09/11/2005
L'affirmation de soi à travers Finkielkraut et Lévinas
Je redémarre actuellement la lecture d'un livre qui m'avait beaucoup intéressé. Certaines des idées que j'y ai découvertes continuent de me trotter un peu en tête, mais de façon plutôt vague car je n'avais pas pris de note lors de ma première lecture. Cette fois-ci j'ai décidé de le suivre tranquillement, page à page, crayon à la main et cahier sous ledit crayon. Ce livre c'est La sagesse de l'amour d'Alain Finkielkraut. Il y a beaucoup d'éléments qui m'intéressent dans ce livre, et certains que j'aimerais aborder ici, ne serait-ce que pour me forcer à mettre au clair ce que j'en ressors.
En premier lieu, et en suivant l'ordre du livre, c'est la question de l'affirmation de soi que je voudrais aborder dans ce billet, vue sous l'angle du livre de Finkielkraut (je précise que l'objet de son livre n'est pas du tout d'analyser la question de l'affirmation de soi, mais sa réflexion me donne matière à réfléchir sur mon sujet, et c'est pour cela que je me permets de la détourner de son but premier). Avant d'avoir lu le livre, voilà, de façon très résumée, la vision que j'ai de cette notion. S'affirmer selon moi, c'est prendre sa place parmi les autres. C'est-à-dire qu'il s'agit à la fois de prendre possession de son territoire propre, sans laisser les autres empiéter dessus, et de respecter celui des autres. C'est un peu "prendre sa place, toute sa place, rien que sa place".
La lecture du livre de Finkielkraut me permet de développer mon idée initiale. L'affirmation de soi est un processus dans lequel on doit agir sur deux "relations": soi avec les autres, et soi avec soi. Commençons par la seconde, en déroulant le fil de la démonstration de Finkielkraut. Finkielkraut pour démontrer son propos, se base en grande partie sur l'oeuvre d'Emmanuel Levinas.
Il part du drame d'Oblomov, un personnage célèbre de la littérature russe. Oblomov est affecté par une grande paresse. Une paresse qui n'est pas de celle que l'on traîne quotidiennement comme chacun de nos médiocres défauts, comme un trait de caractère commun, partagé par tant d'autres. Non. Sa paresse est hors norme, absolument énorme, démesurée, accablante. Qu'Oblomov délègue la gestion de ses terres ne suffit pas au repos qu'il recherche. Qu'il décide ensuite de ne plus ouvrir son courrier est encore insuffisant. Et quand il décide de rester toutes ses journées cloîtré dans sa chambre, sans même y laisser passer les rayons du soleil pour que ceux-ci n'engendrent pas de désordre, il reste toujours insatisfait dans sa quête d'inactivité et de quiétude absolue. Même dans cette situation, il reste encore trop "de tumulte dans son inaction", "trop d'être dans l'air". Quoiqu'il abandonne des activités humaines habituelles, et mêmes des plus primaires, il reste infailliblement enchaîné à sa propre vie. Il n'a aucun moyen de s'en "débarrasser", de s'en délier. Finkielkraut écrit :"Derrière le "il faut faire qui le submerge chaque matin de ses fastidieuses recommandations, Oblomov perçoit un "il faut être" plus inexorable et plus décourageant encore." Il est attaché à son fardeau, il sent chaque jour la charge de ce "il faut être", et aucune évasion n'est possible.
Je crois qu'on peut notamment percevoir l'impact de cette "charge" lorsqu'au contraire on en est délesté: lorsqu'on se sent inexplicablement léger, comme surplombant la foule, ignoré par elle comme un fantôme. C'est un peu le sentiment que j'ai eu dans mon voyage solitaire aux Etats-Unis et avant au Canada: la solitude m'apportait un sentiment de liberté difficile à décrire, très profond, très "primaire" en quelque sorte. J'avais l'impression de vivre une expérience particulière de par cette seule solitude, à l'autre bout du monde, dans un pays que je ne connaissais pas et où d'une certaine façon je n'existais pas.
Poursuivons. La rencontre de l'autre change la donne. Finkielkraut rapporte ici une analyse de Sartre (dans L'être et le néant), qui dépeint le tableau presque naïf d'un homme assis seul dans un parc, presque contemplatif. Dans cette description qu'il rapporte je retrouve un peu ce que je viens d'évoquer dans le précédent paragraphe. La félicité de l'évanescence, de se sentir impalpable et soustrait à l'emprise du monde qui nous entoure. L'irruption soudaine d'un nouvel individu dans le parc est alors un choc, et ceci à double titre. D'abord parce qu'il m'enlève de ce doux abandon, il me rappelle à moi, me ré enchaîne à mon être, à mon existence, à mon identité. Il fait retomber sur moi tout le poids de ma vie. Mais il me fait également violence en ce que son regard porté sur moi, à peine m'a-t-il réassigné la charge de mon existence, qu'il tire à lui cette existence pour la façonner selon ses yeux. Il me retire mon être pour en faire ce qu'il perçoit. Il me fait être tel qu'il me voit, et seulement tel qu'il me voit. Ainsi non seulement la charge de mon existence m'est retombée dessus, mais en plus elle ne m'appartient plus en propre, je n'ai plus prise dessus, j'en suis dessaisit. Finkielkraut cite alors Sartre en disant: "Je deviens alors projet de récupération de mon être".
L'affirmation de soi est là. C'est la mesure, le dosage complexe entre l'acceptation du regard de l'autre, de sa prise sur moi, du fait qu'il se rend au moins partiellement possesseur de mon être dans la relation que j'ai avec lui, que je m'abandonne donc à ses desseins. Et dans ce vacarme des images et représentations multiples que les autres font coexister de moi, il me faut également savoir affirmer ma propre version de ce qu'est mon être, me ressaisir de moi-même, en un mot: me recentrer. C'est une expression qu'on utilise souvent en gestion du stress. Se recentrer sur soi-même c'est ré-essentialiser ce que l'on est, c'est rappeler le fondement de notre être. C'est ce que l'on fait lorsqu'on entend son enfant se faire dire qu'il est maladroit et qu'on rétorque: "non il s'appelle Damien". On recentre son identité en effaçant les portraits biaisés que les autres ont voulus en faire. Il nous faut alors savoir dessaisir l'autre de notre être, s'en rendre à nouveau possesseur pour rappeler à l'autre notre identité fondamentale, et en passant, se la rappeler à nous-même.
J'espère que ce billet ne paraît pas trop fumeux. Je l'ai écris un peu rapidement, sur la base des notes que j'ai prises jusque là. Un autre billet suivra sur un autre sujet que cette lecture soulève, très lié à ce que l'on vient de voir ici.
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07/10/2005
La perpétuité: pourquoi et comment?
Un débat intéressant a été soulevé chez Paxatagore sur la question de la peine de prison à perpétuité, au travers du cas de Lucien Léger, récemment mis sous liberté conditionnelle après 41 ans de détention (il avait été condamné pour le meurtre d’un enfant de 11 ans).
Ce débat a soulevé plusieurs points :
1. Faut-il adopter la perpétuité réelle ? Les remises de peine sont-elles acceptables ? Sont-elles utiles ?
2. La fonction de la prison est-elle punitive ou éducative ? Dans quelle mesure peut-elle être éducative ?
3. La peine à perpétuité, même dans la mesure où elle peut-être réduite, n’est-elle pas plus cruelle et plus hypocrite que la peine de mort et, partant, cette dernière ne serait-elle pas plus souhaitable ?
Ces questions appellent une analyse approfondie. Encore une fois un blog me semble peu adapté pour ce type d’approfondissement. Mais en revanche rien n’empêche de lancer quelques réflexions et de proposer quelques idées pour prendre position. En prenant ces questions dans l’ordre.
1. L’application réelle des peines, notamment de la perpétuité.
Le fondement de l’argument qui plaide pour que les peines soient appliquées telles qu’elles sont énoncées au tribunal, à mon sens, c’est en grande partie que ne pas faire la peine telle qu’indiquée c’est ne pas respecter entièrement la décision de justice prise alors, et donc l’esprit de justice que cette décision entendait faire valoir. En effet, pourquoi condamner une personne à une peine si c’est pour que cette peine ne soit jamais respectée ? Quelle valeur donne-t-on aux décisions de justice, et donc à la justice elle-même, si celles-ci sont foulées au pied de façon systématique ? A cela s’ajoute très probablement chez les victimes l’impression d’être flouées, trompées par le système. En réduisant la peine de leur agresseur dans le fond, ne remet-on pas en cause le niveau de leur souffrance ?
Ces arguments ont une pertinence indéniable. Mais leur grand défaut c’est qu’ils ne sont bons que jusqu’à ce que la porte du tribunal se referme après la condamnation prononcée. Ils oublient que les choses ne s’arrêtent pas là. Après la peine doit être purgée. Et à partir de là l’application stricte de la fixité de la peine me semble montrer plusieurs défauts.
D'abord, la logique de réduction possible de la peine pour bonne conduite est un facteur d’apaisement qui rend la vie carcérale plus « acceptable », à la fois pour les détenus et pour les gardiens. Si les détenus savent qu’un bon comportement ne peut rien leur apporter, quelle motivation peut être la leur pour se conduire convenablement ? Sans cette carotte, on peut parier que les prisons seraient infernales à gérer.
