Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

21/07/2005

Peut-on rire de tout?

Je propose aujourd’hui un billet qui me trotte dans la tête depuis quelques temps déjà, sur le sujet : peut-on rire de tout ?

 

J’ai récemment eu une discussion avec des amis sur ce sujet. Notre débat tournait principalement autour de deux cas. Celui de Dieudonné et de son sketch de faux rabbin dans l’émission ONPP, qui fut très fortement critiqué, et également un sketch récent des Guignols de l’Info concernant le nouveau pape Benoît XVI, à qui ils faisaient dire : « au nom du père, du fils et du troisième Reich » et qu’ils avaient rebaptisé Adolf II.

 

Je vais tenter de répondre en analysant la question comme si j’étais au tribunal (c'est pour de rire rassurez-vous), avec une première partie à charge contre les empêcheurs de rire en rond, puis une deuxième partie à décharge où j’essaierai de comprendre les limites de l’humour.

 

Tout d’abord, la charge.

 

Desproges disait, « on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde ». Ce qui, en clair, veut dire qu’il n’y a pas de sujet sur lesquels on ne peut pas rire, mais seulement qu’il existe des gens qui n’ont pas d’humour, et que ce sont ces grincheux-là qui voudraient empêcher que l’on puisse rire de tout. Cette phrase  de Desproges désigne en fait à mots cachés les censeurs qui interdisent aux autres de rire (parce qu’eux même de savent pas rire ?). Les censeurs gardiens du dogme moral, un peu façon inquisition, ces gens à l’âme grise qui n’aime rien tant que d’obliger les autres à porter le même gris sur leurs visages.

 

En effet, lorsqu’on suggère qu’on ne peut pas rire de tout, c’est bien une forme de censure qu’on réclame, que celle-ci soit imposée de l’extérieur ou qu’elle soit une autocensure. Et la censure est un outil qui peut s’avérer dangereux. Historiquement, elle est systématiquement utilisée par les régime autoritaires afin d’empêcher l’expression d’une opposition, quelque soit la forme de celle-ci.

 

Dans des régimes qui restent démocratiques, comme le nôtre, la censure, si elle n’exerce pas une fonction aussi tyrannique que dans des dictatures, soulève toutefois des inquiétudes que je trouve légitimes. On parle un peu ces temps-ci d’une forme de retour d'un ordre moral puritain, ce qui se voit notamment dans les grands médias. L’ère des humoristes insolents comme purent l’être Desproges, Coluche, Le Luron, ou d’autres encore, semble révolue et ceux d’aujourd’hui paraissent plus politiquement corrects. Cette tendance peut faire craindre le développement des opinions bien pensantes fades et soumises, menant à plus ou moins long terme à une pensée unique aseptisée, où tous le monde est en rang de bon gré. Sans originalité, la créativité en berne, la société serait alors à mon avis susceptible d’un déclin non négligeable. Et au-delà, on peut même s’inquiéter d’un glissement de ce nouvel ordre moral vers une diminution progressive de la liberté d’expression. Et face à ce risque il est bon d’être vigilant. 

 

De plus, pour revenir plus précisément au sujet qui m’occupe (et qui vous occupe aussi je l’espère !), que des dirigeants acceptent de se faire brocarder par des caricaturistes me semble le signe d’une démocratie saine. On peut d’ailleurs généraliser ceci, car cette capacité à rire de soi permet de prendre une certaine distance avec les évènements quotidiens, qui pour beaucoup n’ont pas une bien grande importance, et donc d’une certaine façon d’essentialiser les choses, c’est-à-dire de les remettre dans la perspective juste et mesurée de ce qu’elles sont. Savoir rire et ne pas se prendre trop au sérieux est essentiel et sain pour tous.

 

[Edit: petit rajout à cette partie qui me semble insuffisante. Je crois qu'il est bon de pouvoir, a priori, rire de tout. Je dis bien de pouvoir rire de tout, et non pas de rire de tout. Cela signifie que l'on doit pouvoir, par principe, se dire qu'il n'y a pas de sujet qui limite le rire: qu'on peut rire aussi bien des juifs, des arabes, des noirs, des catholiques, du pape, de Bush, des femmes, des hommes, de soi, des suisses allemands et même des belges. Le sujet ne doit pas être là où se limite le rire.] 

 

Voilà pour la charge. Passons à la décharge, qui va être plus longue.

