Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

24/02/2006

La dépendance dans la relation d'aide

Billet précédent de la série

 

Attention, billet long

 

Dans cette deuxième grande partie de mon travail sur la notion d’aide, je vais principalement me baser sur la réflexion de Jean-Pierre Cléro, déjà évoquée dans mes précédents billets (à nouveau fichier pdf), ainsi que sur un travail approfondi mené par Daniel Calin sur le sujet de l’aide aux élèves en difficultés, et découvert ici

 

Inévitabilité et nécessité de la dépendance

Le principal dilemme que pose la relation d’aide est la dépendance dans laquelle elle plonge l’aidé vis-à-vis de l’aidant. L’aide, on l’a déjà vu précédemment, n’a pas pour vocation de substituer totalement l’aidant à l’aidé dans la conduite de sa vie. Elle ne doit qu’être l’offre d’un support à l’aidé, d’un point d’appui sur lequel il puisse se reposer, en partie et pour un certain temps, avant de retrouver son autonomie, sa capacité à mener lui-même son existence. Mais alors même qu’elle vise bien souvent à lutter contre des inégalités, l’aide génère elle-même une situation d’inégalité. Car elle met l’aidant en situation de maître, elle lui procure une forme de supériorité d’habilité, de compétence, parfois même de savoir.

 

Pourtant, il ne faudrait pas présupposer que cette dépendance doit être combattue. D’abord parce que, comme le note très justement Daniel Calin dans son analyse, toute relation humaine établit fondamentalement une dépendance de l’un à l’autre. Comme lui, je ne crois pas qu’une vision de l’homme vivant de façon autarcique par rapport à son environnement, d’une façon exclusivement solipsiste, soit ni juste ni bien fondée. Nous sommes tous assez dépendant du social. C’est notamment dans notre nature que d’avoir besoin d’un tissu social profond pour pouvoir vraiment nous épanouir. Renier cet aspect de nous-même est à mon avis un piège, vers lequel malheureusement nos sociétés individualistes nous porte.

 

Cette dépendance, dans le cadre normal de nos vies, est fréquemment symétrique, l’un étant dépendant de l’autre autant que cet autre l’est de soi. On reste ici dans un jeu de réciprocité simple, qui est un peu comme une sorte de « troc social ». Mais dans le cadre de l’aide, la première intuition pousserait plutôt à penser que la dépendance qui s’établit est dissymétrique, et que c’est principalement l’aidé qui est dépendant de l’aidant, alors que l’aidant n’a aucun besoin particulier de l’aidé pour poursuivre son chemin.

 

La dépendance dont il est donc ici question est une dépendance spécifique, qui s’établie à la mesure du besoin de l’aidé. Elle vient en sus de ce qu’offre le cadre social normal à chacun de nous. Elle répond à une nécessité personnelle particulière qui n’a pas pu trouver de réponse dans l’offre permanente et « régulière » dans ce cadre. Dans la mesure ou l’aidé exprime bien un besoin qui sort de ce qui est couvert d’une façon ordinaire et régulière par notre système social, il entre irrémédiablement dans un cadre de relations distordues et inégales.

 

En partant de l’exemple spécifique des élèves en difficulté, Daniel Calin propose ici une idée très intéressante : pour que l’aide puisse avoir lieu, il est nécessaire de faire émerger la dépendance. Sans elle, la démarche d’aide ne peut avoir lieu. En effet, l’un des problèmes vécus par les élèves en difficulté et que rapporte Daniel Calin, est que trop souvent ils ne savent pas solliciter l’aide des autres pour surmonter leurs difficultés. C’est ainsi qu’ils prennent le chemin d’échecs successifs jusqu’à ne plus parvenir à en sortir par une voie normale.

 

Il est donc nécessaire ici de repérer quel est le niveau de dépendance de ces élèves, pour pouvoir y apporter une réponse adéquate. C’est en faisant émerger clairement leurs lacunes et leurs besoins, ce qui revient exactement à faire surgir les limites de leur autonomie, que l’on peut offrir une réponse appropriée à leurs difficultés. Daniel Calin va même jusqu’à affirmer que plus la dépendance est forte plus l’aide apportée peut être efficace. Sur ce point, je crois que cela peut être vrai pour l’exemple qui l’occupe, mais que ça ne saurait être généralisé à toutes les formes d’aide.