Et surtout, cette perspective constitue un espoir, et cet espoir est à mon sens très important pour une raison fondamentale: il préserve la nature d’homme chez les détenus. Qu’est-ce qu’un détenu ? Que reste-t-il de l’homme chez celui qui a été condamné par sa société, par ses semblables ? La condamnation le stigmatise pour des défauts avérés qui sont, au moins en partie, une négation de sa nature humaine. Un assassin, lorsqu’il planifie puis exécute son forfait, se comporte en monstre, au mépris de ce qui fait de lui un homme. Fondamentalement, c’est ça le message de la condamnation. Mais aussi monstrueux soit son acte, l’individu n’en reste pas moins un homme. Cela rappelle un peu qu’il n’est pas ce qu’il fait. Le fait qu’une société se propose de donner ce message à ses détenus montre qu’elle se fonde par principe sur des valeurs humaines fortes.
2. La fonction de la prison est-elle punitive ou éducative ? Dans quelle mesure peut-elle être éducative ?
Disons les choses clairement. Si l’on assigne à la prison une fonction exclusivement punitive, alors c’est que notre processus relève du principe de vengeance. Et quelle peut bien être l’utilité de la vengeance pour la justice d’un pays, si ce n’est éventuellement la catharsis qu’elle permettrait ? Il me semble que la fonction punitive n’est donc acceptable que dans la mesure où on lui reconnaît une dimension éducative. A l’école, quand on a fait une bêtise, par exemple en parlant à son voisin au lieu d’écouter le professeur, on se fait punir. Mais cette punition à pour but de faire prendre conscience de la faute commise et de la mesure de cette faute. Plus la faute est grande, plus il y a de lignes à recopier. C’est cette intention mise dans la punition qui la rend « efficace ». Si elle ne porte pas en elle cette dimension, alors elle ne crée que des rancoeurs supplémentaires, et donc elle engendre une situation encore plus risquée.
Le problème qui se pose concernant les peines de prison est qu’il est difficile d’entrevoir en quoi la privation de liberté et l’humiliation d’être privé de sa nature d’homme peut être éducatif. La prison porte en elle une limite intrinsèque par le traumatisme qu’elle représente. Dans un monde idéal, il faudrait être en mesure de « soigner » les criminels afin de s’assurer qu’ils ne répètent pas leurs crimes. Mais nous ne sommes pas dans un monde idéal. Et nous ne sommes pas capables aujourd’hui de « soigner » tous les dysfonctionnements qui peuvent amener un homme à se mettre hors-la-loi. L’écartement de ceux-ci apparaît donc comme une solution, entre d’autres. Je crois pour ma part, que cette punition permet en partie, et peut-être souvent, de faire prendre conscience aux condamnés la mesure de leur faute, et donc que ce seul enfermement les éduque en partie. On peut également ajouter le fait que la plupart des pensionnaires de prison ont sans doute peu envie d’en refaire l’expérience. Et comment l’éviter ? En se mettant en conformité avec les règles de la société. N’est-ce pas là aussi un élément « éducatif « ?
3. La peine à perpétuité, même dans la mesure où elle peut-être réduite, n’est-elle pas plus cruelle et moins hypocrite que la peine de mort et, partant (mon ajout au débat), cette dernière ne serait-elle pas plus souhaitable ?
C’est le point du débat le plus important à mes yeux.
Sur quoi s’appuierait cet opinion? D’abord sur la cruauté, très réelle, de la peine à perpétuité. Lucien léger est resté 41 ans en prison. C’est une forme de violence exceptionnelle que l’administration judiciaire a exercé contre lui. Que peut-il rester d’un homme après qu’il a passé si longtemps en prison ? Un autre argument est avancé, très intéressant, qui relève l’hypocrisie qu’il peut y avoir à condamner à perpétuité afin de ne pas se donner la mauvaise conscience d’avoir tuer un homme, sans pour autant lui offrir une condition plus enviable que la mort. Je serais pour ma part presque d’accord avec cet argument si la peine de perpétuité était réelle et que, comme certains le suggèrent, les condamnés à perpétuité mourraient effectivement en prison.
Mais je ne le suis pas. Outre certains arguments pragmatiques, comme le fait que la peine de prison, notamment de perpétuité, est réversible, ce que n’est évidemment pas la peine de mort, je trouve principalement à cela une raison absolument fondamentale, de principe, que je vais tenter d’exposer le plus précisément possible.
J’ai des lectures un peu réduites, mais certaines me fournissent déjà beaucoup d’éléments de réflexions, et je les utilise donc de façon un peu récurrentes. On m’excusera donc de citer à nouveau les Fondements de la métaphysique des mœurs de kant. Je cite un passage de la deuxième section de ce livre : « L’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin »[…] « Ainsi je ne puis disposer en rien de l’homme en ma personne, soit pour le mutiler, soit pour l’endommager, soit pour le tuer ».
L’homme est une fin en soi. Voilà une notion qui, si elle était plus présente à l’esprit des gens, permettrait d’améliorer bien des choses. Elle permet entre autre de comprendre que, par principe, la peine de mort est inacceptable. Car elle pose la valeur d’une vie humaine comme relative. Ce qu’elle n’est pas, en aucun cas, même pour ce qui concerne les pires criminels. Il n’y a pas de hiérarchie dans la valeur de la vie des hommes. Ce qui peut être hiérarchisé ce sont éventuellement les actions de ceux-ci, mais en aucun cas leurs vies qui ont toutes une valeur identiquement respectable et qu’il convient de défendre avec la plus grande conviction.
Il y a une chose que les partisans de la peine de mort oublient (aux rangs desquels je ne range pas les débatteurs chez Paxatagore, je déborde un peu ici de la question qui était discutée chez lui). Si l’on pose comme principe acceptable qu’on peut ôter la vie d’un homme par voie de justice en condamnation d’un acte criminel de sa part, fondamentalement on envoie à tous les hommes le message que leur propre vie a elle aussi une valeur toute relative, que d’une certaine manière on ne peut pas lui rattacher de dignité puisqu’on peut opposer à sa valeur un « prix » qui serait le calme social (la dignité, toujours selon kant, étant ce à quoi on ne peut pas opposer d’équivalent, comme un prix). Dans La liste de Schindler, le film de Spielberg, on entend une phrase extraite du Talmud : « tout homme qui sauve une vie, sauve l’humanité toute entière ».Mais il y est aussi écrit : « Tout homme qui tue une vie, tue l’humanité toute entière ». C’est exactement ça. Une société qui accepte de tuer pour le « bien social » se tue elle-même. Elle se dit à elle-même qu’elle n’est pas pourvue de dignité.
Et pour ma part, pour clore cette dernière question, je dirais que ma surprise serait très grande si, questionnés sur la possibilité de choisir entre la prison à perpétuité, fut-ce avec une peine réelle, et la mort, les condamnés étaient nombreux à choisir la mort. Je suis absolument certain qu’on ne trouverait que quelques très rares exceptions qui demandent à être exécutés.
Add: je m'aperçois ce matin que le simple lien que j'avais mis vers le billet de Paxatagore s'est transformé en trackback chez lui. Ne me demandez pas comment, je n'en ai aucune idée! J'avais souhaité ne faire qu'un simple lien pour ne pas me faire une publicité que je juge un peu imméritée, si certains lecteurs ont le même sentiment, qu'ils m'en excusent donc.
18:00 Publié dans Un peu d'observations | Lien permanent | Commentaires (26) | Facebook |
23/09/2005
Nos surfeurs d'argent
Il y a quelques années déjà, j’ai lu une BD de Mœbius qui s’appelle Le surfeur d’argent. Il y a je crois une bataille entre les aficionados du surfeur d’argent de Mœbius et ceux de la version des Marvel comics de Lee Stan et Buscema John, chacun arguant que son surfeur d’argent est le seul, le vrai. Mais là n’est pas l’objet de ce billet. Ce qui m’a intéressé dans cette BD c’est ce que dit le héros à la fin de l’histoire, une fois qu’il a battu Galactus, le méchant.
Si je me souviens bien de la scène, la bataille finale a lieu dans les airs, car le surfeur d’argent a, entre autres extraordinaires pouvoirs, la capacité de surfer dans l’air et, tel un faucon, de fendre la bise sur les vilains, qui passent eux aussi leur temps en sustentation. Pas très sympas avec Newton qu’ils sont les gars. Galactus perd lamentablement, et le surfeur d’argent, décidemment pas à l’aise sur la terre ferme, décide d’aller contempler sa victoire du haut d’une tour. La foule est en délire. Galactus, le tyran, gît sur le sol, broyé.