 

Je commence par une idée très simple. Mes amis m’ont rétorqué (j’étais l’avocat du « non, on ne peut pas rire de tout » lors de notre discussion, et eux tenaient la position contraire) que parce les Guignols est une émission d’humour, alors par principe ils peuvent se permettre de rire de tout. Suffit-il dès lors d’avoir le label officiel d’« humoriste » pour pouvoir dire ce que l’on veut et se draper ensuite derrière la bannière de l’humour pour se défendre des attaques contre d’éventuels dérapages ? Parce que les Guignols exercent la fonction d’amuseurs publics, cela leur laisserait toute latitude pour dire ce qu’ils veulent de qui ils veulent ? Si c’est le cas, alors demain je m’inscris à l’association des nouveaux-humoristes-non-encore-reconnus-mais-qui-vont-bientôt-l’être, et hop ! Je pourrai dire ce que je veux ! (et je rajouterai, et toc!) Je suis volontairement provocateur ici et je grossis exagérément le trait, mais l’idée tout de même est qu’on se trompe en disant que parce que untel ou untelle est un(e) humoriste alors il/elle peut dire ce que bon lui semble. Car ce n’est pas la personne qui est en cause, mais ce qu’elle dit. En d’autres termes, ce qui est nécessaire, ce n’est pas que la chose soit dite par un humoriste reconnu, mais qu’elle soit drôle. Ou dit encore autrement, pour pouvoir rire de tout, encore faut-il savoir être drôle sur tout. Et ce n’est pas donné à tout le monde. Les sujets les plus sensibles ne sont abordés avec humour que par quelques rares personnes au talent à part. Comme disait Himmler en quittant Auschwitz pour aller visiter la Hollande, on ne peut pas être à la fois au four et au moulin. C’est de Desproges. Tout le monde n’est pas Desproges.

 

Mais là se pose en fait la difficulté la plus grande sur ce sujet. Comment dire si une chose est drôle ou pas ? Comment faire la différence entre un sketch comique et une tribune polémiste ? Qu’est-ce qui sépare le trait d’esprit de la remarque désobligeante raciste ou antisémite ?

 

J’avance à pas très prudents sur ce point, qui est celui qui m’intéresse le plus. Je tire l’essentiel de mon idée de la lecture du Rire de Bergson. Evidemment je suis bien loin de la capacité d’analyse d’un tel personnage, et ce n’est vraiment qu’une tentative que j’espère esquisser.

 

Lorsqu’on cherche à expliquer ce qui fait rire, très souvent on utilise le terme de décalage dans une situation, entre ce qu'elle est et ce qu'elle devrait être. Un journaliste sérieux fait un reportage animalier, lorsque soudain un animal lui saute dessus et le renverse. Le rire vient du décalage entre l’attitude sérieuse du journaliste, et le ridicule de la situation dans laquelle l’animal le met. Une réception mondaine accueille un homme connu pour ses traits d’esprit et ses bons mots. Une femme, désireuse de se montrer demande à cet homme : « faites donc un bon mot sur moi monsieur ! » « Attendez donc qu’il y soit. » rétorque un quidam. La situation se retrouve renversée, et la pauvre bourgeoise qui espérait tant faire parler d’elle et avoir sa minute de gloire se retrouve raillée de tous. Le décalage entre la situation qu’elle espérait et celle dans laquelle l’a plongé la remarque du quidam provoque le rire de l'assemblée. L’humour des jeux de mots peut aussi s’expliquer assez clairement par le décalage qu’il crée entre la signification première des mots et celle qu’il leur donne.

 

Mais Bergson utilise une description que je trouve plus juste et plus précise de ce qui crée le rire. Pour lui, le rire naît de ce que l’on trouve « du mécanique dans du vivant ». L’homme qui glisse sur une peau de banane en est une très bonne illustration. Au moment où il glisse, son comportement corporel devient celui d’un pantin désarticulé, ses gestes sont désordonnés et créent un sentiment de ridicule. C’est cette naissance du pantin dans le vivant qui est la source du rire. On retrouve le même mécanisme de façon claire dans les caricatures et les imitations. Celles-ci mixent le portrait humain d’une personne avec sa part de pantin, ses mécanismes d’automates (les tics de langage ou de comportement). Pareil pour le comique de répétition qui justement par la répétition crée l’automatisme, la part mécanique du vivant. Et il faut bien trouver cet aspect mécanique dans du vivant  (et pas dans de l'inerte) pour que naisse le rire : un paysage n’a rien de drôle en lui-même, sauf si un oiseau apparaît (le vivant) et vient s’écraser contre un arbre (il devient alors pantin mécanique).

 

