Très Saint et Très Haut Capital - que les 7 vents de la vallée du Nabam Nudu les emportent !), indiquent que selon eux que la liberté d'expression doit, par principe être totale. François avance notamment que les lois qui cherchent à la défendre lui rendent un bien mauvais service en permettant aux négationnistes, antisémites et racistes en tout genre de se poser en victimes.

 

Mais depuis le début, je ressens quelque chose qui me gratouille et qui me chatouille dans leur argumentation. Et c'est ce soir un billet de Guillermo qui me donne enfin les mots justes pour adresser ma critique à leur position. Cette critique la voilà : le grand risque que je vois à la liberté d’expression telle que la préconisent François et Laurent, c’est qu’elle engendre la confusion des esprits sur des évènements et des valeurs majeurs, et qui ont plus que le reste besoin d’un socle solide afin de ne pas être foulés au pied.

 

Dépénaliser la négationnisme, l’expression de propos raciste ou antisémites, c’est selon moi envoyer un message public qui dit : « ces propos là ont la même valeur fondamentale et sont aussi respectables que n’importe quels autres, ils n’ont donc pas à être condamnés par la justice ». Ce message est à mon avis à la fois une erreur et une catastrophe. Une erreur parce que, contrairement à ce que dit Laurent dans le billet indiqué en lien, tenir des propos homophobes par exemple n’a rien de comparable avec le fait de dire qu’on n’aime pas le chou fleur. Je suis même étonné qu’il les compare. Parce que dans le premier cas on est clairement dans un comportement d’agression (et même si elle n’est pas voulue, la bêtise n’excusant rien !), dans le deuxième il ne s’agit que de l’expression d’un goût banal. Ces deux propos auraient été comparable si dans le premier cas on avait plutôt dit : « Je n’aime pas les hommes », ce qui évidemment n’a rien d’un propos homophobe (même si certains jugeront qu'il s'agit là d'une faute de goût). Mais c’est aussi et surtout une catastrophe, parce qu’il met au même niveau des choses qui ne doivent en aucun cas être traités de la même façon. Il crée une confusion dans les esprits des gens qui voyant que l’on supprime ces lois pourront être amenés à remettre en cause dans leur propre échelle de valeurs l’importance de celles qui étaient ici défendues.

 

J’ai peur que l’on assiste à des dérapages où l’argument suprême qui nous serait opposé serait, en grossissant le trait: « la loi ne m’interdit pas de tenir des propos racistes, donc j’ai le droit de te traiter de sale négro, et tu n’as rien à dire. » Que l’on puisse alors répliquer, sur la base de la même liberté d’expression, que l’autre n’est qu’un sale con ne m’intéresse absolument pas. Mon inquiétude n’est pas que des propos racistes soient tenus, il y en a déjà, et il y en aura encore à l’avenir. Elle est qu’ils puissent être tenus avec un sentiment d’impunité, qui fera croire à leurs auteurs que les tenir n’est rien de plus condamnable que de choisir entre une carotte et un chou fleur sur l’étale d’un marchant. Parce qu’alors on plonge ces esprits dans la confusion, et je crois qu’il n’y a rien de pire que des esprits confus, aux valeurs mal assises, pour avancer sainement dans la construction d’un débat et donc à plus grande échelle d’une société.

 

Un individu ne peut se construire sainement s’il évolue dans la confusion des idées, s’il ne parvient pas à se créer des repères fiables, solides, sur lesquels il peut s’appuyer pour éprouver les expériences que la vie va lui présenter. La confusion est un facteur fort de dérèglement, de désorientation. Elle détruit l'individu. Combien de fois j'ai vu cette confusion être le ferment des dérives, des erreurs de jugement, des fautes de comportements ! Combien de fois j’ai vu des gens perdus dans leur vie parce qu’ils ne parvenaient pas à mettre leurs idées en ordre pour savoir enfin que croire et sur quoi fonder leurs choix !

 

De plus, cette confusion participe d’une forme d’obscurantisme, et c’est là je crois le plus grand ennemi des sociétés et des démocraties. Je note d’ailleurs que la liberté des individus n’est guère qu’un mot lorsque ceux-ci naviguent dans le noir de l’ignorance. Il n’y a de vraie liberté qu’éclairée, et celui qui agit et choisit en méconnaissance de cause est en réalité esclave de ses contingences, même si les éléments extérieurs donnent à ses actes l’apparence de la liberté.

 

Mais je me rends compte que cette analyse ne doit pas s’arrêter là. Car la critique que l’on peut formuler à l’égard de ma position, est que finalement j’exprime ici une position paternaliste, supérieure. Au fond, qui suis-je pour définir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas et vouloir ensuite l’enseigner aux autres afin de les « éclairer » de mon prétendu savoir ? De quel terrorisme intellectuel ne me rendè-je pas coupable en voulant ainsi les édifier ? Et ne prenè-je pas le risque, en occultant mes propres ignorances, qui existent forcément, de me lancer dans une forme d’autoritarisme aveugle en excluant certaines personnes de la définition de ce qu’est le vrai et le juste et en la réservant à des prétendus initiés ?

 

En fait on s’aperçoit ici que les positions qui s’opposent dans cette affaire se fondent sur quelque chose de plus profond que de seuls arguments disons « techniques » sur ce qu’est ou ce que n’est pas la liberté d’expression. L’idée de François notamment est cohérente dans la mesure où il veut faire confiance à l’homme pour la conduite de ses affaires, et lui rendre la complète responsabilité de ses actes. Mon idée est cohérente dans la mesure où je ne crois pas à la capacité de tous les individus d’avoir un comportement responsable et où j’ai le sentiment que nous avons tous, tout le temps, encore et encore, besoin d’être éduqués pour devenir vraiment adultes.

 

D’autant plus que précisément concernant le cas du négationnisme, il n’y a rien de sérieux qui s’oppose à la réalité de l’Holocauste. Les faits sont avérés. Il n’y a donc aucun terrorisme intellectuel dans le fait de reconnaître des faits pour ce qu’ils sont et de chercher à les enseigner tels quel. Concernant l’expression raciste et antisémite, je trouve que dans la très grande majorité des cas on se trouve aussi dans une situation très similaire et qui ne souffre pas de doute quant à la réalité des actes. Pourquoi prendre le risque de la diminuer aux yeux du public ? Qui va-t-on servir en troublant ainsi la vision des choses ?

 

Je sais que ma position présente un grand risque : celle de déraper vers un autoritarisme nouveau où des initiés prétendraient détenir la vérité et l’enseigner aux ignares. Mais je crois que la position libérale a un défaut qu’il est important d’avoir à l’esprit : c’est que sa confiance en l’homme est fondée sur un idéal et non sur la réalité. Ce qui est d’ailleurs un paradoxe car on entend très souvent des libéraux faire aux autres (surtout aux disciples du Très Sage Karl)  la critique de leur manque de réalisme.

10/03/2006

Conclusion de la relation d'aide

Billet précédent de la série

 

 

Attention, encore un billet long.

 

 

Ce billet, le dernier de ma série sur l’aide, s’appuie à nouveau sur les travaux de Jean-Pierre Cléro (re-hop pdf) et Daniel Calin (hop aussi) déjà évoqués précédemment.

 

 

Quand j’ai commencé mon travail sur ce thème de l’aide, j’ai d’abord voulu partir d’une définition claire de ce mot qui paraît si simple au premier abord, mais qui, on l’a vu, recouvre une réalité complexe. Et en fouinant à la bibliothèque dans diverses encyclopédies et autres dictionnaires, je me suis aperçu que les sens donnés au mot aide variaient parfois de façon assez sensible d'un dictionnaire à l'autre.

 

 

Une des définitions qui m’a intéressé était celle du Larousse (bien qu’en général je préfère le Robert). La voici : "aide : action d’aider quelqu’un, de lui donner une aide momentanée ou accidentelle." Bon définir l’aide en disant que c’est l’action de donner son aide est un peu léger, mais passons. Ce qui m’intéresse ici c’est que cette définition considère donc que l’aide est une action momentanée, délimitée dans le temps, accidentelle même !