Mais ce spectacle de liesse populaire qui suit la victoire du bien contre le mal ne réjouit pas le surfeur d’argent, qui en plus d’être un super héros avec un super collant, est aussi un grand philosophe. Il est debout, à côté d’une sorte de docteur Watson à lui et lui dit environ: « Voyez donc ce qui se passe. Tous ces gens qui célèbrent ma victoire et mon héroïsme. Et entendez-les réclamer qu’après avoir défais l’infâme Galactus, je prenne moi-même les rênes du pouvoir. Ces fous, ils ne se rendent pas compte que ce qu’ils réclament c’est un nouveau dictateur. Un nouveau tyran. Qu’ils remplaceront plus tard encore par un autre. » Dans une logique sans fin… Ca valait bien la peine que le surfeur d’argent se déplace et se batte pour eux tiens.
J’y trouve une idée très juste. Je m’explique. Il y a une certaine tendance populaire à rechercher des héros, dans tous les domaines, sportifs, politiques, scientifiques, philosophiques, et à ensuite se retrancher derrière ces héros pour l’analyse et la prise de décision que nécessitent les principaux évènements qui surviennent dans le monde. D’une certaine façon, ces héros servent eux aussi d’étendards. Ces héros sont transformés en leader d’opinion, parfois contre leur gré, et servent en quelque sorte de caution morale pour la population qui va adhérer à ce qu’ils disent, parfois beaucoup plus par facilité que par conviction.
Car je crois qu’une des inclinations les plus répandues chez les hommes, c’est de chercher à être en tout déchargés de responsabilités. De n’avoir aucun compte à rendre à personne. Et de pouvoir vivre ainsi de façon totalement « libre », déliée de ce contrôle des autres qui s’impose dès lors que l’on se rend responsable de ses actes. C’est de pouvoir vivre dans une forme de tranquillité parfaite semblable à une bulle légère, comme des bienheureux extraits du monde et de tous ses éternuements.
Ainsi, en érigeant des héros, on leur attribue ces responsabilités dont on ne veut pas. Pourtant, et c’est là le joli paradoxe de la chose, pour que cette abdication ne soit pas totale et que l’on conserve ainsi notre fierté d’hommes de bien, on attribue à ces héros le devoir de ne jamais faillir dans leur exemplarité. C’est-à-dire que tout en refusant d’être responsable, on ne s’interdit pas pour autant de juger ceux qui le sont pour nous. Et puisque d’une certaine façon ils représentent les valeurs qu’on n’a pas eu le courage de représenter soi-même, il est indispensable qu’ils les représentent le plus parfaitement possible. Un faux-pas de leur part suffirait pour que l’opprobre s’abatte sur eux aussi fiévreusement qu’est venue la gloire.
Mais cette abdication a évidemment un vice majeur, que l’on observe assez clairement dans la vie politique de nos jours. On attend tout de ces héros que nous élisons. Nous attendons d’eux qu’ils soient des guides clairvoyants, des décideurs … décidés et avisés, bref des individus parfaits dont on n’acceptera pas la moindre erreur. En fait on se comporte comme si ces gens là n’étaient pas du même monde. Comme s’ils se résumaient à leur fonction et que dans cette mesure ils devaient la remplir sans fourvoiement. On oublie deux choses dans ce comportement : la première c’est bien sûr que ce ne sont que des hommes, et qu’ils sont donc faillibles comme nous. La deuxième, et là je ne parle que du point de vue politique, c’est que la démocratie ne se confie pas, fusse à des hommes suprêmement intelligents et bons pour qu’ils en prennent soin pour nous. Elle ne se gère pas par procuration. Par définition elle est l’affaire de tous. Ca ne signifie pas qu'on ne peut pas élire des gens pour la faire vivre, mais qu'il nous revient à tous d'être vigileants pour qu'elle perdure.
Cela rejoint je crois l’analyse que j’avais faite il y a déjà quelques temps. La démocratie vit parce que ceux qui l’ont voulu la font vivre. En confiant à un organe, l’état, les pouvoirs qui lui permettent de garantir de façon satisfaisante les droits et les libertés de chacun, et d’assurer un certain développement humain, et en restant vigilant sur la conduite qui est faite de la chose publique. C’est ainsi que l’état peut vraiment s’entendre au sens large, comme composé de tous ses membres, c’est-à-dire du peuple dans son intégralité. En d’autre terme, que des hommes soient élus pour gérer une nation ne nous rend pas moins responsables, au moins en partie, de la conduite de cette nation. On ne peut pas utiliser une élection comme bouclier pour dire quand on nous demande des comptes sur la gestion de l’état : « ce sont eux les responsables, nous n’y sommes pour rien. » Certes il revient à ces élus de gérer au mieux la chose publique, mais en aucun cas cela ne nous dédouane de toute responsabilité sur cette gestion. Dans une démocratie chacun est responsable.
Et je crois que cette inclination à chercher dans les hommes politiques des surfeurs d’argent est particulièrement sensible en France. Elle se manifeste notamment par la place particulière qu’a le président de la république, dont on dit d’ailleurs de plus en plus qu’il cumule des pouvoirs de façon presque monarchique. J’ai pour ma part un peu le sentiment que lors de l’élection présidentielle, la France s’arrête comme s’il s’agissait là d’un aboutissement, presque un aboutissement ultime. C’est très symptomatique d’une importance excessive que l’on donne à cette élection et au personnage que l’on y élit, ce dernier devenant à cette occasion une sorte de champion national.
On pourrait même pousser la comparaison un peu plus loin. La tendance assez prononcée en France à toujours rejeter les élus qu’on a mis en place me semble relever d’une attitude similaire à celle qui est fustigée dans la BD de Mœbius. Nous avons une relation très délicate avec le pouvoir (comme avec l’argent). Je caricature mais en gros chez nous, le pouvoir c’est sale. Et très souvent, de façon sans doute excessive, on voit dans les hommes de pouvoir des dictateurs en puissance. Simplement parce qu’ils ont le pouvoir. La tentation est alors forte de vouloir les remplacer, dans un réflexe presque maladif de lutte contre la tyrannie. C’est exactement le même comportement que celui de la foule dans la BD. Peut-être est-il temps de mener une vraie réflexion de fond sur la responsabilité qu’a chaque citoyen dans la vie politique de son pays, et sur le rapport que nous entretenons avec le pouvoir. Car à y regarder de près il me semble que ce comportement que nous avons en France est signe d’une démocratie qui n’est pas encore véritablement passée à l’âge adulte.
Et puis il faut ouvrir les yeux. Comment a-t-on pu confondre Chirac avec le surfeur d’argent ? Allons.
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17/09/2005
L'état c'est la civilisation !
Je découvre, avec un peu de retard, un article (malheureusement accessible uniquement aux abonnés, il est extrait du Salon magazine de San Francisco) très intéressant, relevé la semaine dernière par le toujours aussi bon Courrier International, et titré : L’état, c’est la civilisation !
L’article fait partie du dossier du Courrier International sur la catastrophe du cyclone Katrina, et il l’œuvre du sociologue Alan Wolfe. Au-delà de l’analyse, que je partage en grande partie, qu’Alan Wolfe fait de l’évènement, son article me semble dépasser le seul cadre du drame qu’on vécut les américains. Il propose une réflexion sur le rôle de l’état en tant qu’élément de civilisation. Il montre en quoi l’état est bien le garant de la civilisation, et ce qui nous permet de vivre en tant qu’êtres humains, et pas justes comme des bêtes.
L’article part d’une reprise d’une idée du philosophe anglais Thomas Hobbes qui montrait que sans autorité, nous vivrions en état de guerre perpétuelle. Cela signifie en quelque sorte que livrés à nous-mêmes dans la nature, nous reviendrions à l’état de nature (pour être plus précis je dirais que nous reviendrons à l’état de notre nature primale, un peu ce que Laborit désignait sous les comportements dictés par notre cerveau reptilien). Ce phénomène s’est très largement manifesté à la Nouvelle-Orléans, et c’est en grande partie lui qui est à la base des réactions d’horreur, bien au-delà à mon avis des réactions envers l’administration américaine. On a entendu ou lu beaucoup de gens dire : comment peut-on en arriver là dans un pays dit civilisé ?
Mais en réalité nous n’avons fait que redécouvrir l’importance de l’influence de notre cerveau reptilien sur nos comportements. Importance que l’on sous-estime très largement dans notre quotidien ! Nous avons redécouvert qu’en l’absence d’autorité, nous avons tous tendance à nous conduire comme des bêtes, avec pour seul objectif de satisfaire nos besoins primaires. Rien de neuf sous le soleil dans le fond.
Que retire-t-on de cette observation ? Et bien que l’homme ne s’est extrait de son animalité qu’en se donnant des règles de vie, lui permettant une mise en commun avec les autres hommes de ce qu’il a et de ce dont il a besoin. C’est par l’érection de ces règles, par la naissance de la solidarité, que la civilisation peut naître. C’est ainsi que l’homme devient véritablement un homme et pas seulement un mammifère un peu plus développé que les autres. J’ose dire que cela rejoint en partie ce que je relevais il y a quelque temps. Etre un homme, ce n’est pas juste avoir deux bras, deux jambes, un ventre, un visage et des sens. C’est penser, c’est raisonner et se raisonner, c’est apprendre à vivre en société, et donc apprendre à échanger et enfin à s’entraider.