Nous y voilà (c’est une analyse très courte mais il est assez ardu de développer et ce billet est déjà long). Pour en revenir précisément au cas de l’humoriste (Dieudonné ou Les Guignols), son rôle pour faire rire, est donc de faire apparaître du mécanique dans du vivant, et ensuite de le maintenir. Sinon, il sort de son rôle d’humoriste. C’est très précisément la critique qui fut faite à Dieudonné sur son sketch dans l’émission ONPP. Il a démarré sur un ton qui était humoristique, avec des accents exagérés, des mimiques corporelles, tout cela augmenté du déguisement. Mais après quelques instants ce ton a disparu et Dieudonné a parut alors lire une tribune plus qu’un texte humoristique. Le pantin s’en est allé, est le rire avec lui. C’est à ce moment là, lorsque l’humoriste sort de son rôle d’humoriste, même s’il conserve l’étiquette d’en être un, que la tolérance qu’on doit avoir pour l’humour en général fait place à la vigilance nécessaire devant des discours tendancieux. C’est la même analyse que je fais du sketch des Guignols concernant Ratzinger. Les Guignols ont une place un peu particulière dans le paysage humoristique français, un peu comme la bande de CNN international menée par Moustique. Parce qu’ils ont rajouté à l’humour un positionnement politisé, plutôt à gauche (c’est surtout visible pour CNN International), au moins sur certaines questions de société. Ce positionnement les fait déjà sortir un peu du simple rôle d’humoristes. C’est ce qui diminue la force comique des marionnettes des Guignols qui font désormais partie du paysage quotidien, qui n’étonnent plus en quelque sorte (je parle ici uniquement des marionnette). L’humour des Guignols ne vient plus des marionnettes. Ils ont perdu un peu la force comique de leurs pantins. Leur défi est donc de conserver le mécanique dans le ton de leurs sketches. Et c’est là aussi ce qui peut être reproché dans celui concernant Ratzinger. Le ton n’était pas décalé, il manquait le mécanique.

 

Je rajouterai une dernière chose. Bergson reconnaît à la fin de son livre que le rire est fondamentalement cruel. Il y a toujours quelqu’un dont on se moque dans le rire. On retrouve toujours cette petite attaque où l’on tourne quelqu’un en ridicule. Mais je crois pour ma part qu’on ne peut rire de tout que si l’on sait tempérer cette cruauté, notamment lorsqu’on aborde les sujets les plus difficiles (l’holocauste, le viol, etc.). On ne sort pas la dernière blague sur les handicapés à son fils qui vient d’avoir un accident de voiture, qui se retrouve paraplégique et qui est visiblement abattu par sa situation. Et je ne crois pas que Desproges aurait fait la boutade citée plus haut en accueillant les survivants des camps un soir de 1945. En d’autres termes, l’humour doit aussi s’accompagner de sensibilité, surtout quand il cherche à désamorcer des situations dramatiques. S’il ne se porte que sur des sujets bénins, alors qu’il se déchaîne, on n’en rira que plus. Mais quand on a devant soi une personne triste et touchée par un évènement particulier, on ne peut faire d’humour sur le sujet que si l’on sait montrer à la personne qu’on reste sensible à sa situation. Et l’humour remplit alors d’autant mieux son rôle de pansement, de guérisseur, car il devient lui-même une démarche sensible.

 

[Edit: pour revenir sur mon edit plus haut, ce n'est donc pas le sujet qui peut limiter le rire. C'est la situation.]

Commentaires

Qu'ajouter à un billet si complet, le sujet est finement abordé et la position n'appelle pas l'invective ou l'eéructation.
Je ne peu que renforcer l'idée que tout est dans la situation et que notre époque médiatique, sortant les textes, les mots, les paroles, de leur contexte transforme l'humour, surtout s'il est "professionnel", en une prise de risque maximum.
La compassion est elle moins dévastatrice qu'un humour mal à propos ?
Face à une mort inéluctable, faut-il choisir entre humour ou religion ?

Écrit par : Quoique | 23/07/2005

Je ne suis pas tout à fait d'accord avec l'analyse de l'aphorisme de Desproges, je pense qu'il pensait plutôt qu'on ne peut pas rire de certaines choses avec ceux qui ne les trouvent pas drôles parce qu'ils en souffrent, comme dans le cas du paraplégique que vous citez.
Pour les Guignols, je crois que leur principal problème est que ce sketch manquait de finesse dans l'analyse historique: chacun sait qu'avoir été dans la HJ dans sa jeunesse n'implique d'avoir adhéré aux idées nazies.

Écrit par : Raphael | 28/07/2005

@Raphaël

Vous avez assez raison, j'ai un peu volontairement détourné le sens de cette citation, d'abord parce qu'on la sort presque systématiquement en abordant le sujet, et aussi parce que ça m'aidait à m'orienter vers ce qui m'intéressait. Mais j'avais assez conscience d'être réducteur sur ce coup.

Toutefois il me semble tout de même que l'essentiel de la remarque de Desproges était de dire qu'on ne peut rire qu'avec ceux qui ont la capacité de rire (ce qui est en fait assez tautologique je trouve). Phersu sur son blog (que je conseille) me disait même que la question résidait peut-être essentiellement dans la capacité à rire, plus que dans le droit moral de le faire. Je trouve pour ma part que c'est tout de même insuffisant car la question de la capacité relève d'une vision egocentrée (orientée vers soi, pas égoïste, c'est différent), la capacité c'est une question qu'on pose concernant l'individu pris isolément: untel a-t-il la capacité de rire. En revanche, la question du droit moral de rire de tout renvoit à l'individu en tant qu'il est dans un groupe (la société ou tout autre groupe d'ailleurs) et donc questionne le fait de pouvoir raisonnablement rire avec ce groupe de tout. Il y a du relationnel là.

Écrit par : pikipoki | 29/07/2005

Les commentaires sont fermés.