 

 

C’est ce point sur le caractère limité dans le temps de l’aide qui m’intéresse ici. On a déjà indiqué que très probablement l’aide ne peut pas tout aider, qu’elle a une limite dans les éléments de la vie de l’aidé sur lesquels elle peut se porter. Mais sauf cas rare elle est également limitée dans le temps. Alors même, comme le souligne Cléro, que la nature de l’aide est d’être illimitée dans son offre, afin de pourvoir à la demande de l’aidé, l’aide doit se terminer, elle doit prendre fin. Si elle ne se termine pas elle signe l’aveu de son échec, elle démontre qu’elle n’a pas su être efficace est qu’elle s’est déroutée vers une situation de dépendance irrévocable de l’aidé envers l’aidant.

 

 

Cependant, terminer l’aide, lui donner sa conclusion, n’est pas tâche facile.

 

 

D’abord il faut remarquer que dans bien des cas, l’aidant va devoir se préparer à ne pas recevoir de remerciement de la part de l’aidé. Jean-Pierre Cléro indique de façon assez détaillée dans son étude en quoi l’ingratitude est fondamentalement la réponse que l’aidant doit attendre à sa démarche. Non pas que les personnes aidées se révèlent en majorité ingrates envers ceux qui les ont aidé. Je serais surpris que ce soit le cas. Mais l’aidant quoi qu’il en soit doit, lorsqu’il s’engage dans la relation d’aide, ne pas le faire dans l’espoir d’en recevoir une quelconque marque de gratitude.

 

 

C’est le retour de médaille inévitable de la gratuité de l’aide. Si elle est gratuite, elle est payée d’ingratitude, du moins elle doit s’y attendre. L’ingratitude d’ailleurs, ainsi que le souligne Jean-Pierre Cléro, présente un avantage. Elle permet à l’aidé de s’affranchir de la relation d’aide "sans frais". Elle évite à chacune des parties de se retirer sans que la gêne ne s’installe de par le déséquilibre que la relation d’aide a pu créer.

 

 

Mais le principal défi de la conclusion de l’aide est de parvenir que celle-ci ait lieu sans détruire tout le travail qui l’a précédée. Plus que ça même, la détermination juste du moment où elle doit intervenir, ainsi que de la façon dont elle doit se faire, conditionne souvent en très grande partie l’efficacité finale de l’aide. C’est ce qu’indique Daniel Calin dans son texte. L’une des difficultés les plus complexes auxquelles se heurtent les professionnels qui accompagnent les élèves en difficultés est d’organiser la séparation avec ceux-ci de sorte que leur prise d’autonomie soit réelle et que la rupture de la relation d’aide ne se transforme pas en rechute. Quoique doit certainement être confronté à ce dilemme dans son travail.

 

 

Ce qu’indique Daniel Calin en particulier, c’est que pour que l’aide parvienne à devenir autonomisante, elle doit pouvoir être "intériorisable". C’est-à-dire qu’il faut que l’aidé puisse en quelque sorte rejouer seul ce qui se fait avec l’aidant. Et pour cela nous dit Calin, il faut que l’enfant ait avec lui un "partenaire ludique structurant". Celui-ci peut l’être par l’intensité de sa présence, de son attention, de sa sensibilité. Grâce à cette présence structurante l’enfant va être capable d’élaborer lui-même par la suite les expériences et les procédés qui vont le rendre plus autonome.

 

 

Si cette intériorisation ne se fait pas, le risque existe que la personne aidée perde très vite tout le gain de ce que la relation d’aide a pu lui apporter et qu’elle se retrouve à la case départ. Toutefois il me semble que ce risque intervient surtout dans les aides qui ont un fort contenu psychologique, lorsqu’il s’agit de construire ou reconstruire les éléments psychiques d’une personne manquant de repères. C’est le cas des enfants, même de ceux qui ne sont pas en difficultés d’ailleurs, et aussi par exemple des personnes suicidaires. Mais il me semble que dans le cas de personnes dont la demande se porte principalement sur des éléments matériels, comme trouver un travail, un logement, etc. ce risque est moins fort.

 

 

Il faut bien reconnaître ici qu’il serait un peu fallacieux de prétendre dégager une solution généralisable pour déterminer quand et comment l’aidant doit mettre fin à la relation d’aide. C’est essentiellement par une démarche sensible, personnalisée, mouvante au gré des personnes qui nous font face, que l’on peut espérer entrevoir avec justesse comment il faut s’y prendre. Toutefois, Daniel Calin indique une piste intéressante, qui est dans la continuité de son analyse sur l’intériorisation du processus d’aide. Il s’agit nous dit-il, de faire un travail de prise de conscience de l’évolution de la dépendance dans la relation d’aide. Ceci notamment peut se faire en balisant certains acquis, en les relevant clairement avec des remarques du type "tu as vu, tu avais besoin de moi pour cela, et maintenant tu sais le faire seul, tu n’as plus besoin de moi".

 

 

Mais le dilemme le plus grand peut-être qui se pose au moment de rompre la relation d’aide est de savoir si même cette rupture est réellement souhaitable. Cléro dans son analyse se pose très clairement en philosophe solipsiste, convaincu du caractère profondément solitaire du chemin de vie de chacun. Il évoque ainsi Pascal qui disait dans les Pensées "On meurt toujours seul." Il cite Freud également, qui indiquait dans Au-delà du principe de plaisir que nous devions tous conduire notre vie de la façon la plus privée possible. Cléro fait clairement ici écho à son introduction qui analysait la signification du mot aide dans les langues anglaises et allemandes, analyse déjà rapportée dans mon étude. Helplessness, Hilflosigkeit, ces deux mots, aussi paradoxal que cela puisse paraître, portent en eux le caractère insecourable de chacun de nous, ils témoignent de la solitude fondamentale qui entoure nos vies.

 

 

Ainsi Cléro nous dit que l’aide n’est guère qu’une rencontre momentanée, relativement courte au regard de l’ensemble de nos vies, parfois même accidentelle. Et aidant et aidé non seulement risquent une séparation définitive, mais encore cette séparation est normale voire même souhaitable en ce qu’elle ne fait que respecter la solitude de chacun et lui permettre de conduire son chemin de façon privée jusqu’à sa mort.

 

 

Le point de vue de Jean-Pierre Cléro est bien sûr très intéressant, mais en fait pour tout dire il me semble trop manichéen. Il désincarne trop la relation d’aide pour ne l’analyser que sur un plan purement théorique. Il oublie qu’on parle d’hommes ici et que les relations qu’ils sont susceptibles de nouer entre eux sont parfois d’une complexité qui les rendent impossible à saisir en partant d’un seul angle de vue. C’est pourtant bien ce que fait Cléro en regardant la relation uniquement sous l’angle de l’aide.

 

 

Car bien que la relation qui s’établit entre aidant et aidé est bien évidemment essentiellement une relation d’aide, elle n’est pas que cela. En effet, si elle s’est aventurée dans une personnalisation importante, qu’elle a créé, par le jeu de l’interdépendance entre aidant et aidé, un lien qui va au-delà de la seule aide que l’un pouvait apporter à l’autre, alors le lien initial qui les faisait se rencontrer s’est transformé en quelque chose de plus intense, de plus fort. Leur relation s’est transcendée pour faire naître une forme d’amour.

 

 

Cléro s’oppose dans son analyse à la transformation de la relation d’aide en amour. Je pense qu’il a tort. Je le rejoindrais volontiers s’il s’agissait de dire que dans le cadre strict de la relation d’aide, dans les éléments qui doivent permettre de la rendre efficace, on doit se méfier de l’amour qui peut naître entre aidant et aidé, qui est plus propre à voiler la réalité qu’il convient d’affronter que de la mettre au jour, mais une fois que l’aide est arrivée à terme, qu’elle a produit ses fruits et s’est révélée efficace, je ne vois aucune bonne raison pour refuser ce nouveau lien qui peut unir ceux qui étaient avant aidant et aidé.

 

 

C’est tout à fait la critique que formule Daniel Calin. Il indique effectivement qu’on se trompe en voulant absolument séparer l’aidant et l’aidé, et qu’il peut au contraire se révéler très bénéfique pour l’un et pour l’autre de savoir organiser des retrouvailles après la terminaison de la relation d’aide. L’enfant qui quitte le foyer familial ne le quitte pas pour toujours, et tant lui que ses parents trouvent du bonheur à se retrouver et à remettre en commun par intermittence une partie de leur parcours. Pourquoi en serait-il autrement dans le cadre des relations d’aide. Pourquoi se priver de la chance de construire un lien social durable, structurant donc, et qui nous apporte du bonheur ?

