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17/02/2006

Responsabilité et limite de l'aide

Billet précédent de la série

 

Nous avons vu dans la première partie de cette étude consacrée à l’aide qu’il y avait, pour que la relation d’aide puisse naître, deux barrières « naturelles » à rompre : l’égocentrisme de celui qui peut se rendre aidant, et l’orgueil de celui qui a besoin d’être aidé. Quelques mots encore avant d’aborder la deuxième partie de cette étude qui doit traiter de la relation d’aide en tant que telle, et notamment évoquer la dépendance dans laquelle cette relation plonge aidant et aidé.

 

Tout d’abord, on pourra évidemment compléter sa réflexion sur la notion de responsabilité envers autrui à travers la lecture de Lévinas (notamment dans Humanisme de l’autre homme) ou de Finkielkraut (il n’est sans doute pas nécessaire que je vous dise à quel livre je pense, si ?). Je me suis déjà largement étendu sur cette question et n’y reviens donc pas en détail ici. Tout juste me semble-t-il intéressant de rappeler la responsabilité à laquelle nous appelle la visage d’autrui. Responsabilité de le prendre en compte, de prendre soin de lui, dès lors que son humanité nous apparaît à travers son visage nu.

 

Nu c’est-à-dire insaisissable, qui n’est pas parcheminé des signes de reconnaissance que nous souhaitons bien souvent donner aux gens pour mieux les cadrer, pour mieux en simplifier la compréhension, pour finalement mieux pouvoir les ignorer. Le visage nu n’est pas recouvert de ces qualificatifs qui le réduiraient au territoire auquel nous voudrions le cantonner. Sa liberté témoigne de son altérité, la fait vivre. Et parce que je reconnais, contraint en cela par son visage, la vie qui s’exprime en l’autre, son altérité qui éclate littéralement à tous mes sens, ma responsabilité de le considérer naît.

 

Je voudrais également indiquer un texte qui offre une réflexion complémentaire sur ce point, que j’ai découvert dans un recueil de textes philosophiques sur la question d’autrui : Autrui, textes choisis et présentés par Mildred Szymkowiak. C’est un extrait d’Etre et avoir, journal métaphysique de Gabriel Marcel qui m’intéresse ici. Dans ce texte, Marcel indique que l’enjeu de la relation avec autrui est de faire passer l’autre du "lui" au "toi", lui étant cet individu indéfini, inconnu, lointain, tandis que toi est la personne connue, à laquelle je m’adresse, que je regarde et considère donc.

 

Afin que cette transformation du "lui" en un "toi" se fasse, Gabriel Marcel affirme qu’il est nécessaire de se dégriser de la conscience de soi-même. Car cette conscience de soi  se traduit par une délimitation de ce qui constitue notre champ personnel, et qu’en dessinant les limites de ce champ par la conscience que l’on a de soi, on s’empêche de franchir ces limites. Le cercle que l’on dessine autour de soi par cette « self-consciousness » nous prive de la possibilité de communiquer avec les autres. En étant trop conscient de soi, on n’est plus conscient d’eux.

 

Mais en se libérant de cette conscience de soi, on parvient à voir en l’autre un "toi", c’est-à-dire à ne plus regarder cet autre à travers sa nature (ce qui fait qu’il agit de telle façon et pas de telle autre), mais en tant que liberté. C’est en tant que liberté qu’il est véritablement autre et que je peux donc le traiter comme un "toi". Cette idée de Gabriel Marcel me semble très proche de la philosophie de l’autre développée par Lévinas.

 

Il apparaît donc que nous avons bel et bien une responsabilité à nous occuper d’autrui. L’aide que nous pouvons lui apporter n’est donc peut-être pas que ce présent magnifique offert dans un grand accès de bonté, mais aussi la réponse à un devoir qui nous échoit à tous. Mais attention sur ce point. Cette responsabilité ne doit à mon avis pas être interprétée comme une ardente obligation à laquelle rien ne puisse nous soustraire. Elle s’insère dans le cadre complexe du cours de nos vies, et entre en concurrence si j’ose dire avec d’autres responsabilités, dont celle-ci, qui n’est pas moindre,  de nous occuper de nous-même. Car il ne saurait être d’aide juste et efficace lorsqu’elle est donnée au détriment de nous-même.

 

L’investissement que met l’aidant dans la relation d’aide ne peut d’ailleurs pas être absolu. Il ne peut qu’être partiel. Sa première limite, Jean-Pierre Cléro l’indique clairement lorsqu’en introduction du texte que je vous ai déjà signalé (revoici le fichier pdf) il analyse la signification du mot aide dans les langues anglaises et allemandes. En anglais, le terme aide se traduit par helplessness, et en allemand par Hilflosigkeit. Ces deux mots, si on les traduisait littéralement en français, nous donneraient quelque chose comme « insecourabilité ». On le voit déjà à ces traduction, l’aide porte en elle-même un sens paradoxal qui fait douter jusqu’à la possibilité de son existence.

 

On comprend donc bien à travers cette remarque de Jean-Pierre Cléro que l’aide ne peut pas tout aider, et l’aidant ne peut pas tout faire pour l’aidé. Son investissement doit s’arrêter là où commence la nécessité de l’engagement de l’aidé pour se sauver lui-même. Car s’il est aidé, il ne reste pas moins comptable lui aussi de son propre sort. Et une aide qui ôte intégralement à l’aidé les moyens de reprendre sa vie en main est sans doute rarement bonne. On voit donc bien ici que l’enjeu principal de la relation d’aide est la mesure du chemin que l’aidant doit parcourir pour soulager l’aidé, et de celui que l’aidé doit faire lui-même pour retrouver son autonomie et vaincre sa détresse. En d’autres termes, le défi de l’aide est de trouver le bon équilibre de dépendance entre l’aidant et l’aidé.

 

Mais on s’apercevra dans le billet suivant que ce défi n’est pas simple à relever, et que la relation d’aide réserve en elle-même quelques chausse-trappes subtiles.

 

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