Et l’état (au sens large) est bien entendu le principal garant de cette civilisation que l’homme fait naître. Parce que c’est lui qui détient la règle, la fait appliquée, et sanctionne lorsque celle-ci est bafouée. Il est le gardien de la loi et le représentant des valeurs qui font que l’humanité peut s’ériger des objectifs, des horizons autres que la seule réponse à nos besoins de primates. Cette réflexion me semble très intéressante pour comprendre quelle place on peut accorder à l’état dans les domaines politiques économiques et sociaux. Il m’apparaît très clairement, que l’abandon total de l’état dans une de ces trois disciplines, serait, au moins en partie, un retour vers notre état de nature animale. C’est notamment, à mon sens, toute la limite de la logique économique libérale.
Ainsi il est bon parfois de se rappeler que si nous sommes bien issu du règne de la nature, notre nature d’hommes nous a fait nous en extraire, partiellement au moins (puisque notre cerveau reptilien est là pour nous rappeler quelles sont nos origines…). Ce sont les règles, essentiellement sociales, que nous avons établies, que nous nous sommes données à nous-mêmes, qui nous ont permis de nous en extraire, et d’accéder à notre nature d’homme. Si nous ne savons pas faire vivre ces règles, et respecter l’entité, l’état, qui en est garante, alors nous nous retirons notre nature d’homme, nous agissons en négation de ce que nous sommes.
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16/09/2005
Le miroir de nos choix
Je me souviens d’une réflexion que je m’étais faite un soir après avoir assister à un spectacle à l’opéra Bastille. A la fin du spectacle, 99% du public s’était mis à applaudir fort bruyamment son bonheur d’avoir assisté à un représentation de grande qualité. Mais dans ce concert de bravos et de claquements de mains, je ressentais comme un hic, en fait même une certaine colère, parce qu’il me semblait très clairement qu’il y avait dans ce public un très grand nombre de personne auxquelles il aurait suffit de vendre des billets dans ce même opéra, que les places aient le même prix et que le spectacle soit donné dans le même décor, mais en y faisant venir une troupe d’amateur ayant appris l’art lyrique en 3 mois sur du Cleyderman, pour que le résultat soit le même à la fin : applaudissements et bravos à qui mieux mieux.
Ce fut notamment très visible lorsque la soprano apparût et eût droit à une ovation aussi immodérée qu’imméritée. Car elle n’avait pas été terrible, loin s’en fallait. Mais voilà, c’était la soprano, et ils n’y comprenaient pas grand-chose : soprano… opéra… il ne pouvait s’agir que d’une diva voyons ! Mouais… Pressentant donc que ces gens là eussent applaudis au moindre spectacle donné dans les mêmes conditions, sans le moindre esprit critique quant à la véritable qualité de ce spectacle (mais bon sang, quand une soprano ne parvient pas à faire porter sa voix, on s’en aperçoit sans difficulté !), j’ai compris que dans le fond, ils n’applaudissaient pas véritablement le spectacle (puisqu’ils ne le jugeaient pas, ils ne l’évaluaient pas).
Mais alors, qu’applaudissaient-ils ? Et bien à mon avis la réponse est extrêmement simple, bien qu’elle puisse paraître fort étrange : ils s’applaudissaient eux-mêmes. C’est-à-dire qu’en applaudissant à tout rompre les différents chanteurs, costumiers et autres metteurs en scène, ils utilisaient ladite scène comme un miroir qui leur renvoyait le prestige qu’ils étaient en train d’attribuer au spectacle. Ils approuvaient leur choix d’être venus, qui plus est à l’opéra qui, malheureusement, continue de véhiculer chez beaucoup l’image d’un divertissement d’élite. Ils étaient donc eux-mêmes cette élite. Tout le montrait autour d’eux, ou semblait le montrer à leurs yeux. Mais cela aurait été grandement gâché s’il leur avait fallut reconnaître la médiocrité du spectacle, ou même seulement d’un de ses acteurs.
Tandis qu’en applaudissant ainsi à tout rompre en respectant la convention qui voudrait visiblement à leur yeux qu’une soprano soit nécessairement l’héritière de la Calas, et qu’un opéra donné dans un salle qui s’appelle opéra soit forcément le sommet des sommets du bon goût culturel, leur propre prestige à être spectateur dudit opéra était alors grandit vers des cieux toujours plus hauts.
Mouais vous dites-vous. Mais où tout cela nous mène-t-il ?
Et bien je crois qu’on peut faire un parallèle assez proche concernant l’essentiel de nos choix. A mon sens, ceux-ci sont guidés selon deux voies principales, antinomiques : d’un côté la voie primale, instinctive, et de l’autre celle des valeurs. C’est vrai en particuliers concernant nos choix en matière de politique.
En effet, il y a à mon sens deux éléments principaux qui rentrent en ligne de compte quand nous établissons nos choix politiques (typiquement, lors d’un vote):
- Que ce choix, comparativement aux autres, nous paraisse être celui qui répond le mieux à nos besoins personnels (dans une vision totalement égocentrée). C’est l’équivalent de la voie primale.
- Que notre choix nous donne une bonne image de nous-même. Qu’il nous permette de nous dire que notre image sociale est celle de quelqu’un de bien, quelqu’un qui a une vraie valeur humaine. C’est sur ce deuxième point que le marketing politique et la communication interviennent.
Il va s’agir pour ces disciplines de parrer le camp pour lequel elles œuvrent de valeurs. Je vais ici utiliser volontairement une caricature, pour simplifier et éclaircir mon propos. Il y a deux grandes valeurs qui s’opposent dans la vie politique française à mon sens. A gauche ce sont les valeurs morales, à droite c’est l’intelligence et la réussite qui l’accompagne. C’est très sensible ces temps-ci, notamment à gauche. A ce titre, l’accusation du groupe PS traditionnel représenté par Hollande d’être constitué de « social-traîtres » me semble très symptomatique. L’accusation porte sur un point moral. Hollande et sa clique sont des traîtres vis-à-vis de la société. Et au final, puisqu’ils sont traîtres, ils sont comme les gens de droite : misanthropes et égoïstes.
Du coup, les programmes politiques semblent se résumer de plus en plus à une simple bataille d’étendard : « je suis un homme meilleur que toi, en faisant mon choix tu feras un choix d’humaniste » « je suis plus intelligent que toi, en faisant mon choix tu feras donc forcément le bon puisque je sais mieux évaluer les choses ». Le problème principal est que ces étendards remplacent in fine les idées qu’ils sont censés soutenir. Dans certains débats on s’aperçoit qu’il suffit désormais de dire dans quel camp on se trouve pour que tout soit dit. On ne va pas plus loin que la bannière songeant que celle-ci remplace tous les discours. Et on retombe dans certains pièges en surinterprétant.
Cela pose à mon avis un problème majeur. Deux en fait. Le premier c’est qu’il n’y a plus de vrai débat, c’est-à-dire d’échange d’idée, chacun s’en tenant à essayer de faire entrer son idée dans le crâne de l’autre. Le deuxième, c’est que les idées disparaissent complètement derrière leurs étendards. Le risque existe alors que ceux-ci, utilisés à outrance, finissent par se dissocier des idées qu’ils devaient initialement représenter. Du coup, il n’y a plus de vraie réflexion critique menée sur les différentes idées politiques qui pourraient mériter d’être mises en avant. On privilégie la réaction systématique de rejet de choix qui, étant faits par un camp, ne peuvent que confirmer tout le mal qu’on pense de ce camp. Je crois que c’est surtout vrai pour les réactions que l’on voit dans les partis des extrêmes, de gauche comme de droite.
Et ces partis jouent sur ces étendards. A l’extrême gauche notamment, utilisant un vocabulaire de compassion, de souci des autres, notamment des plus faibles, on utilise la corde sensible pour dire aux gens : nous sommes des gens biens, altruistes, humanistes. Si vous vous joigniez à nous, vous ferez la preuve que vous l’êtes aussi. Les problèmes politiques et l’analyse des solutions que l’on peut y proposer sont toujours complexes. Parfois extrêmement complexes. Parce que dans des sociétés de plusieurs millions d’habitants, un problème concerne des milliers de personnes, mais pas toutes de la même façon. Il est alors bien rare que les solutions à prendre soient simples. Mais il est aussi bien difficile d’expliquer dans le détail la complexité de ces sujets. Les étendards sont alors des outils forts pratiques, servant à vulgariser, quitte à réduire.
Tout le talent consiste donc à ce que ces étendards renvoient aux gens une bonne image d’eux-mêmes. Si l’on obtient cela, une grande partie du travail est faite. Les gens se sentent rassurés. Ils pensent que leurs intérêts sont sauvegardés par leur choix, et plus encore, que leur valeur personnelle s’en trouve augmentée. Et ainsi, un peu comme à l’opéra, leur candidat dans le fond, ce sera eux-mêmes. Evidemment qu’ils vont voter pour lui !