 

 

En fait Jean-Pierre Cléro et Daniel Calin ne parlent pas exactement de la même chose ici. Cléro en est resté exclusivement à la relation d’aide, tandis que Calin l’a étendu au lien personnel qui a pu se former entre l’aidant et l’aidé. Et comme lui je me méfie des absolutismes de l’autonomie et de la responsabilité isolée, et des théories de la solitude. Il ne faut pas refuser la construction du lien social, même si celui-ci se fait avec des personnes avec lesquelles nous avons pu connaître une relation déséquilibrée. C’est un des outils les plus sûrs pour construire notre bonheur. Et il n’y a pas de raison valable pour refuser qu’il nous apporte ses bienfaits.

 

 

Il existe je crois une vraie sagesse du bonheur, du bien-être. S’en servir pour déterminer quels chemins choisir, vers quoi s’orienter, quelles décisions prendre, me semble en fait plutôt sage et juste. Bien sûr il faut savoir identifier quand ces chemins ne sont en fait que des solutions à court terme ou qu’ils présentent le risque de se faire au détriment des autres, mais se les interdire par principe sous prétexte du respect de théories philosophiques, même si celles-ci peuvent paraître pertinentes, me semble un non-sens.

 

 

Nous voilà donc à la fin de cette étude, qui je l’espère n’est pas resté trop théorique et déconnectée de la réalité, afin d’apporter des éléments vraiment utiles pour mieux comprendre cette notion. Pour conclure cette série, puisque je l’avais ouverte en citant La Fontaine, c’est à nouveau à lui que je fais appel, bouclant ainsi la boucle de ce long travail :

 

« En ce monde il se faut l’un l’autre secourir », La Fontaine, Fables, VI, 16, Le cheval et l’âne

06/03/2006

Quoique et l'accompagnement d'apprentis handicapés

Billet précédent de la série

 

Quand j'ai commencé il y a maintenant un mois et demi ma série de billets sur la notion d'aide, j'ai contacté Quoique  (qui semble aujourd'hui être victime d'un grand vide sur son blog, que se passe-t-il ?) pour lui demander de me rédiger quelque chose à propos de son travail. Quoique a poliment décliné mon invitation, sans doute déjà bien occupé par ses propres occupations.

 

Mais suite à un commentaire de François Brutsch chez Un swissroll j'ai tout de même envie d'écrire un petit quelque chose à sa place. Sans vouloir toutefois biaisé la réalité de son travail, ce qui va donc me forcer à faire plutôt court.

 

Quoique est éducateur travaille en Bretagne (déjà rien que ça c'est bon signe) auprès d'un organisme spécialisé (et ceux-ci semblent encore rares en France) dans le domaine social. Il accompagne des jeunes en situations d'échec scolaire, et souvent de handicap physique et/ou mental, afin de les aider à s'insérer convenablement dans la société, et notamment de trouver un emploi.

 

Ce qui m'intéresse dans cette démarche, au-delà du travail social admirable qu'elle représente, c'est la notion d'accompagnement. Celle-ci se base en effet sur une relation qui reste plutôt équilibrée par rapport à d'autres relations d'aide que l'on peut imaginer. Accompagner quelqu'un ce n'est pas faire le chemin à sa place mais bien aller avec lui. Il me semble ici que le rôle de l'accompagnateur se limite à ouvrir certaines portes dont l'apprenti n'a pas les clés, à offrir un appui, mais qu'il garde avec l'apprenti la distance qui permet à celui-ci de se rendre maître de ce qui lui arrive, et au final de devenir vraiment autonome.

 

Ca me fait penser à un adulte qui apprend à son enfant à faire du vélo. Au début il reste à côté, il tient un peu le guidon, il pousse la selle en courant à côté. Puis petit à petit il lâche les manettes, jusqu'à laisser l'enfant se débrouiller tout seul sans oublier toutefois de lui crier "attention" lorsqu'il aperçoit une simple feuille tomber devant la roue du vélo.

 

Accompagner un jeune en difficulté et l'aider à se sortir de sa situation d'exclusion ça doit être un peu ça: devenir pour un temps un compagnon de route, attentif et proposant les solutions pratiques nécessaires à mettre en oeuvre. Puis laisser le jeune filer sur sa route, en espérant qu'il ne tombe pas plus tard sans savoir se relever seul.

 

Evidemment Quoique, si vous lisez ce billet vous êtes plus que bienvenu pour le commenter et corriger les erreurs ou approximations que j'aurais pu commettre. J'ai aussi une question directe à vous adresser, qui me servira un peu je l'avoue à faire le lien avec mon prochain billet sur cette série: après qu'un apprenti ait trouvé un poste dans une entreprise conservez-vous des relations avec eux, ne serait-ce que pour prendre des nouvelles ou même juste pour vous retrouver, parlez du temps où vous travailliez ensemble, etc?

 

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24/02/2006

La dépendance dans la relation d'aide

Billet précédent de la série

 

Attention, billet long

 

Dans cette deuxième grande partie de mon travail sur la notion d’aide, je vais principalement me baser sur la réflexion de Jean-Pierre Cléro, déjà évoquée dans mes précédents billets (à nouveau fichier pdf), ainsi que sur un travail approfondi mené par Daniel Calin sur le sujet de l’aide aux élèves en difficultés, et découvert ici

 

Inévitabilité et nécessité de la dépendance

Le principal dilemme que pose la relation d’aide est la dépendance dans laquelle elle plonge l’aidé vis-à-vis de l’aidant. L’aide, on l’a déjà vu précédemment, n’a pas pour vocation de substituer totalement l’aidant à l’aidé dans la conduite de sa vie. Elle ne doit qu’être l’offre d’un support à l’aidé, d’un point d’appui sur lequel il puisse se reposer, en partie et pour un certain temps, avant de retrouver son autonomie, sa capacité à mener lui-même son existence. Mais alors même qu’elle vise bien souvent à lutter contre des inégalités, l’aide génère elle-même une situation d’inégalité. Car elle met l’aidant en situation de maître, elle lui procure une forme de supériorité d’habilité, de compétence, parfois même de savoir.

 

Pourtant, il ne faudrait pas présupposer que cette dépendance doit être combattue. D’abord parce que, comme le note très justement Daniel Calin dans son analyse, toute relation humaine établit fondamentalement une dépendance de l’un à l’autre. Comme lui, je ne crois pas qu’une vision de l’homme vivant de façon autarcique par rapport à son environnement, d’une façon exclusivement solipsiste, soit ni juste ni bien fondée. Nous sommes tous assez dépendant du social. C’est notamment dans notre nature que d’avoir besoin d’un tissu social profond pour pouvoir vraiment nous épanouir. Renier cet aspect de nous-même est à mon avis un piège, vers lequel malheureusement nos sociétés individualistes nous porte.

 

Cette dépendance, dans le cadre normal de nos vies, est fréquemment symétrique, l’un étant dépendant de l’autre autant que cet autre l’est de soi. On reste ici dans un jeu de réciprocité simple, qui est un peu comme une sorte de « troc social ». Mais dans le cadre de l’aide, la première intuition pousserait plutôt à penser que la dépendance qui s’établit est dissymétrique, et que c’est principalement l’aidé qui est dépendant de l’aidant, alors que l’aidant n’a aucun besoin particulier de l’aidé pour poursuivre son chemin.

 

La dépendance dont il est donc ici question est une dépendance spécifique, qui s’établie à la mesure du besoin de l’aidé. Elle vient en sus de ce qu’offre le cadre social normal à chacun de nous. Elle répond à une nécessité personnelle particulière qui n’a pas pu trouver de réponse dans l’offre permanente et « régulière » dans ce cadre. Dans la mesure ou l’aidé exprime bien un besoin qui sort de ce qui est couvert d’une façon ordinaire et régulière par notre système social, il entre irrémédiablement dans un cadre de relations distordues et inégales.

 

En partant de l’exemple spécifique des élèves en difficulté, Daniel Calin propose ici une idée très intéressante : pour que l’aide puisse avoir lieu, il est nécessaire de faire émerger la dépendance. Sans elle, la démarche d’aide ne peut avoir lieu. En effet, l’un des problèmes vécus par les élèves en difficulté et que rapporte Daniel Calin, est que trop souvent ils ne savent pas solliciter l’aide des autres pour surmonter leurs difficultés. C’est ainsi qu’ils prennent le chemin d’échecs successifs jusqu’à ne plus parvenir à en sortir par une voie normale.

