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10/02/2006

Les dilemmes de la rencontre aidant/aidé

Billet précédent de la série

 

Préambule

Pour commencer sur mon premier point dans cette étude sur l’aide, point qui concerne la rencontre entre l’aidant et l’aidé, je voudrais d’abord indiquer un premier petit paradoxe de l’aide. C’est que l’aide parfois, peut tout à fait exister alors même qu’elle n’a pas été recherchée. Il peut suffire, par exemple, pour une personne dépressive, d’entendre au détour d’une rue une phrase dite par un inconnu, pour retrouver l’entrain qui lui faisait défaut. Et à l’inverse, la plus petite indifférence, même si elle n’est pas calculée, peut entraîner les plus grands dommages. Ainsi au début du Mythe de Sisyphe, Camus, en posant les bases de la question philosophique du suicide, note : « Il faudrait savoir si le jour même [du suicide] un ami du désespéré ne lui a pas parlé sur un ton indifférent. Celui-là est le coupable. »

 

Ce préambule me permet d’entamer mon analyse à partir d’un point important : certes le hasard parfois résout certaines choses, un peu comme par magie, mais il faut bien reconnaître que les chances d’être efficace sont bien plus grandes si l’on met la main à la pâte. On le voit déjà sur cette remarque, et c’est encore plus fort avec la citation de Camus, l’aide pose la question cruciale de notre responsabilité envers autrui.

 

Ne passe pas à ton voisin

« Notre prochain n’est pas notre voisin, mais le voisin du voisin – ainsi pense chaque peuple » Nietzsche, Par delà le bien et le mal, Maximes et interludes.

 

Nietzsche désigne ici une faiblesse à laquelle nous cédons souvent : remettre dans les mains des autres le devoir de secourir « notre prochain ». On agit en bien des occasions en ignorant la détresse des autres, en l’évitant, en s’en écartant, en l’esquivant. Elle est une gêne qui vient troubler notre chemin tranquille, qui remet en cause sa poursuite innocente. C’est pour cela que cet autre en détresse ne doit pas être notre voisin. En niant sa proximité, on nie notre responsabilité de nous occuper de ses difficultés.

 

Mais la phrase de Nietzsche recèle une petite ironie. En effet, si l’autre n’est pas notre voisin, pensons-nous, il n’en est pas moins celui de notre voisin. Autrement dit, alors même que nous nous défilons devant notre responsabilité de porter secours, nous ne faisons pas moins leçon aux autres de le faire. Nous les désignons à cette tâche de notre zèle moralisateur qui reprend alors toute sa superbe.  C’est ainsi, par ce souci que nous déclamons aux autres, que nous prétendons cacher notre évitement.

 

Je l’ai déjà noté en introduction à cette série sur l’aide, l’un de nos fondements comportementaux les plus marqués est notre individualisme, notre égocentrisme. Il n’y a pas de mots que l’on prononce plus ni que l’on entende plus que « moi » et « je » (amusez-vous quand vous discutez avec quelqu'un à compter le nombre de fois où il utilise ces mots, puis essayez pour vous, vous verrez). Tout notre système organique n’est même programmé qu’en vue de sa propre conservation, pour son intérêt exclusif, et notre esprit travaille bien souvent, pour ne pas dire de façon presque exclusive, que ce soit là quelque chose de conscient ou non, à élaborer les argumentations permettant de justifier nos actes.

 

L’intérêt que nous pourrions porter aux autres, notre altruisme, si tant est que cette notion recouvre une quelconque vérité et ne soit pas qu’une de ces qualités inventées pour nous donner bonne conscience, apparaît donc fondamentalement comme étant contre nature. Il n’a rien d’inné. Qui peut en effet prétendre dompter son organisme au point de pouvoir détourner l’emprise de son déterminisme biologique ?

 

C’est donc d’abord par un travail sur soi, sur ses priorités personnelles, sur ses valeurs, par une sorte d’auto dégrisement de soi-même, que l’on peut parvenir à s’ouvrir réellement aux autres et leur porter une attention sincère, qui ne s’arrête pas aux déclarations mais se poursuit dans l’acte d’aider et de porter assistance, sur la durée nécessaire pour que la démarche d’aide donne de vrais fruits.