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01/09/2005
Imprécis de téléologie
Il y a bientôt un mois, sous ce billet là, Raphaël avait indiqué que selon lui mon texte laissait entière la question principale qu’il fallait dénouer à savoir: quels sont nos gros cailloux, et donc, selon lui, quel est le sens de notre vie ? Un peu précipitamment je lui avais répondu que je tenterai de répondre à cette question (j’en rougis désormais tellement cela me paraît avoir été vaniteux de ma part). Et bien ce jour est venu où je vais tenter d’esquisser une réponse (aargh oui je sais ma vanité est donc revenue, mais j’ai promis) à Raphaël. Ce n’est vraiment qu’une esquisse toutefois, car si j’étais capable de répondre entièrement à une telle question, j’aurais déjà atteint le panthéon des grands hommes de mon vivant, ce qui, je le crains, n’arrivera jamais.
Mon idée vient d’abord d’une observation générale sur la nature. La plante semble toute entière orientée vers le développement de ses tiges, de ses feuilles, de ses pétales, bref de tout ce qui fait qu’on lui reconnaît la qualité de fleur, la fourmi passe son temps à construire la fourmilière ou à chercher de la nourriture pour sa communauté, permettant ainsi le développement de celle-ci, le singe se nourrit, dort, joue à la coinche (pour les plus développés d’entre eux). Bref, la nature et tous les éléments qui la constituent semblent répondre à une règle simple, qui est de réaliser ce pour quoi ils sont programmés, leur essence. Ce programme peut quasiment se résumer à la perpétuation de l’espèce (reproduction donc, et aussi mise en place des conditions qui lui permette de se protéger raisonnablement des autres et d’assurer un certain développement).
Concernant l’homme, l’idée est assez similaire, mais elle est complexifiée car notre nature est justement bien plus complexe que celle d’une simple plante (je ne m’attarde pas sur le cas des mammifères qui pourraient mériter une étude plus approfondie, mais après tout, le sens de leur existence m’intéresse moins que le nôtre).
Dans l’Ethique à Nicomaque Aristote développe cette idée d’un programme pour lequel les choses sont faites. Il en vient à ce sujet en distinguant les différents types de causes qui existent.
- La cause matérielle, comme le marbre qui constitue une statue (sans le marbre la statue ne serait pas une statue de marbre, donc il en est une cause).
- La cause formelle : le plan, la forme de la statue dans l’esprit du sculpteur avant qu’il ne la crée, l’idée de la statue en quelque sorte.
- La cause efficiente : le sculpteur et ses coups de burin sur le marbre.
- La cause finale enfin, c’est-à-dire l’objectif poursuivi : sculpter une jolie statue (vous l'avez reconnue?).
Aristote montre que si on méconnaît cette dernière cause dans l’analyse d’une chose, alors on appréhende celle-ci bien mal. Si je considère un gland (non pas vous), je ne le connais bien qu’en sachant qu’il deviendra plus tard un chêne. Cette fin, ce programme contenu dans l’être et qui le pousse en quelque sorte à « devenir ce qu’il est », Aristote le nomme le télos, et de là naît la téléologie, c’est-à-dire la philosophie qui en gros dit qu’il y a un principe directeur, une fin qui agit dans la nature et qui la fait réaliser ce qu’elle est. Et Aristote remarque l’extraordinaire universalité de ce principe. Rien ne semble s’en écarter, et tout ce passe comme si une main invisible agissait en tout pour orienter ce processus (attention : Aristote ne considère pas que cette main est nécessairement Dieu).
Ainsi, l’homme bon est celui qui réalise bien sa fonction, son télos. Pour résumer cette idée, et la formuler avec mes propres mots, il s’agit de devenir véritablement un homme, c’est-à-dire de faire valoir ce qui est propre à notre nature humaine, et j’ajouterais, à notre nature individuelle. Je dois donc devenir un homme, c’est-à-dire développer ce qui en moi fait qu’on peut me reconnaître comme faisant partie de la communauté des hommes, et également devenir moi, c’est-à-dire développer ce qui en moi fait qu’on me reconnaît comme un individu original. C’est un peu la formule « deviens qui tu es » (à manier avec prudence cependant, comme toutes les formules toutes faites).
Maintenant que j’ai dit ça, Raphaël pourrait toutefois me rétorquer qu’il n’est pas beaucoup plus avancé. Comment on le trouve notre télos ? D’après ce que j’ai dis au paragraphe précédent, on va devoir répondre à deux questions : qu’est-ce qui fait que je suis un homme ? et quelle est, au-delà de ma nature d’homme, ma nature propre qui me fait être un individu original? On comprend clairement que répondre à ses deux questions est un exercice très complexe, et je n’aurais pas la prétention d’y répondre vraiment, surtout pour ce qui est de la deuxième question pour laquelle il appartient à chacun d’investiguer. Mais je ne voudrais pas vous laisser en plan comme ça malgré tout, et je vous propose quelques « indices ».
Qu’est-ce qui fait que je suis un homme ? Aristote pour sa part répond à la question « en quoi consiste la fonction de l’homme » en disant que c’est ce qui est irréductiblement et exclusivement humain. Ce qui nous est propre et à nous seul. Cherchons donc ces caractéristiques irréductiblement humaines. Il y a tout d’abord des critères biologiques que l’on peut dégager pour répondre à cette question, critères qui dévient progressivement vers la sociologie : nous sommes les champions des bipèdes (quoique cette bipédie reste partiellement inachevée chez l’homme, ce qui est notamment une cause du mal de dos), nous parlons et pouvons donc avoir des échanges complexes, et nous nous distinguons également par certaines « activités » ou comportements qui nous sont propres : le culte des morts, le rire, l’art, la philosophie.
J’introduis une parenthèse concernant l’art car c’est un sujet qui m’intéresse particulièrement. En effet, l’art fait partie des activités qui ne répondent à aucune nécessité pratique (c’est aussi le cas de la philosophie, ou du rire) mais qui ne nous sont pas moins nécessaires d’un point de vue spirituel. L’art est à mon sens une des activités les plus nobles, et par laquelle on exprime le plus intensément notre humanité. Dans Du spirituel dans l’art Kandinsky analyse ce qui constitue l’art, et il dégage trois critères principaux pour cela. L’œuvre d’art exprime à la fois :
- La vérité intérieure de son créateur (sa vérité individuelle).
- La vérité du temps dans lequel il s’inscrit, de sa période et de son environnement considérés de façon générale.
- Une vérité universelle à l’homme.
Toute œuvre dans laquelle on retrouve ces éléments est une œuvre d’art selon Kandinsky. Cette vision est très intéressante et rejoins je crois tout à fait notre préoccupation dans ce billet. Car l’art tel que Kandinsky le définit est alors bien une activité par laquelle l’homme réalise se qui le fait homme, et également ce qui l’identifie en tant qu’individu original.
Pour donner une réponse synthétique à cette première question je dirais donc que ce qui nous fait homme ce sont tous les éléments par lesquels nous nous sentons faire partie de la communauté des hommes, tout ce qui nous rattache à eux comme à des semblables. La communication donc, l’échange sous toutes ses formes (l’art en est une), mais aussi l’entraide par laquelle on ressent que l’autre est aussi une part de nous-même. Je ressens de la tristesse lorsque j’apprends un drame à l’autre bout du monde parce que je reconnais en celui qui souffre de ce drame quelqu’un qui m’est semblable et avec qui fondamentalement je partage une même nature.
Comme je l’ai déjà indiqué, il est beaucoup plus difficile de répondre d’une façon générale à la deuxième question : « quelle est ma nature propre ?» car nous entrons là dans la dimension qu’il revient à chacun d’explorer, et qui est en partie inaccessible aux autres. C’est ici un travail d’introspection qu’il faut mener, et ce travail est rendu encore plus ardu par deux aspects :
- Nous ne sommes pas des êtres figés, et ne pouvons donc pas envisager de découvrir qui nous sommes en espérant faire une photo à un instant T et nous baser sur cette photo pour fonder notre comportement jusqu’à la mort. Ce travail d’introspection et de découverte de soi est donc un chemin qu’il nous faut mener durant toute notre vie. Il y a donc une part un peu insaisissable ici.
- Cette nature individuelle que nous cherchons à découvrir est en partie transcendantale, c’est-à-dire qu’elle n’emprunte pas tous ses éléments à nos expériences, ou en tout cas d’une façon tellement détournée qu’il nous est impossible de distinguer ce qui, dans nos expériences, nous a amenés à être ceci ou cela. C’est donc une réflexion complexe qu’il faut mener sur nous-même pour découvrir ce qui nous meut personnellement.
Pour aider un peu à y voir plus clair sur ce dernier point en incarnant plus cette question, j’indique certaines pistes que je pense avoir entrevues pour moi-même.
Quand j’étais petit garçon, j’avais deux grandes passions : l’astronomie, et la musique (surtout classique). En été je passais des heures le nez tendu vers les étoiles, j’apprenais le nom des constellations, je lisais des revues, je parcourais des livres de photos. Et j’écoutais en boucle Piccolo et Saxo (encore aujourd’hui je pourrais vous sortir plusieurs répliques de tête), ainsi que d’autres disques de musique que je découvrais progressivement (je ne me suis pas jeté sur l’opéra à 6 ans, je vous rassure). Et j’ai compris que mon goût pour l’astronomie était en fait surtout un goût esthétique, lié aux photos, à l’observation des étoiles, etc, car dès qu’il s’est agit de plus de technique je m’en suis très vite détourné.