 

Il est donc nécessaire ici de repérer quel est le niveau de dépendance de ces élèves, pour pouvoir y apporter une réponse adéquate. C’est en faisant émerger clairement leurs lacunes et leurs besoins, ce qui revient exactement à faire surgir les limites de leur autonomie, que l’on peut offrir une réponse appropriée à leurs difficultés. Daniel Calin va même jusqu’à affirmer que plus la dépendance est forte plus l’aide apportée peut être efficace. Sur ce point, je crois que cela peut être vrai pour l’exemple qui l’occupe, mais que ça ne saurait être généralisé à toutes les formes d’aide.

 

La difficulté ici est que la relation d’aide, en s’appuyant ainsi sur une relation de dépendance spécifique, fait entrer aidant et aidé dans une relation personnifiée. En effet, ce n’est qu’en parvenant à dégager les éléments particuliers et personnels des besoins de l’aidé que l’aidant peut espérer apporter une réponse juste à sa situation. Il doit donc personnaliser l’aide qu’il apporte, la dessiner en fonction des éléments spécifiques qu’il fera émerger chez l’aidé, sortir donc de la tentation d’offrir une réponse standard au cri de celui-ci.

 

Anonymat et gratuité de l’aide

Mais il existe un piège important dans cette personnalisation de l’aide. Car plus l’aidant va se rapprocher de l’aidé et enlever le voile que celui-ci garde sur sa détresse, plus il va prendre le risque que l’aidé se sente humilié par son aide. Je l’ai indiqué dans la première partie de cette étude, la première difficulté à franchir pour l’aidé est de vaincre son orgueil, pour laisser l’aidant prendre sa place et lui offrir son secours. Mais c’est là une démarche douloureuse, car l’aidé met ainsi à jour sa détresse, sa vulnérabilité. Il expose aux yeux de l’aidant toute l’étendue de la perte de sa dignité. L’individualisation de l’aide augmente encore la crudité de cette révélation, elle la déshabille un peu plus. C’est là une douleur qu’on risque d’ajouter au fardeau de celui que l’on souhaite aider, et parfois elle est insurmontable.

 

Jean-Pierre Cléro montre que, sur ce point, les processus d’aide qui sont encadrés, sous une forme parfois proche du contrat, ont un grand avantage. En positionnant l’aidant comme une sorte de fonctionnaire, comme si celui-ci n’agissait que dans une démarche émanant du cadre social normal, ils suppriment tout sentiment d’humiliation chez l’aidé. La personnalisation de la relation disparaît. Ainsi, les associations qui parviennent dans leurs démarches à conserver tant l’anonymat de l’aidant que de l’aidé, permettent que leur relation se développe en laissant le moins de place possible à la honte. L’aidant n’étant plus perçu que comme le réalisateur régulier d’une action ordinaire, l’aidé est protégé du sentiment de honte qu’il pourrait avoir à remettre son destin dans les mains d’un autre. Dans le fond, ce processus cherche presque à détruire dans l’aide les apparences qui font qu’on la perçoit normalement comme une aide.

 

L’anonymat est donc une solution intéressante pour alléger la démarche d’aide de la lourdeur qui l’accompagne de façon inhérente. Il dérobe à l’humiliation et à la honte l’appui qu’elles peuvent trouver dans la personnalisation de l’aide. De plus, ceci peut être renforcé par la gratuité de l’aide. Cléro indique dans son texte que selon lui, l’aide est par essence gratuite. Car en effet, tous les rapports établis autour d’un échange, monétarisé ou non, sont ceux qui ont lieu dans le cadre social régulier, normal. Dans la mesure où l’aide est une démarche qui sort de ce cadre elle doit rester gratuite. L’éducateur qui accompagne un élève en difficulté ne lui demande pas de lui renvoyer l’ascenseur ou de le payer, le bénévole qui offre ses services à une association ne réclame pas de salaire, ni même de reconnaissance de son action. Toutes ces démarches restent fondamentalement gratuites.

 

On pourra avoir une petite objection concernant les éducateurs qui sont bien rémunérés par l’organisme pour lequel ils travaillent. Néanmoins je note que ce salaire n’est pas le fruit d’une gratitude des élèves envers les éducateurs, et surtout, que ce salaire est parfois si peu élevé qu’on serait  bien mal venu de prétendre qu’il représente pour ces personnes l’objet principal de leur motivation dans leur travail.  J'en termine avec ces considérations sur l’anonymat et sur la gratuité en notant que je trouve enfin des outils théoriques un peu tangibles pour appuyer ce que j’avais déjà tenté d’esquisser il y a quelques mois. Vraiment il faut ressentir en soi tout ce qu’une démarche anonyme et gratuite offre réellement à celui qui la reçoit pour comprendre à quel point elle est différente du reste, souvent plus riche et plus profonde. Tentez le coup un jour, vous verrez.

 

Le conflit des valeurs

La personnalisation de l’aide, lorsqu’elle a lieu, se dramatise encore plus dans le conflit de valeurs que l’aide provoque entre l’aidant et l’aidé. On l’a vu plus haut, l’aidant, puisqu’il rend l’aidé dépendant de lui, trouve dans cette relation une position de supériorité. Supériorité par laquelle il est en mesure de contester les valeurs de l’aidé, celles là précisément qui l’ont mené à se retrouver aujourd’hui en détresse. Donc non seulement l’aidant peut contester les valeurs de l’aidé, mais on peut même deviner ici qu’il le doit. Car c’est bien en parvenant à modifier les valeurs sur lesquelles l’aidé s’est jusqu’ici appuyé qu’il pourra espérer le faire changer de chemin et lui offrir les outils nécessaires pour suivre une trace plus heureuse.

 

Cette remarque vaut en particulier dans le cas analysé par Jean-Pierre Cléro, à savoir l’aide aux personnes suicidaires. Dans cet exemple, le conflit de valeurs est le véritable nœud gordien de la démarche d’aide. C’est quasiment exclusivement sur lui que doit jouer l’aidant. Il s’agit en effet ici de remettre en cause en profondeur les idées qui ont mené la personne à vouloir se donner la mort, par un changement de perspective, par une modification radicale de son orientation émotionnelle est spirituelle. On devine aisément que cette tâche est des plus délicate, et qu’elle laisse l’aidant constamment sur la corde raide d’une relation par essence déséquilibrée, et qui doit pourtant parvenir à faire retrouver à l’aidé l’équilibre que celui-ci a perdu. Ici le conflit de valeurs est véritablement porté à son paroxysme, puisque de son issu dépend l’issu de la relation d’aide.

 

Mais l’un des risques dans ce conflit de valeur, est que l’aidant aille trop loin dans l’imposition des siennes, et que ce faisant, il déforme les besoins véritables de l’aidé en les formatant au patron de sa vision personnelle de ce que doit devenir le destin de l’aidé. Ils sont bien nombreux ceux qui autour de nous prétendent maîtriser ce qui est apte à nous rendre heureux, et qui cherchent à nous imposer avec une supériorité paternelle leur idée du bonheur, trop souvent contre notre gré. Il s’agit fréquemment en fait d’une simple tentative de se rassurer quant à ses propres choix de vie, et qui les piège donc eux-mêmes dans un comportement où ils se rendent incapables de se remettre en cause et d’apporter les changements qui leurs seraient nécessaires, mais plus que cela, ce comportement est une nouvelle humiliation que l’on inflige à ceux que l’on prétend ainsi édifier sur la Vérité et sur le Bonheur.

 

Dans le cadre de l’aide, on comprend bien que ceci représente un risque. On blesse, on humilie l’aidé en voulant lui imposer un chemin qui n’a pas nécessairement à être le sien. On agit en fait en négation de ce qu’il est, en oubli de son altérité, de ses spécificités humaines, de tout ce qui fait qu’il ne sera jamais un autre que lui-même, et qu’il n’est d’ailleurs surtout pas souhaitable que l’on efface. Dans le conflit des valeurs entre l’aidant et l’aidé, l’aidant doit donc prendre une juste mesure de ce qui est nécessaire à l’aidé et savoir s’arrêter aux frontières de ce qui ne saurait être modifié sans déchirer l’altérité de l’aidé.