 

La difficulté ici est que la relation d’aide, en s’appuyant ainsi sur une relation de dépendance spécifique, fait entrer aidant et aidé dans une relation personnifiée. En effet, ce n’est qu’en parvenant à dégager les éléments particuliers et personnels des besoins de l’aidé que l’aidant peut espérer apporter une réponse juste à sa situation. Il doit donc personnaliser l’aide qu’il apporte, la dessiner en fonction des éléments spécifiques qu’il fera émerger chez l’aidé, sortir donc de la tentation d’offrir une réponse standard au cri de celui-ci.

 

Anonymat et gratuité de l’aide

Mais il existe un piège important dans cette personnalisation de l’aide. Car plus l’aidant va se rapprocher de l’aidé et enlever le voile que celui-ci garde sur sa détresse, plus il va prendre le risque que l’aidé se sente humilié par son aide. Je l’ai indiqué dans la première partie de cette étude, la première difficulté à franchir pour l’aidé est de vaincre son orgueil, pour laisser l’aidant prendre sa place et lui offrir son secours. Mais c’est là une démarche douloureuse, car l’aidé met ainsi à jour sa détresse, sa vulnérabilité. Il expose aux yeux de l’aidant toute l’étendue de la perte de sa dignité. L’individualisation de l’aide augmente encore la crudité de cette révélation, elle la déshabille un peu plus. C’est là une douleur qu’on risque d’ajouter au fardeau de celui que l’on souhaite aider, et parfois elle est insurmontable.

 

Jean-Pierre Cléro montre que, sur ce point, les processus d’aide qui sont encadrés, sous une forme parfois proche du contrat, ont un grand avantage. En positionnant l’aidant comme une sorte de fonctionnaire, comme si celui-ci n’agissait que dans une démarche émanant du cadre social normal, ils suppriment tout sentiment d’humiliation chez l’aidé. La personnalisation de la relation disparaît. Ainsi, les associations qui parviennent dans leurs démarches à conserver tant l’anonymat de l’aidant que de l’aidé, permettent que leur relation se développe en laissant le moins de place possible à la honte. L’aidant n’étant plus perçu que comme le réalisateur régulier d’une action ordinaire, l’aidé est protégé du sentiment de honte qu’il pourrait avoir à remettre son destin dans les mains d’un autre. Dans le fond, ce processus cherche presque à détruire dans l’aide les apparences qui font qu’on la perçoit normalement comme une aide.

 

L’anonymat est donc une solution intéressante pour alléger la démarche d’aide de la lourdeur qui l’accompagne de façon inhérente. Il dérobe à l’humiliation et à la honte l’appui qu’elles peuvent trouver dans la personnalisation de l’aide. De plus, ceci peut être renforcé par la gratuité de l’aide. Cléro indique dans son texte que selon lui, l’aide est par essence gratuite. Car en effet, tous les rapports établis autour d’un échange, monétarisé ou non, sont ceux qui ont lieu dans le cadre social régulier, normal. Dans la mesure où l’aide est une démarche qui sort de ce cadre elle doit rester gratuite. L’éducateur qui accompagne un élève en difficulté ne lui demande pas de lui renvoyer l’ascenseur ou de le payer, le bénévole qui offre ses services à une association ne réclame pas de salaire, ni même de reconnaissance de son action. Toutes ces démarches restent fondamentalement gratuites.

 

On pourra avoir une petite objection concernant les éducateurs qui sont bien rémunérés par l’organisme pour lequel ils travaillent. Néanmoins je note que ce salaire n’est pas le fruit d’une gratitude des élèves envers les éducateurs, et surtout, que ce salaire est parfois si peu élevé qu’on serait  bien mal venu de prétendre qu’il représente pour ces personnes l’objet principal de leur motivation dans leur travail.  J'en termine avec ces considérations sur l’anonymat et sur la gratuité en notant que je trouve enfin des outils théoriques un peu tangibles pour appuyer ce que j’avais déjà tenté d’esquisser il y a quelques mois. Vraiment il faut ressentir en soi tout ce qu’une démarche anonyme et gratuite offre réellement à celui qui la reçoit pour comprendre à quel point elle est différente du reste, souvent plus riche et plus profonde. Tentez le coup un jour, vous verrez.