Je comprends donc que l’esthétique (le beau si vous voulez, mais j’hésite à employer ce terme tant ce billet doit déjà paraître prétentieux) occupe une part importante chez moi. J’aime aussi bien réfléchir à divers sujets, et en particulier je prends un très grand plaisir à échanger, que ce soit sur des questions de fond ou plus simplement entre amis, de nos vies, de nos goûts, etc. Si je trouvais une activité professionnelle qui me permette d’allier ces différents intérêts, ce serait le pied ! Mais déjà je perçois qu’exercer une activité artistique (simplement jouer du piano, en tant que hobby par exemple) me permettrait de me sentir plus en harmonie avec moi-même. Mais avant tout ça il y a quelque chose que je sens de façon assez aigue. En fait moi mon truc, ce qui me plairait vraiment, ce serait de devenir un jour père, et de fonder une famille heureuse. Je ne dis pas ça juste comme une tarte à la crème. Non, c’est vraiment quelque chose pour quoi je me sens fait.
J’en termine ici avec ce billet déjà long. La question mériterait bien sûr des approfondissements, mais j’espère avoir esquissé quelques idées pas trop farfelues. Je reviendrai peut-être sur ce sujet plus tard.
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21/07/2005
Peut-on rire de tout?
Je propose aujourd’hui un billet qui me trotte dans la tête depuis quelques temps déjà, sur le sujet : peut-on rire de tout ?
J’ai récemment eu une discussion avec des amis sur ce sujet. Notre débat tournait principalement autour de deux cas. Celui de Dieudonné et de son sketch de faux rabbin dans l’émission ONPP, qui fut très fortement critiqué, et également un sketch récent des Guignols de l’Info concernant le nouveau pape Benoît XVI, à qui ils faisaient dire : « au nom du père, du fils et du troisième Reich » et qu’ils avaient rebaptisé Adolf II.
Je vais tenter de répondre en analysant la question comme si j’étais au tribunal (c'est pour de rire rassurez-vous), avec une première partie à charge contre les empêcheurs de rire en rond, puis une deuxième partie à décharge où j’essaierai de comprendre les limites de l’humour.
Tout d’abord, la charge.
Desproges disait, « on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde ». Ce qui, en clair, veut dire qu’il n’y a pas de sujet sur lesquels on ne peut pas rire, mais seulement qu’il existe des gens qui n’ont pas d’humour, et que ce sont ces grincheux-là qui voudraient empêcher que l’on puisse rire de tout. Cette phrase de Desproges désigne en fait à mots cachés les censeurs qui interdisent aux autres de rire (parce qu’eux même de savent pas rire ?). Les censeurs gardiens du dogme moral, un peu façon inquisition, ces gens à l’âme grise qui n’aime rien tant que d’obliger les autres à porter le même gris sur leurs visages.
En effet, lorsqu’on suggère qu’on ne peut pas rire de tout, c’est bien une forme de censure qu’on réclame, que celle-ci soit imposée de l’extérieur ou qu’elle soit une autocensure. Et la censure est un outil qui peut s’avérer dangereux. Historiquement, elle est systématiquement utilisée par les régime autoritaires afin d’empêcher l’expression d’une opposition, quelque soit la forme de celle-ci.
Dans des régimes qui restent démocratiques, comme le nôtre, la censure, si elle n’exerce pas une fonction aussi tyrannique que dans des dictatures, soulève toutefois des inquiétudes que je trouve légitimes. On parle un peu ces temps-ci d’une forme de retour d'un ordre moral puritain, ce qui se voit notamment dans les grands médias. L’ère des humoristes insolents comme purent l’être Desproges, Coluche, Le Luron, ou d’autres encore, semble révolue et ceux d’aujourd’hui paraissent plus politiquement corrects. Cette tendance peut faire craindre le développement des opinions bien pensantes fades et soumises, menant à plus ou moins long terme à une pensée unique aseptisée, où tous le monde est en rang de bon gré. Sans originalité, la créativité en berne, la société serait alors à mon avis susceptible d’un déclin non négligeable. Et au-delà, on peut même s’inquiéter d’un glissement de ce nouvel ordre moral vers une diminution progressive de la liberté d’expression. Et face à ce risque il est bon d’être vigilant.
De plus, pour revenir plus précisément au sujet qui m’occupe (et qui vous occupe aussi je l’espère !), que des dirigeants acceptent de se faire brocarder par des caricaturistes me semble le signe d’une démocratie saine. On peut d’ailleurs généraliser ceci, car cette capacité à rire de soi permet de prendre une certaine distance avec les évènements quotidiens, qui pour beaucoup n’ont pas une bien grande importance, et donc d’une certaine façon d’essentialiser les choses, c’est-à-dire de les remettre dans la perspective juste et mesurée de ce qu’elles sont. Savoir rire et ne pas se prendre trop au sérieux est essentiel et sain pour tous.
[Edit: petit rajout à cette partie qui me semble insuffisante. Je crois qu'il est bon de pouvoir, a priori, rire de tout. Je dis bien de pouvoir rire de tout, et non pas de rire de tout. Cela signifie que l'on doit pouvoir, par principe, se dire qu'il n'y a pas de sujet qui limite le rire: qu'on peut rire aussi bien des juifs, des arabes, des noirs, des catholiques, du pape, de Bush, des femmes, des hommes, de soi, des suisses allemands et même des belges. Le sujet ne doit pas être là où se limite le rire.]
Voilà pour la charge. Passons à la décharge, qui va être plus longue.
Je commence par une idée très simple. Mes amis m’ont rétorqué (j’étais l’avocat du « non, on ne peut pas rire de tout » lors de notre discussion, et eux tenaient la position contraire) que parce les Guignols est une émission d’humour, alors par principe ils peuvent se permettre de rire de tout. Suffit-il dès lors d’avoir le label officiel d’« humoriste » pour pouvoir dire ce que l’on veut et se draper ensuite derrière la bannière de l’humour pour se défendre des attaques contre d’éventuels dérapages ? Parce que les Guignols exercent la fonction d’amuseurs publics, cela leur laisserait toute latitude pour dire ce qu’ils veulent de qui ils veulent ? Si c’est le cas, alors demain je m’inscris à l’association des nouveaux-humoristes-non-encore-reconnus-mais-qui-vont-bientôt-l’être, et hop ! Je pourrai dire ce que je veux ! (et je rajouterai, et toc!) Je suis volontairement provocateur ici et je grossis exagérément le trait, mais l’idée tout de même est qu’on se trompe en disant que parce que untel ou untelle est un(e) humoriste alors il/elle peut dire ce que bon lui semble. Car ce n’est pas la personne qui est en cause, mais ce qu’elle dit. En d’autres termes, ce qui est nécessaire, ce n’est pas que la chose soit dite par un humoriste reconnu, mais qu’elle soit drôle. Ou dit encore autrement, pour pouvoir rire de tout, encore faut-il savoir être drôle sur tout. Et ce n’est pas donné à tout le monde. Les sujets les plus sensibles ne sont abordés avec humour que par quelques rares personnes au talent à part. Comme disait Himmler en quittant Auschwitz pour aller visiter la Hollande, on ne peut pas être à la fois au four et au moulin. C’est de Desproges. Tout le monde n’est pas Desproges.
Mais là se pose en fait la difficulté la plus grande sur ce sujet. Comment dire si une chose est drôle ou pas ? Comment faire la différence entre un sketch comique et une tribune polémiste ? Qu’est-ce qui sépare le trait d’esprit de la remarque désobligeante raciste ou antisémite ?
J’avance à pas très prudents sur ce point, qui est celui qui m’intéresse le plus. Je tire l’essentiel de mon idée de la lecture du Rire de Bergson. Evidemment je suis bien loin de la capacité d’analyse d’un tel personnage, et ce n’est vraiment qu’une tentative que j’espère esquisser.
Lorsqu’on cherche à expliquer ce qui fait rire, très souvent on utilise le terme de décalage dans une situation, entre ce qu'elle est et ce qu'elle devrait être. Un journaliste sérieux fait un reportage animalier, lorsque soudain un animal lui saute dessus et le renverse. Le rire vient du décalage entre l’attitude sérieuse du journaliste, et le ridicule de la situation dans laquelle l’animal le met. Une réception mondaine accueille un homme connu pour ses traits d’esprit et ses bons mots. Une femme, désireuse de se montrer demande à cet homme : « faites donc un bon mot sur moi monsieur ! » « Attendez donc qu’il y soit. » rétorque un quidam. La situation se retrouve renversée, et la pauvre bourgeoise qui espérait tant faire parler d’elle et avoir sa minute de gloire se retrouve raillée de tous. Le décalage entre la situation qu’elle espérait et celle dans laquelle l’a plongé la remarque du quidam provoque le rire de l'assemblée. L’humour des jeux de mots peut aussi s’expliquer assez clairement par le décalage qu’il crée entre la signification première des mots et celle qu’il leur donne.