 

La dépendance de l’aidant envers l’aidé

J’en termine avec ce billet sur la notion de dépendance entre l’aidant et l’aidé en notant qu’on aurait tort de croire que dans la relation qui les réunit, la dépendance n’est qu’univoque, de l’aidé envers l’aidant. Il existe également un retour de dépendance de l’aidant envers l’aidé.

 

Tout d’abord, c’est pour moi une évidence du seul fait qu’on se trouve ici dans le cadre d’une relation interpersonnelle, qui implique donc deux personnes ou plus. Cette relation se développe nécessairement sur le mode de l’interactivité. L’un parle à l’autre, et l’autre lui répond, réagit, et ainsi de suite ils créent un dialogue. Même lorsque l’aidé reste muet on montre une absence de réaction physique, son mutisme est en soi une réponse, une réaction que l’aidant va devoir interpréter. Si l’aidé donc est dépendant du point d’appui que l’aidant lui offre, ce dernier est également dépendant de la réaction que va avoir l’aidé à ce soutien. Cette réaction va influer sur la mesure d’implication que l’aidant devra avoir dans la relation d’aide. Plus l’aidé réagira faiblement et se montrera démuni, plus l’aidant va devoir créer une dépendance forte, et à l’inverse plus l’aidé va se montrer réactif et prêt à agir lui-même pour s’aider moins l’aidant va avoir besoin de s’impliquer.

 

Enfin, dans l’opposition de valeurs qui se joue entre eux, ils est assez probable que l’aidant se sente lui-même mis en cause par les choix de l’aidé. Là aussi, c’est la personnalisation de l’aide qui peut l’y pousser. La mesure de la compréhension que l’aidant va avoir de l’aidé, et l’empathie qu’il est capable d’offrir dans la relation d’aide, créent chez lui une vulnérabilité, par laquelle il offre son flanc au doute et à la remise en question. Cela me semble presque inévitable. On peut même pressentir que c’est par cette voie que l’aidant va lui aussi s’enrichir à travers la relation d’aide. S’il n’y avait pas cette part de dépendance de l’aidant envers l’aidé, la relation d’aide resterait dans un déséquilibre trop fort, on ne serait pas dans une relation gagnant-gagnant, ce que nous avons pourtant pressenti, en introduction de cette étude, comme étant une condition presque nécessaire à la réussite de cette relation.

 

Cette ouverture de l’aidant aux valeurs de l’aidé est donc souhaitable, et l’interdépendance que l’on découvre ici qui existe entre eux pourrait bien être la modalité sur laquelle doit se fonder toute relation d’aide pour être efficace. C’est ce lien qui l’enrichit.

 

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17/02/2006

Responsabilité et limite de l'aide

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Nous avons vu dans la première partie de cette étude consacrée à l’aide qu’il y avait, pour que la relation d’aide puisse naître, deux barrières « naturelles » à rompre : l’égocentrisme de celui qui peut se rendre aidant, et l’orgueil de celui qui a besoin d’être aidé. Quelques mots encore avant d’aborder la deuxième partie de cette étude qui doit traiter de la relation d’aide en tant que telle, et notamment évoquer la dépendance dans laquelle cette relation plonge aidant et aidé.

 

Tout d’abord, on pourra évidemment compléter sa réflexion sur la notion de responsabilité envers autrui à travers la lecture de Lévinas (notamment dans Humanisme de l’autre homme) ou de Finkielkraut (il n’est sans doute pas nécessaire que je vous dise à quel livre je pense, si ?). Je me suis déjà largement étendu sur cette question et n’y reviens donc pas en détail ici. Tout juste me semble-t-il intéressant de rappeler la responsabilité à laquelle nous appelle la visage d’autrui. Responsabilité de le prendre en compte, de prendre soin de lui, dès lors que son humanité nous apparaît à travers son visage nu.

 

Nu c’est-à-dire insaisissable, qui n’est pas parcheminé des signes de reconnaissance que nous souhaitons bien souvent donner aux gens pour mieux les cadrer, pour mieux en simplifier la compréhension, pour finalement mieux pouvoir les ignorer. Le visage nu n’est pas recouvert de ces qualificatifs qui le réduiraient au territoire auquel nous voudrions le cantonner. Sa liberté témoigne de son altérité, la fait vivre. Et parce que je reconnais, contraint en cela par son visage, la vie qui s’exprime en l’autre, son altérité qui éclate littéralement à tous mes sens, ma responsabilité de le considérer naît.

 

Je voudrais également indiquer un texte qui offre une réflexion complémentaire sur ce point, que j’ai découvert dans un recueil de textes philosophiques sur la question d’autrui : Autrui, textes choisis et présentés par Mildred Szymkowiak. C’est un extrait d’Etre et avoir, journal métaphysique de Gabriel Marcel qui m’intéresse ici. Dans ce texte, Marcel indique que l’enjeu de la relation avec autrui est de faire passer l’autre du "lui" au "toi", lui étant cet individu indéfini, inconnu, lointain, tandis que toi est la personne connue, à laquelle je m’adresse, que je regarde et considère donc.

 

Afin que cette transformation du "lui" en un "toi" se fasse, Gabriel Marcel affirme qu’il est nécessaire de se dégriser de la conscience de soi-même. Car cette conscience de soi  se traduit par une délimitation de ce qui constitue notre champ personnel, et qu’en dessinant les limites de ce champ par la conscience que l’on a de soi, on s’empêche de franchir ces limites. Le cercle que l’on dessine autour de soi par cette « self-consciousness » nous prive de la possibilité de communiquer avec les autres. En étant trop conscient de soi, on n’est plus conscient d’eux.

 

Mais en se libérant de cette conscience de soi, on parvient à voir en l’autre un "toi", c’est-à-dire à ne plus regarder cet autre à travers sa nature (ce qui fait qu’il agit de telle façon et pas de telle autre), mais en tant que liberté. C’est en tant que liberté qu’il est véritablement autre et que je peux donc le traiter comme un "toi". Cette idée de Gabriel Marcel me semble très proche de la philosophie de l’autre développée par Lévinas.

 

Il apparaît donc que nous avons bel et bien une responsabilité à nous occuper d’autrui. L’aide que nous pouvons lui apporter n’est donc peut-être pas que ce présent magnifique offert dans un grand accès de bonté, mais aussi la réponse à un devoir qui nous échoit à tous. Mais attention sur ce point. Cette responsabilité ne doit à mon avis pas être interprétée comme une ardente obligation à laquelle rien ne puisse nous soustraire. Elle s’insère dans le cadre complexe du cours de nos vies, et entre en concurrence si j’ose dire avec d’autres responsabilités, dont celle-ci, qui n’est pas moindre,  de nous occuper de nous-même. Car il ne saurait être d’aide juste et efficace lorsqu’elle est donnée au détriment de nous-même.

 

L’investissement que met l’aidant dans la relation d’aide ne peut d’ailleurs pas être absolu. Il ne peut qu’être partiel. Sa première limite, Jean-Pierre Cléro l’indique clairement lorsqu’en introduction du texte que je vous ai déjà signalé (revoici le fichier pdf) il analyse la signification du mot aide dans les langues anglaises et allemandes. En anglais, le terme aide se traduit par helplessness, et en allemand par Hilflosigkeit. Ces deux mots, si on les traduisait littéralement en français, nous donneraient quelque chose comme « insecourabilité ». On le voit déjà à ces traduction, l’aide porte en elle-même un sens paradoxal qui fait douter jusqu’à la possibilité de son existence.

 

On comprend donc bien à travers cette remarque de Jean-Pierre Cléro que l’aide ne peut pas tout aider, et l’aidant ne peut pas tout faire pour l’aidé. Son investissement doit s’arrêter là où commence la nécessité de l’engagement de l’aidé pour se sauver lui-même. Car s’il est aidé, il ne reste pas moins comptable lui aussi de son propre sort. Et une aide qui ôte intégralement à l’aidé les moyens de reprendre sa vie en main est sans doute rarement bonne. On voit donc bien ici que l’enjeu principal de la relation d’aide est la mesure du chemin que l’aidant doit parcourir pour soulager l’aidé, et de celui que l’aidé doit faire lui-même pour retrouver son autonomie et vaincre sa détresse. En d’autres termes, le défi de l’aide est de trouver le bon équilibre de dépendance entre l’aidant et l’aidé.