 

Le conflit des valeurs

La personnalisation de l’aide, lorsqu’elle a lieu, se dramatise encore plus dans le conflit de valeurs que l’aide provoque entre l’aidant et l’aidé. On l’a vu plus haut, l’aidant, puisqu’il rend l’aidé dépendant de lui, trouve dans cette relation une position de supériorité. Supériorité par laquelle il est en mesure de contester les valeurs de l’aidé, celles là précisément qui l’ont mené à se retrouver aujourd’hui en détresse. Donc non seulement l’aidant peut contester les valeurs de l’aidé, mais on peut même deviner ici qu’il le doit. Car c’est bien en parvenant à modifier les valeurs sur lesquelles l’aidé s’est jusqu’ici appuyé qu’il pourra espérer le faire changer de chemin et lui offrir les outils nécessaires pour suivre une trace plus heureuse.

 

Cette remarque vaut en particulier dans le cas analysé par Jean-Pierre Cléro, à savoir l’aide aux personnes suicidaires. Dans cet exemple, le conflit de valeurs est le véritable nœud gordien de la démarche d’aide. C’est quasiment exclusivement sur lui que doit jouer l’aidant. Il s’agit en effet ici de remettre en cause en profondeur les idées qui ont mené la personne à vouloir se donner la mort, par un changement de perspective, par une modification radicale de son orientation émotionnelle est spirituelle. On devine aisément que cette tâche est des plus délicate, et qu’elle laisse l’aidant constamment sur la corde raide d’une relation par essence déséquilibrée, et qui doit pourtant parvenir à faire retrouver à l’aidé l’équilibre que celui-ci a perdu. Ici le conflit de valeurs est véritablement porté à son paroxysme, puisque de son issu dépend l’issu de la relation d’aide.

 

Mais l’un des risques dans ce conflit de valeur, est que l’aidant aille trop loin dans l’imposition des siennes, et que ce faisant, il déforme les besoins véritables de l’aidé en les formatant au patron de sa vision personnelle de ce que doit devenir le destin de l’aidé. Ils sont bien nombreux ceux qui autour de nous prétendent maîtriser ce qui est apte à nous rendre heureux, et qui cherchent à nous imposer avec une supériorité paternelle leur idée du bonheur, trop souvent contre notre gré. Il s’agit fréquemment en fait d’une simple tentative de se rassurer quant à ses propres choix de vie, et qui les piège donc eux-mêmes dans un comportement où ils se rendent incapables de se remettre en cause et d’apporter les changements qui leurs seraient nécessaires, mais plus que cela, ce comportement est une nouvelle humiliation que l’on inflige à ceux que l’on prétend ainsi édifier sur la Vérité et sur le Bonheur.

 

Dans le cadre de l’aide, on comprend bien que ceci représente un risque. On blesse, on humilie l’aidé en voulant lui imposer un chemin qui n’a pas nécessairement à être le sien. On agit en fait en négation de ce qu’il est, en oubli de son altérité, de ses spécificités humaines, de tout ce qui fait qu’il ne sera jamais un autre que lui-même, et qu’il n’est d’ailleurs surtout pas souhaitable que l’on efface. Dans le conflit des valeurs entre l’aidant et l’aidé, l’aidant doit donc prendre une juste mesure de ce qui est nécessaire à l’aidé et savoir s’arrêter aux frontières de ce qui ne saurait être modifié sans déchirer l’altérité de l’aidé.

 

La dépendance de l’aidant envers l’aidé

J’en termine avec ce billet sur la notion de dépendance entre l’aidant et l’aidé en notant qu’on aurait tort de croire que dans la relation qui les réunit, la dépendance n’est qu’univoque, de l’aidé envers l’aidant. Il existe également un retour de dépendance de l’aidant envers l’aidé.