Mais Bergson utilise une description que je trouve plus juste et plus précise de ce qui crée le rire. Pour lui, le rire naît de ce que l’on trouve « du mécanique dans du vivant ». L’homme qui glisse sur une peau de banane en est une très bonne illustration. Au moment où il glisse, son comportement corporel devient celui d’un pantin désarticulé, ses gestes sont désordonnés et créent un sentiment de ridicule. C’est cette naissance du pantin dans le vivant qui est la source du rire. On retrouve le même mécanisme de façon claire dans les caricatures et les imitations. Celles-ci mixent le portrait humain d’une personne avec sa part de pantin, ses mécanismes d’automates (les tics de langage ou de comportement). Pareil pour le comique de répétition qui justement par la répétition crée l’automatisme, la part mécanique du vivant. Et il faut bien trouver cet aspect mécanique dans du vivant (et pas dans de l'inerte) pour que naisse le rire : un paysage n’a rien de drôle en lui-même, sauf si un oiseau apparaît (le vivant) et vient s’écraser contre un arbre (il devient alors pantin mécanique).
Nous y voilà (c’est une analyse très courte mais il est assez ardu de développer et ce billet est déjà long). Pour en revenir précisément au cas de l’humoriste (Dieudonné ou Les Guignols), son rôle pour faire rire, est donc de faire apparaître du mécanique dans du vivant, et ensuite de le maintenir. Sinon, il sort de son rôle d’humoriste. C’est très précisément la critique qui fut faite à Dieudonné sur son sketch dans l’émission ONPP. Il a démarré sur un ton qui était humoristique, avec des accents exagérés, des mimiques corporelles, tout cela augmenté du déguisement. Mais après quelques instants ce ton a disparu et Dieudonné a parut alors lire une tribune plus qu’un texte humoristique. Le pantin s’en est allé, est le rire avec lui. C’est à ce moment là, lorsque l’humoriste sort de son rôle d’humoriste, même s’il conserve l’étiquette d’en être un, que la tolérance qu’on doit avoir pour l’humour en général fait place à la vigilance nécessaire devant des discours tendancieux. C’est la même analyse que je fais du sketch des Guignols concernant Ratzinger. Les Guignols ont une place un peu particulière dans le paysage humoristique français, un peu comme la bande de CNN international menée par Moustique. Parce qu’ils ont rajouté à l’humour un positionnement politisé, plutôt à gauche (c’est surtout visible pour CNN International), au moins sur certaines questions de société. Ce positionnement les fait déjà sortir un peu du simple rôle d’humoristes. C’est ce qui diminue la force comique des marionnettes des Guignols qui font désormais partie du paysage quotidien, qui n’étonnent plus en quelque sorte (je parle ici uniquement des marionnette). L’humour des Guignols ne vient plus des marionnettes. Ils ont perdu un peu la force comique de leurs pantins. Leur défi est donc de conserver le mécanique dans le ton de leurs sketches. Et c’est là aussi ce qui peut être reproché dans celui concernant Ratzinger. Le ton n’était pas décalé, il manquait le mécanique.
Je rajouterai une dernière chose. Bergson reconnaît à la fin de son livre que le rire est fondamentalement cruel. Il y a toujours quelqu’un dont on se moque dans le rire. On retrouve toujours cette petite attaque où l’on tourne quelqu’un en ridicule. Mais je crois pour ma part qu’on ne peut rire de tout que si l’on sait tempérer cette cruauté, notamment lorsqu’on aborde les sujets les plus difficiles (l’holocauste, le viol, etc.). On ne sort pas la dernière blague sur les handicapés à son fils qui vient d’avoir un accident de voiture, qui se retrouve paraplégique et qui est visiblement abattu par sa situation. Et je ne crois pas que Desproges aurait fait la boutade citée plus haut en accueillant les survivants des camps un soir de 1945. En d’autres termes, l’humour doit aussi s’accompagner de sensibilité, surtout quand il cherche à désamorcer des situations dramatiques. S’il ne se porte que sur des sujets bénins, alors qu’il se déchaîne, on n’en rira que plus. Mais quand on a devant soi une personne triste et touchée par un évènement particulier, on ne peut faire d’humour sur le sujet que si l’on sait montrer à la personne qu’on reste sensible à sa situation. Et l’humour remplit alors d’autant mieux son rôle de pansement, de guérisseur, car il devient lui-même une démarche sensible.
[Edit: pour revenir sur mon edit plus haut, ce n'est donc pas le sujet qui peut limiter le rire. C'est la situation.]
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17/07/2005
Faut-il s'intéresser à la politique ?
Je propose ici un petit texte sur lequel j'ai travaillé très récemment au sujet de l'intérêt que les gens peuvent/doivent (?) porter à la politique.
Je suis sur ce sujet très preneur des commentaires qu'on pourra me faire.
Bonne lecture !
Les peuples ont-ils le devoir de s'intéresser à la politique?
J’indique dans le premier point de ma synthèse sur le TECE que l’exigence exprimée par les gens de vivre en démocratie crée pour eux une obligation de s’intéresser à la chose publique et donc aux sujets politiques qui leur sont soumis. C’est ainsi, et à mon avis seulement ainsi, qu’ils deviennent citoyens. On ne naît pas citoyen, on le devient (ce n’est pas de moi mais je ne sais plus qui l’a dit – probablement plusieurs personnes !). Car s’ils remettent l’entièreté de la gestion de l’état dans les mains de leurs élus, sans plus exercer leur droit de regard, ou à tout le moins, sans plus s’en soucier (dans le sens de l’exercice d’un regard critique sur ce qui est fait et proposé), la démocratie représentative risque alors de se transformer en oligarchie. De fait. Car il n’y a rien de pire en démocratie qu’un homme (ou une assemblée) qui a le pouvoir et à laquelle on donne toute latitude pour agir, sans contrôle. Le dérapage et l’abus de pouvoir se nourrissent de cela.
Mais peut-on réclamer pour autant que les gens s’intéressent à la politique ? Chacun dans le cadre de son développement personnel, et en fonction des goûts qu’il nourrit pour telle ou telle discipline, a le droit de se pencher ou non sur tel ou tel sujet. Après tout pourquoi exigerait-on de quelqu’un qu’il s’intéresse à une discipline si celle-ci l’ennuie ? Personnellement je ne fais pas de broderie. Parce que ça ne m’intéresse pas. Peut-on dire que j’ai tort de ne pas en faire, dans le sens ou cela serait un devoir de ma part de m’y intéresser ? Evidemment non. Alors pourquoi en serait-il autrement de la politique qui, après tout, s’apprend comme on apprend les mathématiques, la physique, les sciences sociales et humaines, et encore bien d’autres domaines ?
Pour répondre à cette question je vais analyser deux points :
- En quoi la politique est-elle différente des autres disciplines ?
- Qu’entend-on exactement par s’intéresser à la politique ?
N.B : je ne considère ces questions que dans le cadre de modèles politiques démocratiques.
En quoi la politique est-elle différente des autres disciplines ?
Tout d’abord, je distingue quatre grands types de disciplines : les activités artistiques, les disciplines scientifiques dures (physique, mathématiques, etc.), les sciences humaines (sociologie, psychologie, philosophie, etc.), et les disciplines autres (tous les loisirs autres que les arts en gros).
Afin d’être précis dans cette analyse, partons de la définition de la politique (dictionnaire de l’académie française - 8ème édition) : "art de gouverner un état et de diriger ses relations avec les autres états". Quel est donc l’objet de la politique ? Il s’agit en premier lieu de mettre en place les éléments (organes législatifs, exécutifs, judiciaires) qui seront appelés à gérer l’état. On attribue à ces éléments des compétences c’est-à-dire des pouvoirs d’agir en tel ou tel domaine. Ces attributions se font sur la base de textes fondamentaux qui fixent les valeurs essentielles sur lesquelles l’état (et dans une démocratie, l’état c’est avant tout le peuple - on le confond trop souvent avec ses représentants) souhaite se développer, ainsi que les principes structurels qui vont lui permettre de faire respecter ces valeurs. On voit déjà ici que c’est l’état, et donc le peuple, qui est la source fondamentale de la direction politique, ou en tout cas qui devrait l’être, ce qui implique bien qu’il s’en occupe.
La politique pose donc les bases qui vont permettre à la société de se créer (c’est-à-dire qu’elle fixe les règles qui rendent possible la vie commune) et de perdurer, et qui vont orienter le développement des autres disciplines (je dis orienter car la politique peut fixer des objectifs pour ces disciplines – c’est le cas de la recherche et de la culture par exemple).
Différemment (pas contrairement) des autres disciplines précitées, la politique nous concerne tous, de façon nécessaire, et nous pouvons agir dessus pour la définir et l’orienter à notre guise. C’est sur la base de cette description que je peux maintenant différencier clairement la politique des autres disciplines.
Les loisirs sont les plus simples à écarter. On perçoit clairement, sans avoir besoin d’une grande argumentation, qu’il serait insensé de réclamer que chacun d’entre nous s’intéresse aux loisirs. Il s’agit seulement de goûts que l’on exprime et on peut le faire comme bon nous chante. D’ailleurs, si cela ressortait d’un devoir, il faudrait alors s’intéresser à tous les loisirs, pas seulement à tel ou tel. Et c’est bien entendu impossible étant donnée leur étendue. Les loisirs ne nous concernent pas tous. Pris un par un il est évident que nous ne sommes pas tous touchés par leur exercice. Et même pris en tant que groupe, on conçoit clairement qu’il est possible que quelqu’un n’exerce pas de loisir, sans que cela puisse lui être reproché pour autant.