 

Mais on s’apercevra dans le billet suivant que ce défi n’est pas simple à relever, et que la relation d’aide réserve en elle-même quelques chausse-trappes subtiles.

 

Billet suivant de la série

14/02/2006

De nos croyances à nos censures

Lorsque l’on parle de croyances, le réflexe commun est d’associer immédiatement ce mot avec les religions. Un croyant n’est-ce pas est bien un individu qui croit en l’existence d’un Dieu (ou pourquoi pas en des Dieux même si c’est de moins en moins répandu), d’une entité suprême, d’un être absolu. Le fait d’ailleurs que cet être soit perçu par le croyant comme étant absolu, génère un premier conflit, tant avec les autres croyants qu’avec les non croyants. Car ceux-ci viennent par leur croyance ou leur non croyance, remettre en cause ce caractère absolu de l’être suprême. Puisqu’on peut croire à un autre être, ou même ne croire en aucun d’entre eux, c’est que cette croyance n’a qu’un caractère relatif. Les religions créent toutes ce paradoxe qu’alors qu’elles prétendent traiter d’un absolu, elles ne peuvent que faire vivre en chacun des croyants qu’une vérité subjective, contingente, bref, tout sauf absolue.

 

Voilà d’ailleurs qui permet de préciser la définition d’une croyance : c’est un élément dont la réalité subjectivée est perçue par certains comme une réalité objective. Ou pour reprendre la définition que donne Kant dans la Critique de la raison pure (ouh ça fait chic hein?) « Lorsque l’assentiment n’est suffisant qu’au point de vue subjectif et qu’il est tenu pour insuffisant au point de vue objectif, on l’appelle croyance ». Cette définition nous permet de comprendre qu’il faut étendre le cercle dans lequel on peut retrouver des croyances. Car il n’est nullement question de religion ici. Du moins pas exclusivement.

 

En gestion du stress, j’ai appris à mieux appréhender la question des croyances, qui restent une source de grandes confusions pour beaucoup (et pour moi aussi, je n’y échappe pas). Pas besoin de religion pour avoir des croyances. Toutes nos opinions sont de près ou de loin des croyances, et nous en élevons parfois certaines à une hauteur telle que des observateurs extérieurs pourraient bien croire que c’est une adoration bien excessive que nous leur portons. L’athéisme lui-même d’ailleurs est une croyance, pas en un Dieu, mais en un ensemble de valeurs qui, pensons-nous dans nos contrées occidentales, fondent de façon plus harmonieuse une société.

 

La difficulté est parfois grande à savoir bien gérer nos croyances. Car, comme tous les éléments qui structurent notre identité, l’établissement de nos croyances est souvent quelque chose qui se fait par exclusion du reste (c’est presque leur nature d’ailleurs). Toute croyance recèle ce risque d’un extrémisme en ce sens. Les croyances religieuses présentent à mon avis un risque plus fort que les autres, parce qu’elles disposent d’un soutien fort qui rassure le croyant, lui retire la sensation de malaise qui rend possible la remise en question : quand on se sent bien dans ce à quoi l’on croit, on ne ressent pas le besoin de changer. Ce soutien fort au croyant vient du passé des religions, de leur histoire fortement ancrée dans les différentes cultures, et enfin du nombre des adeptes : au milieu du nombre, on se sent au chaud, et personne n’aime rester seul au froid.

 

Pour autant, nos autres croyances ne portent pas moins elles aussi le risque de dérives. Dans Madame Bovary, Flaubert fait s’affronter deux thèses : celle de l’abbé Bournisien, et celle de M.Homais. L’abbé croit évidemment en Dieu, M.Homais, lui, croit en la science. Cet antagonisme est décrypté par Finkielkraut, oui encore dans La sagesse de l’amour (et ben quoi ? je tire tout le jus de mes lectures voilà tout). Tandis que l’abbé voudrait soumettre l’humanité et ses prétendues lois scientifiques à la vérité divine, Homais, lui, entend les administrer sous la loi de la pensée raisonnable et de la logique des sciences. Dans le fond, le passage de l’abbé Bournisien à M.Homais n’est qu’un déplacement d’absolu, qu’un changement de catéchisme, mais le fond de leur dépendance à tous les deux reste très similaire : ils sont soumis à leur croyance et sombrent ainsi dans « la bêtise ».

 

Voilà qui me ramène maintenant au débat sur les caricatures. Je pensais en avoir fini, mais la question qui est soulevée est réellement complexe, et mérite je crois ce petit retour. Certains, certainement armés des meilleures intentions, se sont posés dans ce débat en très ardents défenseurs de la liberté d’expression. Et je dois bien avouer que si je devais choisir un camp, c’est le leur auquel je me joindrai le plus volontiers, car il est le plus résolument orienté vers une démarche de progrès humain. Mais depuis le début de ce débat, j’ai émis plusieurs réserves, que je n’ai peut-être pas toujours bien su exprimer. J’espère y parvenir un peu mieux ici.

 

Un des arguments chocs lus dans les derniers billets de blogueurs sur le sujet est : « la liberté d’expression ne se négocie pas. » On a pu le lire chez Embruns notamment, et aussi chez Hugues (au passage, je salue leur capacité à délivrer un message clair, ce dont je me désespère parfois de parvenir à faire). La formule est forte, et nous avons probablement été bien nombreux à nous redresser sur nos sièges en la lisant, et à être prêts à entonner un chant vibrant pour la porter sur les remparts de cette bataille des valeurs.

 

Mais je ne cesse de la faire tourner et retourner dans ma tête depuis que je l’ai lu. Elle me gratte quelque part, me dérange, comme souvent les formules qui me semblent « toutes faites ». Et effectivement à bien y réfléchir, je crois qu’elle est trompeuse, parce qu’elle fond en un seul terme deux éléments qu’on devrait distinguer dans ce débat : le principe de la liberté d’expression, et l’exercice de cette liberté. Si je suis absolument d’accord pour dire que le principe de la liberté d’expression ne se négocie pas, je crois que non seulement il est possible, mais même qu’il faut que son exercice soit, lui, soumis à une certaine censure.

 

Le principe ne se négocie pas car c’est lui qui fonde, entre autres valeurs mais il est une des plus importantes, la démocratie. Il est absolument nécessaire que l’on puisse reconnaître ce principe de liberté d’expression qui permette qu’il n’y ait a priori aucun élément exogène qui vienne limiter l’exercice de cette liberté. Par principe, il faut pouvoir se sentir libre de s’exprimer. C’est cette possibilité que garantit le principe de liberté d’expression, c’est le fait d’avoir la faculté de s’exprimer sans avoir à craindre quoi que ce soit pour soi, et notamment pour sa santé.

 

Mais ce principe pour autant, ne garantit pas que l’exercice de cette liberté soit exempté en toute circonstance de remontrances. Il y a des paroles que la loi réprouve. Ce n’est pas pour rien. C’est que l’exercice de la liberté d’expression, va parfois à l’encontre d’autres droits. Son exercice n’a donc aucune légitimité à se faire de façon absolue. Tenir des propos racistes est puni par la loi car cela constitue un trouble à l’ordre public. Cette punition me semble normale.

 

Que la liberté d’expression soit non négociable me semble donc bien douteux. Son principe ne l’est pas certes, mais son exercice si, et je pense que c’est une bonne chose. D’ailleurs, et je terminerai sur ce point, je remarque que cet exercice, nous le négocions tous les jours. Je ne vais pas me lancer dans de la psychanalyse de bas étage, mais l’autocensure est un art que nous pratiquons tous, à des degrés divers, autant avec nos proches, avec nos collègues, qu’avec des inconnus. C’est le célèbre surmoi de Freud. Qui est garant d’une certaine paix avec les autres en nous évitant d'être en perpétuel conflit avec notre entourage. Même si lui non plus, il ne faut pas l’ériger en un autre Dieu.