 

Tout d’abord, c’est pour moi une évidence du seul fait qu’on se trouve ici dans le cadre d’une relation interpersonnelle, qui implique donc deux personnes ou plus. Cette relation se développe nécessairement sur le mode de l’interactivité. L’un parle à l’autre, et l’autre lui répond, réagit, et ainsi de suite ils créent un dialogue. Même lorsque l’aidé reste muet on montre une absence de réaction physique, son mutisme est en soi une réponse, une réaction que l’aidant va devoir interpréter. Si l’aidé donc est dépendant du point d’appui que l’aidant lui offre, ce dernier est également dépendant de la réaction que va avoir l’aidé à ce soutien. Cette réaction va influer sur la mesure d’implication que l’aidant devra avoir dans la relation d’aide. Plus l’aidé réagira faiblement et se montrera démuni, plus l’aidant va devoir créer une dépendance forte, et à l’inverse plus l’aidé va se montrer réactif et prêt à agir lui-même pour s’aider moins l’aidant va avoir besoin de s’impliquer.

 

Enfin, dans l’opposition de valeurs qui se joue entre eux, ils est assez probable que l’aidant se sente lui-même mis en cause par les choix de l’aidé. Là aussi, c’est la personnalisation de l’aide qui peut l’y pousser. La mesure de la compréhension que l’aidant va avoir de l’aidé, et l’empathie qu’il est capable d’offrir dans la relation d’aide, créent chez lui une vulnérabilité, par laquelle il offre son flanc au doute et à la remise en question. Cela me semble presque inévitable. On peut même pressentir que c’est par cette voie que l’aidant va lui aussi s’enrichir à travers la relation d’aide. S’il n’y avait pas cette part de dépendance de l’aidant envers l’aidé, la relation d’aide resterait dans un déséquilibre trop fort, on ne serait pas dans une relation gagnant-gagnant, ce que nous avons pourtant pressenti, en introduction de cette étude, comme étant une condition presque nécessaire à la réussite de cette relation.

 

Cette ouverture de l’aidant aux valeurs de l’aidé est donc souhaitable, et l’interdépendance que l’on découvre ici qui existe entre eux pourrait bien être la modalité sur laquelle doit se fonder toute relation d’aide pour être efficace. C’est ce lien qui l’enrichit.

 

Billet suivant de la série

Commentaires

Il y a aussi celui qui gratuitement décide de soutenir et d'aider , sans dépendance, sans rien d'autre qu'un acte simple d'amitié sans vision formatée, juste une écoute, peut être des questions qui aideront l'autre à réfléchir.
Ne compliquez pas tout que restera t-il après ? Le néant sans doute puisque plus personne ne pourra vivre sans se sentir coupable d'être peut être mal intellectualisé.
La vie n'existe pas que dans votre tête. C'est bien de réfléchir mais agir ?

Écrit par : langui | 24/02/2006

Le billet est effectivement un peu long :-) sans doute pour entourer de beaucoup de précautions l'idée centrale selon laquelle la dépendance peut être fructueuse, selon laquelle on est humain non par une indépendance surhumaine, mais par ses liens avec l'humanité. On réinvente un peu l'eau à 37°, mais, après un siècle de quête du Moi, c'est une température utile.

Langui dira que c'est théorique, alors, un peu plus appliqué : (dans quels cas) le rôle de l'Etat est-il de fournir ou financer cette aide, cette mise en dépendance ?

L'idée "d'activité universelle" (contrepartie des prestations sociales), défendue entre autres par l'UDF et S. Royal, va dans le sens de créer ou étoffer une telle relation.

"Matrix" donne une perspective parmi d'autres : entre la dépendance totale vis-à-vis du monopole nutritionnel et médiatique (la "machine"), et une indépendance fondée sur une foi messianique fragile (Sion), la seule solution serait d'apprendre à vivre ensemble, de domestiquer la dépendance de la personne par rapport au système.

Écrit par : FrédéricLN | 04/03/2006

Pikipoki le lien précédent ne marche pas

Écrit par : Quoique | 06/03/2006

Les commentaires sont fermés.