Il en va presque de même des activités artistiques. Il semble en effet tout à fait possible de n’être concerné par aucune d’entre elles. Mais elles ont tout de même un statut particulier car, pour reprendre Kandinsky (Du spirituel dans l'art - voir cet article intéressant: http://www.ananumerique.vrlinx.co.uk/kds.htm), l’art est l’expression à la fois de la vérité intérieure de l’artiste, mais aussi de la période dans laquelle il s’inscrit. C’est dans cette mesure qu’il participe pleinement à l’histoire humaine et que son impact sur nos vies, même s’il est impalpable et lointain, existe néanmoins. L’art a souvent accompagné les grands changements humains, et parfois les a même précédé voire engendré. Ainsi il m’apparaît que l’art nous concerne tous, même si ce n’est que de loin. Ca ne veut pas dire que nous développons tous forcément un goût pour lui, mais il nous concerne en tant qu’il participe à l’état de la société telle quelle est aujourd’hui et dans laquelle nous vivons. Cependant, on peut tout de même imaginer qu’une société se soit formée sans le développement de l’art (il serait à ce titre intéressant de vérifier si une telle société existe ou a existé – je ne le sais pas et pour être franc j’en doute) dans la mesure où l’art n’est pas une activité nécessaire pour permettre à une société de se créer et de perdurer.
Remarque : ce point mériterait un débat beaucoup plus approfondi. Car l’art fait partie des rares activités qui sont, par essence, proprement humaines. Dans cette mesure on pourrait prétendre que l’art est nécessaire dans la mesure où il répond à une nécessité proprement humaine. Le sujet est passionnant et on peut en parler longtemps !
Concernant les disciplines scientifiques dures, elles se rapprochent peut-être un peu des disciplines artistiques en ce qu’elles répondent à une curiosité, à un besoin de découverte et de compréhension de son environnement qui m’apparaît également comme étant le propre des hommes. Mais à nouveau le fait que ces sciences nous concernent n’a rien de nécessaire. On pourrait tout à fait vivre sans les connaître. Les lois physiques n’ont pas besoin qu’on les connaisse pour fonctionner. Et il ne faut pas confondre la recherche de ces lois et de leurs mécanismes avec les lois elles-mêmes. Car les lois physiques, elles, s’imposent à nous, et évidemment de façon nécessaire. On serait fou de prétendre que sur la Terre nous ne sommes pas soumis au phénomène d’attraction par exemple. En revanche, si on voulait continuer (erronément donc) sur ce point, j’objecterai que même si les lois physiques me concernent de façon nécessaire, c’est-à-dire sans que je puisse m’en extraire, du moins je ne peux rien faire qui les modifie. Je peux éventuellement m’extraire de la force de certaines lois (l’attraction pour en revenir à cet exemple) en m’extrayant de leur cadre d’influence (on sait créer des conditions d’apesanteur), mais ce n’est alors que pour me replonger dans le cadre d’autres lois physiques. Dans la mesure où je suis un corps physique je ne pourrai jamais m’extraire des lois physiques. La politique nous concerne donc tous, et elle nous concerne de façon nécessaire, c’est-à-dire qu’on ne peut pas y échapper, elle nous concerne qu’on le veuille ou non. Parce que nous vivons en société et que c’est bien elle qui fixe les règles de la vie sociale, c’est son rôle.
De plus, nous pouvons agir sur elle. Nous avons notre mot à dire pour l’orienter dans le sens que nous voulons, nous en tant que peuple rassemblé dans un même état. Pour cela, encore faut-il s’y intéresser.
Mais qu’entend-on exactement par s’intéresser à la politique ?
Il ne s’agit pas, on l’a compris dans le point précédent, de s’intéresser à la politique comme on s’intéresse au football ou à toute activité qu’on exerce par goût. Pour reprendre les termes que Kant utilise dans les Fondements de la métaphysique des mœurs il s’agit là d’un intérêt non pas pathologique (c’est-à-dire par inclination), mais pratique. Kant dirait encore que la politique nous intéresse d’ailleurs, qu’on le veuille ou non, c’est-à-dire qu’elle entre en contact avec nous et influence nos vies, et c’est quelque chose qu’on ne peut pas choisir. Elle nous intéresse dans la mesure où nous y avons un intérêt, et on peut même dire que cet intérêt est très intime, personnel et égocentré dans un sens. L’intérêt que nous devons donc y porter vient de ce que la politique nous touche, touche à nos vies et à la façon dont nous pouvons les mener, et ceci de façon nécessaire, inévitable. S’intéresser à la politique c’est donc avant tout se préoccuper de soi. De soi en tant qu’individu pris à part, mais aussi en tant qu’il participe de l’ensemble qu’est la société.
De plus, dans la mesure où l’on peut considérer que les peuples souhaitent plus généralement vivre en démocratie qu’en dictature, dans des régimes qui favorisent les valeurs humaines de justice et de liberté, s’intéresser à la politique dans le sens que je viens d’évoquer, c’est précisément participer au développement de ces valeurs [, qui ont un caractère éminemment moral. Or, pour en revenir à Kant, les valeurs morales sont liées à la loi morale et donc à un impératif catégorique. Défendre ces valeurs, notamment par le biais de la politique, relève donc d’un impératif catégorique. C’est la loi morale qui réclame que nous agissions en ce sens. C’est pour cela que ceux qui, dans l’histoire, ont abandonné leur démocratie aux mains de dictateurs, ont commis là une faute morale. Par faiblesse, par lâcheté ou par simple paresse, peu importe l’explication. - Cette parenthèse mériterait sans doute plus d'attention. Je suis très preneur des corrections/ explications complémentaires que vous lecteurs éventuels pourrez me proposez]
Alors comment peut s’exprimer cet intérêt, ce souci pour la politique ? Faut-il dès lors s’inscrire et prendre sa carte de militant dans tel ou tel parti ? Descendre dans la rue tous les dimanches pour manifester son opinion? S'inscrire dans des associations politisées? etc.? Pas forcément. Tout d’abord, il faut voter. L’abstention n’est pas acceptable (Je ne vois qu’un cas où elle peut être tolérée, c’est lorsqu’un sujet soumis au vote n’est pas politique. Ce n’est évidemment pas le cas des élections de nos représentants qu’ils soient locaux, nationaux ou européens. Mais qu’un vote ne soit pas sur un sujet politique, cela a-t-il déjà eu lieu ? Nous a-t-on déjà demandé de nous exprimer par notre vote sur des broutilles non politiques ?). C’est au mieux un comportement ingrat et inconscient, de gens qui se reposent sur les autres pour gérer leurs propres vies (ce qui en passant leur interdit de se plaindre des choix que ces derniers seraient amenés à faire sans eux). C’est bien facile de vivre, de faire prospérer ses affaires librement, de participer à des loisirs comme bon nous semble, de rédiger des articles dans la presse, de s’exprimer dans des endroits publics sur les sujets que l’on souhaite, etc. quand on ne participe pas aux votes qu’on nous propose. Mais ceux qui s’abstiennent oublient que tout cela n’est possible dans un cadre favorable que parce que certains s’occupent de créer les conditions de notre liberté et de la justice. Et, pour revenir sur un cas concret, aux personnes qui ont cru pouvoir à bon droit s’abstenir de voter au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002 sous prétexte qu’il était évident que Le Pen ne passerait pas, nous pourrons leur rétorquer que ce n’est pas grâce à eux. Voilà des gens qui ont laissé leur responsabilité être exercée par d’autres. Heureusement que ces autres se sont déplacés et se sont exprimés !
Enfin, il ne suffit à mon sens pas de voter. Il faut aussi exercer une vigilance vis-à-vis de la conduite des affaires publiques par les représentants élus. Cette vigilance doit porter sur les éléments primordiaux qui fondent le régime sous lequel nous vivons : les valeurs de justice, de liberté, notamment la liberté d’expression, l’équilibre des pouvoirs, etc. Si l’on voit l’une de ces valeurs mise à mal par une décision politique il est alors du devoir des citoyens de réagir face à cette décision, de s’exprimer, si nécessaire par une voie autre que celle du vote. C’est cette vigilance qui doit nous conduire à débattre ensemble des sujets les plus importants pour notre société (débats qui, s’ils sont menés avec respect et un vrai souci d’écoute, peuvent également avoir le précieux avantage de créer le sentiment d’appartenance à un grand groupe d’homme, l’état, voire l’humanité pour les plus ouverts, sentiment qui est à mon avis la source de la solidarité). C’est l’intérêt montré par les peuples pour leur vie politique qui donne toute sa force, toute sa vigueur à la démocratie. Et c’est ainsi que naissent les citoyens.
Faut-il étendre cette responsabilité de s’intéresser à la politique à la défense de choix plus particuliers, comme des choix de politiques économiques ou sociales ? On rejoint là le chemin d’un autre débat, proche de celui que j’ai essayé d’éclaircir ici, et très intéressant lui aussi : celui de l’engagement.
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