10/02/2006

Les dilemmes de la rencontre aidant/aidé

Billet précédent de la série

 

Préambule

Pour commencer sur mon premier point dans cette étude sur l’aide, point qui concerne la rencontre entre l’aidant et l’aidé, je voudrais d’abord indiquer un premier petit paradoxe de l’aide. C’est que l’aide parfois, peut tout à fait exister alors même qu’elle n’a pas été recherchée. Il peut suffire, par exemple, pour une personne dépressive, d’entendre au détour d’une rue une phrase dite par un inconnu, pour retrouver l’entrain qui lui faisait défaut. Et à l’inverse, la plus petite indifférence, même si elle n’est pas calculée, peut entraîner les plus grands dommages. Ainsi au début du Mythe de Sisyphe, Camus, en posant les bases de la question philosophique du suicide, note : « Il faudrait savoir si le jour même [du suicide] un ami du désespéré ne lui a pas parlé sur un ton indifférent. Celui-là est le coupable. »

 

Ce préambule me permet d’entamer mon analyse à partir d’un point important : certes le hasard parfois résout certaines choses, un peu comme par magie, mais il faut bien reconnaître que les chances d’être efficace sont bien plus grandes si l’on met la main à la pâte. On le voit déjà sur cette remarque, et c’est encore plus fort avec la citation de Camus, l’aide pose la question cruciale de notre responsabilité envers autrui.

 

Ne passe pas à ton voisin

« Notre prochain n’est pas notre voisin, mais le voisin du voisin – ainsi pense chaque peuple » Nietzsche, Par delà le bien et le mal, Maximes et interludes.

 

Nietzsche désigne ici une faiblesse à laquelle nous cédons souvent : remettre dans les mains des autres le devoir de secourir « notre prochain ». On agit en bien des occasions en ignorant la détresse des autres, en l’évitant, en s’en écartant, en l’esquivant. Elle est une gêne qui vient troubler notre chemin tranquille, qui remet en cause sa poursuite innocente. C’est pour cela que cet autre en détresse ne doit pas être notre voisin. En niant sa proximité, on nie notre responsabilité de nous occuper de ses difficultés.

 

Mais la phrase de Nietzsche recèle une petite ironie. En effet, si l’autre n’est pas notre voisin, pensons-nous, il n’en est pas moins celui de notre voisin. Autrement dit, alors même que nous nous défilons devant notre responsabilité de porter secours, nous ne faisons pas moins leçon aux autres de le faire. Nous les désignons à cette tâche de notre zèle moralisateur qui reprend alors toute sa superbe.  C’est ainsi, par ce souci que nous déclamons aux autres, que nous prétendons cacher notre évitement.

 

Je l’ai déjà noté en introduction à cette série sur l’aide, l’un de nos fondements comportementaux les plus marqués est notre individualisme, notre égocentrisme. Il n’y a pas de mots que l’on prononce plus ni que l’on entende plus que « moi » et « je » (amusez-vous quand vous discutez avec quelqu'un à compter le nombre de fois où il utilise ces mots, puis essayez pour vous, vous verrez). Tout notre système organique n’est même programmé qu’en vue de sa propre conservation, pour son intérêt exclusif, et notre esprit travaille bien souvent, pour ne pas dire de façon presque exclusive, que ce soit là quelque chose de conscient ou non, à élaborer les argumentations permettant de justifier nos actes.

 

L’intérêt que nous pourrions porter aux autres, notre altruisme, si tant est que cette notion recouvre une quelconque vérité et ne soit pas qu’une de ces qualités inventées pour nous donner bonne conscience, apparaît donc fondamentalement comme étant contre nature. Il n’a rien d’inné. Qui peut en effet prétendre dompter son organisme au point de pouvoir détourner l’emprise de son déterminisme biologique ?

 

C’est donc d’abord par un travail sur soi, sur ses priorités personnelles, sur ses valeurs, par une sorte d’auto dégrisement de soi-même, que l’on peut parvenir à s’ouvrir réellement aux autres et leur porter une attention sincère, qui ne s’arrête pas aux déclarations mais se poursuit dans l’acte d’aider et de porter assistance, sur la durée nécessaire pour que la démarche d’aide donne de vrais fruits.

 

Deux choses m’apparaissent nécessaires pour vraiment y parvenir :

      1. Tout d’abord, savoir s’extraire de sa routine, de son quotidien, de ce qui encombre notre esprit et nous rend dépendant de broutilles, phagocytant ainsi notre capacité à nous ouvrir. Il faut parvenir à libérer de l’espace dans nos soucis de tous les jours afin de retrouver une véritable attention aux autres. Sans ce défrichement initial, le premier pas en direction de ceux qui ont besoin d’aide me semble difficile à réaliser. En d’autres termes je crois qu’il peut être inopportun de se lancer dans une démarche d’aide si l’on ne sent pas qu’on a une vraie disponibilité, de temps et d’esprit, pour le faire. Sinon on risque fort d’être mal à l’écoute des besoins de l’autre, et donc d’être inefficace. Concrètement, c’est un travail sur ses priorités qui peut permettre de libérer cet espace (cf. ce billet ancien). (*)

      2. Ensuite, il faut apprendre à détourner notre égocentrisme pour parvenir à l’utiliser à profit. Car d’une façon ou d’une autre, je crois qu’il est nécessaire qu’on trouve dans la démarche d’aide un intérêt pour nous si l’on veut tenir sur la longueur. Cet intérêt n’est pas nécessairement quelque chose qui nous apporte un gain direct et/ou concret (argent, honneurs, etc.), mais peut être plus simplement le sentiment de participer à la réalisation d’un intérêt collectif, de se réaliser soi-même, etc. Mais il s’agit bien d’un intérêt qu’on y trouve. Il faut donc ici parvenir à prendre du recul sur ce qui nous est vraiment bénéfique, comprendre dans quelle mesure travailler en faveur de l’intérêt collectif est bien travailler dans notre propre intérêt, même si cela peut se faire sentir de façon très indirecte. Et là, je vais enfoncer une porte ouverte, mais que j’adore enfoncer pour être honnête : pour parvenir à orienter notre égocentrisme de cette manière, il faut tout simplement s’efforcer d’agir avec cœur.

 

Le dilemme de la pitié

Il y a un déclencheur qu’on peut presque penser universel à la relation d’aide : la pitié. Pour bien comprendre ses enjeux, je crois bon d’en donner la définition exacte du dictionnaire (Grand Robert) : « sentiment altruiste qui porte à éprouver une émotion pénible au spectacle des souffrances d’autrui et à souhaiter qu’elles soient soulagées. » C’est la définition la plus précise que j’ai trouvé dans les différents dictionnaires que j’ai consultés.

 

La pitié, comprise donc dans son sens premier, est cette tension vers autrui qui nous fait ressentir ses propres souffrances, et souhaiter que celles-ci cessent (mâtin, quelle allitération !). C’est donc bien par ce sentiment que l’on peut être amené à entreprendre soi-même une démarche pour soulager les souffrances de cet  autre. La pitié apparaît comme nécessaire avant toute démarche d’aide. Il convient toutefois de bien mesurer les choses ici. Il ne s’agit pas forcément d’être catastrophé de l’état dans lequel se trouve l’autre pour lui porter assistance. On n’est pas nécessairement dans un grand drame humain digne de la rubrique fais divers des journaux. Mais en tous les cas, avant d’entreprendre la démarche d’aide, il y a ce sentiment de malaise pour l’autre, cette « émotion pénible » qui nous fait souhaiter une amélioration pour autrui.

 

Pourtant, la pitié crée d’emblée un vrai dilemme. Car elle peut aussi bien s’exprimer comme une attention forte portée à quelqu’un que comme une marque de mépris. Elle est un sentiment ambigu, dont les fondements sont parfois difficiles à cerner, même par la personne qui la ressent. Et pour celui qui en est l’objet, on se rend bien compte que le dilemme est encore plus fort. Comment savoir si l’autre par sa pitié n’exprime pas une forme de mépris, ou, si ce n’est exactement du mépris, du moins une forme de comportement supérieur, paternaliste ?

 

Balzac écrivait dans La peau de chagrin : « Le sentiment que l’homme supporte le plus difficilement est la pitié, surtout quand il la mérite. » Voilà dans quel trouble est jeté celui qui a besoin d’être aidé avant d’accepter qu’on lui porte secours. Car sa condition, aussi difficile soit elle, ne le prive pas moins, comme tous les autres, de cet orgueil qui nous fait rejeter les manifestations supérieures et hautaines. Même lorsque notre situation personnelle montre à l’évidence la dérive dans laquelle on se trouve, il n’est pas toujours facile de l’avouer en acceptant la main qu’on nous tend. Je n’ai pas de chiffres à avancer pour étayer mon propos, mais je gage que les cas où des SDF refusent l’aide que leur proposent des associations, que ce soit pour un bol de soupe ou une invitation à dormir au chaud, doivent être fréquents.