 

Deux choses m’apparaissent nécessaires pour vraiment y parvenir :

      1. Tout d’abord, savoir s’extraire de sa routine, de son quotidien, de ce qui encombre notre esprit et nous rend dépendant de broutilles, phagocytant ainsi notre capacité à nous ouvrir. Il faut parvenir à libérer de l’espace dans nos soucis de tous les jours afin de retrouver une véritable attention aux autres. Sans ce défrichement initial, le premier pas en direction de ceux qui ont besoin d’aide me semble difficile à réaliser. En d’autres termes je crois qu’il peut être inopportun de se lancer dans une démarche d’aide si l’on ne sent pas qu’on a une vraie disponibilité, de temps et d’esprit, pour le faire. Sinon on risque fort d’être mal à l’écoute des besoins de l’autre, et donc d’être inefficace. Concrètement, c’est un travail sur ses priorités qui peut permettre de libérer cet espace (cf. ce billet ancien). (*)

      2. Ensuite, il faut apprendre à détourner notre égocentrisme pour parvenir à l’utiliser à profit. Car d’une façon ou d’une autre, je crois qu’il est nécessaire qu’on trouve dans la démarche d’aide un intérêt pour nous si l’on veut tenir sur la longueur. Cet intérêt n’est pas nécessairement quelque chose qui nous apporte un gain direct et/ou concret (argent, honneurs, etc.), mais peut être plus simplement le sentiment de participer à la réalisation d’un intérêt collectif, de se réaliser soi-même, etc. Mais il s’agit bien d’un intérêt qu’on y trouve. Il faut donc ici parvenir à prendre du recul sur ce qui nous est vraiment bénéfique, comprendre dans quelle mesure travailler en faveur de l’intérêt collectif est bien travailler dans notre propre intérêt, même si cela peut se faire sentir de façon très indirecte. Et là, je vais enfoncer une porte ouverte, mais que j’adore enfoncer pour être honnête : pour parvenir à orienter notre égocentrisme de cette manière, il faut tout simplement s’efforcer d’agir avec cœur.

 

Le dilemme de la pitié

Il y a un déclencheur qu’on peut presque penser universel à la relation d’aide : la pitié. Pour bien comprendre ses enjeux, je crois bon d’en donner la définition exacte du dictionnaire (Grand Robert) : « sentiment altruiste qui porte à éprouver une émotion pénible au spectacle des souffrances d’autrui et à souhaiter qu’elles soient soulagées. » C’est la définition la plus précise que j’ai trouvé dans les différents dictionnaires que j’ai consultés.

 

La pitié, comprise donc dans son sens premier, est cette tension vers autrui qui nous fait ressentir ses propres souffrances, et souhaiter que celles-ci cessent (mâtin, quelle allitération !). C’est donc bien par ce sentiment que l’on peut être amené à entreprendre soi-même une démarche pour soulager les souffrances de cet  autre. La pitié apparaît comme nécessaire avant toute démarche d’aide. Il convient toutefois de bien mesurer les choses ici. Il ne s’agit pas forcément d’être catastrophé de l’état dans lequel se trouve l’autre pour lui porter assistance. On n’est pas nécessairement dans un grand drame humain digne de la rubrique fais divers des journaux. Mais en tous les cas, avant d’entreprendre la démarche d’aide, il y a ce sentiment de malaise pour l’autre, cette « émotion pénible » qui nous fait souhaiter une amélioration pour autrui.

 

Pourtant, la pitié crée d’emblée un vrai dilemme. Car elle peut aussi bien s’exprimer comme une attention forte portée à quelqu’un que comme une marque de mépris. Elle est un sentiment ambigu, dont les fondements sont parfois difficiles à cerner, même par la personne qui la ressent. Et pour celui qui en est l’objet, on se rend bien compte que le dilemme est encore plus fort. Comment savoir si l’autre par sa pitié n’exprime pas une forme de mépris, ou, si ce n’est exactement du mépris, du moins une forme de comportement supérieur, paternaliste ?

 

Balzac écrivait dans La peau de chagrin : « Le sentiment que l’homme supporte le plus difficilement est la pitié, surtout quand il la mérite. » Voilà dans quel trouble est jeté celui qui a besoin d’être aidé avant d’accepter qu’on lui porte secours. Car sa condition, aussi difficile soit elle, ne le prive pas moins, comme tous les autres, de cet orgueil qui nous fait rejeter les manifestations supérieures et hautaines. Même lorsque notre situation personnelle montre à l’évidence la dérive dans laquelle on se trouve, il n’est pas toujours facile de l’avouer en acceptant la main qu’on nous tend. Je n’ai pas de chiffres à avancer pour étayer mon propos, mais je gage que les cas où des SDF refusent l’aide que leur proposent des associations, que ce soit pour un bol de soupe ou une invitation à dormir au chaud, doivent être fréquents.