 

Pour celui qui entend aider, il faut donc parvenir à ôter de son comportement tous les éléments qui laissent prise à ce doute quant à la véritable bonté de sa démarche. Mais il ne faut pas s’illusionner, cela ne me paraît pas totalement faisable. Il y a une part de tout ça que l’aidant ne peut pas gérer et qui reste entièrement à la discrétion de celui qui a besoin d’aide. Il y aura probablement toujours des barrières qu’on ne parviendra pas à franchir.

 

A ce point de la rencontre entre l’aidant et l’aidé, le dilemme de la pitié revient sur l’aidant. Car cet orgueil que manifeste l’individu en détresse peut pousser à stopper net la démarche. C’est l’écueil principal de l’orgueil : il pousse les autres à se détourner. Pourtant l’orgueil qu’on pourra constater ici ne doit pas être un frein à la démarche d’aide. Il doit être remis à sa place : la manifestation d’une personne qui voudrait conserver l’illusion d’une dignité que sa condition lui a fait perdre. La référence à laquelle je pense pour appuyer ce point n’est pas du tout philosophique. Il s’agit d’une histoire de Spirou, Bravo les Brothers (c’est à la fin de l’album Panade à Champignac), à mon goût la plus hilarante de toutes. Dans cette histoire, Noé, un dresseur d’animaux génial, offre des singes à Gaston qui les offre à Fantasio pour son anniversaire. Mais rapidement Spirou s’aperçoit que Noé est un homme qui vit dans la misère, qu’il est solitaire et sans le sou. Spirou lui propose son aide mais celui-ci la balaye d’une façon désagréable. Spirou encaisse puis se dit : « au fait, ce n’est pas une raison pour ne pas l’aider. » Voilà qui me paraît très juste. Vraiment, Spirou, c’est un gars bien.

 

Nous voilà arrivés à la fin de cette première partie. Le prochain billet de cette série traitera principalement, comme prévu dans l’introduction, du problème de la dépendance qui s’installe entre l’aidant et l’aidé, et des défauts et des avantages de celle-ci.

 

 

(*) : On pourra lire également sur ce point un extrait du Livre de la méditation et de la vie, de Krishnamurti, notamment les notes du 7 au 13 juin.

 

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01/02/2006

Introduction à la notion d'aide

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"En vain, nous appelons mille gens à notre aide" La Fontaine, Fables, XI, 1 (Le lion).

 

Dans la bataille qu’oppose au lion le Sultan Léopard pour sauver ses bêtes, celui-ci sait d’emblée que sonner le tocsin ne peut servir qu’à agiter le lion encore plus, mais que point d’aide il n’en obtiendra. Pour paraphraser ici La Fontaine, s’il y a une chose que l’on peut retenir de l’observation quotidienne de ses contemporains, c’est cet état de solitude fondamentale dans laquelle ils nous laissent toujours, et dans laquelle nous-même les laissons. L’individualisme et l’égoïsme, qui est son corollaire le plus proche, nourrissent l’essentiel de nos comportements courants. Il n’y a rien qui nous concerne plus et à quoi nous portions plus d’attention que nous-même. Et l’intrusion de l’autre dans notre vie est un trouble souvent insupportable de notre quiétude, une agression contre notre tranquille innocence, comme le disait Finkielkraut dans La sagesse de l’amour.

 

Cette tendance égoïste « naturelle » que nous avons tous, est je crois renforcée par certaines valeurs mises en avant dans nos sociétés modernes. Le besoin de reconnaissance que nous exprimons se trouve en effet légitimé par la valeur de réussite, professionnelle et sociale, qui me semble fonder une grande partie des mécanismes sociologiques occidentaux. L’une des principales gratifications que recherchent les hommes est le pouvoir et la domination nous disait Laborit. Dès lors, qu’on lui dise à cet homme, en enrobant cela sous le terme plus neutre de réussite, que tout cela est bel et bon, transformant ainsi une inclination naturelle en vertu, et il n’en peut rester que moins de son souci des autres et de son altruisme.

 

C’est très probablement ce constat, fait par beaucoup, de notre propre égoïsme et des dégâts qu’il génère qui est à la source de l’intérêt, qui m’apparaît grandissant, pour les actions d’aide, dont les associations caritatives sont les vitrines les plus nettes. L’aide est une action par laquelle on peut parvenir à transcender notre nature, défier nos propres défauts pour devenir vraiment humain. Elle participe, entre autres choses, à la démarche que je désignais à la fin de mon billet critique sur la vision si pessimiste que Finkielkraut faisait des relations humaines dans son livre cité plus haut.

 

Mais, j’émets pour ma part un bémol aux emballements peu mûris lorsqu’il s’agit de se lancer dans une action d’aide.  Il s’en faut je crois souvent de beaucoup que de simples beaux sentiments, ou prétendus tels, puissent apporter des remèdes sérieux aux maux des autres. En y réfléchissant un peu, on s’aperçoit vite que l’aide présente ce paradoxe subtil qu’elle figure parmi ces notions qu’on pense saisir d’emblée, sans avoir besoin de grandes explications, alors que pour devenir véritablement aide elle peut nécessiter une mise en œuvre de moyens et de compétences élaborés, complexes, bref difficiles à déterminer et à fournir. Elle ne devient d’ailleurs aide que lorsqu’elle est vraiment efficace, ce n’est qu’à la conclusion de son processus qu’on peut dire qu’elle a existé ou non. Et plus encore que cela, elle renferme en elle-même de nombreux paradoxes.

 

C’est en partant de l’analyse de ces paradoxes que je voudrais proposer ma réflexion sur la notion d’aide. Ceci de façon chronologique, au fur et à mesure qu’ils se présentent dans la relation que l’aide crée. La démarche de cette analyse étant de parvenir à dégager, pour ceux qui souhaitent trouver un moyen efficace d’aider, quelques grands points sur lesquels s’appuyer pour définir leur démarche (le projet est donc assez ambitieux, peut-être même un peu prétentieux, mais j’ai tout de même envie d’essayer). C’est ainsi que mes prochains billets dans cette série porteront successivement sur :

 

1. La rencontre de l’aidant et de l’aidé.
Premier paradoxe fort dans la démarche de l’aide où l’on va devoir décortiquer deux difficultés qui se posent avant même que l’aide ne soit engagée : l’orgueil de celui qui a besoin d’être aidé, et qui se rend ainsi susceptible de refuser toute assistance, et l’égoïsme de celui qui pourrait aider, mais qui par son manque d’altruisme se rend absent, indifférent, et ne peut donc pas aider. La rencontre de l’aidant et de l’aidé semble déjà presque « contre nature ».

 

2. La relation d’aide.
Deuxième paradoxe, sans doute le plus fort, qui naît dans la relation de dépendance entre l’aidant et l’aidé. Car d’une dépendance univoque, de l’aidé envers l’aidant, on arrive presque immanquablement à une relation de dépendance equivoque où chacun, aidé et aidant, devient dépendant de l’autre. Il faut ici découvrir en quoi cette relation de dépendance et donc même d’interdépendance est nécessaire, et quelles sont ses limites, c’est-à-dire quelles sont les entraves qu’elle peut engendrer dans la démarche d’aide.

 

3. L’arrêt de l’aide, sa conclusion.
C’est le moment de vérité, celui où l’on sait enfin si la démarche entreprise a constitué une aide ou pas. Du fait de la relation de dépendance, qu’on aura décrite auparavant, nouée dans la relation d’aide, il n’est pas toujours aisé de définir à quel moment celle-ci doit prendre fin. C’est pourtant ce moment bien souvent qui constitue le véritable test de l’efficacité de la démarche, celui où l’on pourra enfin redonner à l’aidé son autonomie. Se posera alors la question intéressante de l’épilogue que l’on peut donner à la relation d’aide : peut-on poursuivre la relation, avec le risque éventuel de maintenir la dépendance née auparavant, ou faut-il au contraire abandonner, enfin?, l’aidé en pensant que fondamentalement, son chemin personnel, comme le nôtre, restera toujours en grande partie solitaire ?

 

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