 

Pour celui qui entend aider, il faut donc parvenir à ôter de son comportement tous les éléments qui laissent prise à ce doute quant à la véritable bonté de sa démarche. Mais il ne faut pas s’illusionner, cela ne me paraît pas totalement faisable. Il y a une part de tout ça que l’aidant ne peut pas gérer et qui reste entièrement à la discrétion de celui qui a besoin d’aide. Il y aura probablement toujours des barrières qu’on ne parviendra pas à franchir.

 

A ce point de la rencontre entre l’aidant et l’aidé, le dilemme de la pitié revient sur l’aidant. Car cet orgueil que manifeste l’individu en détresse peut pousser à stopper net la démarche. C’est l’écueil principal de l’orgueil : il pousse les autres à se détourner. Pourtant l’orgueil qu’on pourra constater ici ne doit pas être un frein à la démarche d’aide. Il doit être remis à sa place : la manifestation d’une personne qui voudrait conserver l’illusion d’une dignité que sa condition lui a fait perdre. La référence à laquelle je pense pour appuyer ce point n’est pas du tout philosophique. Il s’agit d’une histoire de Spirou, Bravo les Brothers (c’est à la fin de l’album Panade à Champignac), à mon goût la plus hilarante de toutes. Dans cette histoire, Noé, un dresseur d’animaux génial, offre des singes à Gaston qui les offre à Fantasio pour son anniversaire. Mais rapidement Spirou s’aperçoit que Noé est un homme qui vit dans la misère, qu’il est solitaire et sans le sou. Spirou lui propose son aide mais celui-ci la balaye d’une façon désagréable. Spirou encaisse puis se dit : « au fait, ce n’est pas une raison pour ne pas l’aider. » Voilà qui me paraît très juste. Vraiment, Spirou, c’est un gars bien.

 

Nous voilà arrivés à la fin de cette première partie. Le prochain billet de cette série traitera principalement, comme prévu dans l’introduction, du problème de la dépendance qui s’installe entre l’aidant et l’aidé, et des défauts et des avantages de celle-ci.

 

 

(*) : On pourra lire également sur ce point un extrait du Livre de la méditation et de la vie, de Krishnamurti, notamment les notes du 7 au 13 juin.

 

Billet suivant de la série

Commentaires

Très instructif. Un peut dur à digérer de prime abord, donc, difficile à commenter. Mais ne doutez pas une seconde de l'intérêt de ce que vous écrivez !

Écrit par : --- | 11/02/2006

Merci pour ce billet. Une question, avez-vous déjà entrepris d'aider une personne hors du cercle famille et amis en situation difficile sur la durée ?

Écrit par : Laurent GUERBY | 11/02/2006

Non ça ne m'est pas arrivé. En fait je dois avouer faire cette étude un peu "ex nihilo". J'espère que ça ne nuira pas trop à sa qualité, mais c'est probablement une bonne chose de pouvoir, en répondant à votre question, remettre à sa place cette analyse. Je ne suis pas un travailleur social, pas plus que je ne suis volontaire dans quelque association que ce soit. En tout cas pas pour l'instant. Je ne saurais pas bien dire si cela remet en cause la crédibilité de ce travail.

Écrit par : pikipoki | 13/02/2006

Merci pour votre réponse (la question venait de l'exemple du SDF).

Je pense que le gros de l'aide sociale en France est effectué par des fonctionnaires ou par des salariés d'associations qui font du service public, et la raison en est que c'est un travail de titan et sur la durée, je pense qu'il y a peu d'"amateurs" dans le domaine pour cette raison. (Ma mère et ma soeur travaillent dans le social.)

Arriver à savoir quand ses proches ont besoin d'aide et bien les aider est déjà suffisament difficile...

Écrit par : Laurent GUERBY | 13/02/2006

En fait, cette durée à laquelle je pense est seulement celle nécessaire pour qu'un processus d'aide arrive à son terme. Elle peut donc ne pas être très longue, mais parfois elle l'est.

Mais votre remarque sur le travail social est intéressante. Le "contrat" qui existe dans ce cadre délimité présente un intérêt important, que je compte aborder dans mon prochain billet de cette série.

Un petit point sur l'aide aux proches: vous avez tout à fait raison, et la difficulté peut d'ailleurs être augmentée du fait qu'on est plus partie prenante lorsqu'il s'agit de proches. Difficile alors de parvenir à toujours prendre la bonne distance par rapport au problème à affronter. En revanche la faculté d'investissement pour le résoudre est plus grande.

Écrit par : pikipoki | 14/02/2006

Vos proches ont bien de la chance de vous avoir!
Je suis étudiante en première année de médecine (préparation au concours) et aspire à travailler dans le social..!
Vous devriez enseigner!

Écrit par : Julie | 12/04/2011

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