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14/11/2005

Le visage et le masque

Billet précédent de la série

 

Je poursuis ma lecture de La sagesse de l’amour de Finkielkraut. Je vous avais laissé sur la relation avec l’autre. Sur l’intrigue qui se nouait lorsque l’autre surgissait dans le parc où j’étais resté seul. Sur la double violence que cet autre exerçait sur moi par son intrusion : violence de la paix détruite par la rupture de mon isolement, violence de mon être soustrait à moi-même par le regard de l’autre qui le façonne à sa façon. J’ai déjà évoqué dans certains billets cette notion apprise en gestion du stress : la carte n’est pas le territoire. Autrement dit, la représentation que je me fais du monde n’est pas la réalité de ce monde. Elle n’est en quelque sorte que ma réalité de ce qu’il est, elle n’est que la représentation de ma vérité. C’est de là que vient la violence exercée par le regard de l’autre. De ce qu’il assigne à sa représentation valeur d’identité. Je perçois dans son regard qu’il me vole mon territoire pour le remplacer par sa carte. C’est en cela exactement qu’il me dépossède de moi-même.

 

Mais l’intrusion de l’autre crée une autre intrigue, plus complexe, qui se noue bien plus dans mon propre regard adressé à l’autre (l’autre ne surgit d’ailleurs que lorsque je le vois – il peut toujours être près de moi, tant que je ne l’ai pas vu il n’existe pas et ne fais nulle intrusion,il faut mon regard porté sur lui pour qu’il existe réellement et exerce la pression de sa présence sur moi) que dans celui qu’il porte sur moi. C’est que dès que je l’ai vu, l’autre m’assigne la lourde responsabilité de lui porter attention. Dans l’échange des regards se noue une relation à laquelle je ne peux échapper. Le visage de l’autre m’oblige, il m’assigne la tâche de le considérer. Je l’ai vu et ne peux plus faire marche arrière, je ne peux plus le nier, l’oublier. L’indifférence devient interdite, je suis désormais responsable de son destin. On pourrait à ce titre indiquer que le délit de non assistance à personne en danger se fonde en grande partie sur cette responsabilité dans laquelle la présence de l’autre m’engage.

 

Le visage de l’autre m’assigne donc une mission. Je dois le considérer, c’est-à-dire le prendre en compte, ne pas le traiter comme quantité négligeable, ne pas l’oublier. Il est là, présent et cette présence s’impose à moi comme une requête. Dès lors que l’on a saisi la réalité de cette assignation, on s’aperçoit d’un nouveau problème à résoudre. Finkielkraut cite un apologue extrait du Talmud où un sage dit à son fils : « Comme ce document est mal rédigé ! » Ce à quoi le fils répond : «  Ce n’est pas moi qui ai écrit cet acte, c’est Juda le tailleur. – Pas de calomnie ! » s’exclame alors le sage. Mais plus tard, alors que le même sage dit à son fils : « Comme cet exemplaire est bien écrit ! » son fils répond : « Ce n’est pas moi qui l’ai écrit, c’est Juda le tailleur. – Pas de calomnie ! » rétorque à nouveau le sage. Que faut-il en comprendre ? Le fond de cette petite histoire révèle un élément aussi subtil qu’important à mes yeux. C’est que dès que je qualifie l’autre d’une quelconque façon, je lui fais violence. Parce que, comme je l’ai indiqué au début, je lui assigne la carte que je me fais de lui en lieu et place de son territoire originel. Je le défais de son visage, de sa présence. Et ce faisant, j’esquive tout à coup l’assignation qu’il m’avait donné de le considérer.

 

C’est un point difficile qui mérite plus de précision. On a vu juste avant, que dès lors que l’existence de l’autre m’est connue, en quelque sorte que sa proximité m’est apparue, je me suis vu assigné la mission de le considérer, je suis devenu responsable de son devenir. Tant que je ne suis pas parvenu à le définir, cette assignation va rester intacte, avec la même force. Parce que l’assignation de l’autre provient de ce que je sais qu’il est là, sans pour autant parvenir à le « saisir », c’est-à-dire que je ne parviens pas à le représenter, à en définir les contours. L’autre existe tant qu’il est visage, tant que je reconnais son existence par son visage. Je me souviens d’une question qu’on avait soulevé en cours de philosophie en terminale : qu’est-ce qu’un homme ? En réfléchissant un peu on s’aperçoit qu’il est très difficile d’apporter une définition satisfaisante, qui permette vraiment d’identifier l’homme d’autres êtres vivants. A cette question, Levinas répond : un homme, c’est un visage. Je trouve cette définition excellente, à la fois très simple et très vraie. Dès qu’on voit un visage, on sait qu’on voit un homme.

 

Mais ce visage se dérobe. Son altérité (sa qualité d'être autre) s'exprime dans l'incessante fuite qu'il oppose à ma tentative de le cerner. Il est toujours "en partance", c'est cela la nature du visage. S’il se fige alors il disparaît en quelque sorte sous les traits dont je l’aurais affublé dans mon imagination. Il ne sera plus visage mais représentation du visage. En d’autres termes, lorsqu’il est figé, lorsqu’il est défini, qualifié, l’homme cesse quasiment d’être homme dans nos yeux. Il n’est plus que la représentation que l’on s’en fait. En le qualifiant on le soustrait donc à l’assignation première à laquelle il nous a exhorté. En parlant de l’autre on évite d’avoir à en répondre, on se rend sourd à son appel. Ce n’est plus son être qui existe mais seulement une image de lui, une carte décorée de ces qualités que nous lui avons attribué. En le déterminant de biais et d’inclinations on le soustrait à notre vue, et ce faisant on recouvre la liberté dont il nous avait privé.

 

[J’introduis à ce niveau une petite incise par laquelle je voudrais préciser cette idée de Finkielkraut. Si cette réflexion m’apparaît fondamentalement juste, je crois qu’on peut tout de même l’affiner encore. Dans un ancien billet j’indiquais que si les propos injurieux ou simplement négatifs prétendant définir une personne dans ce qu’elle est, sur la seule base de l’observation de ses actes ou de ses possessions, devaient être rejetés, on ne devait pas pour autant refuser pareillement les paroles positives à notre égard. A la lumière du présent billet, on s’aperçoit qu’on ne peut pas se contenter de cela. Et pourtant l’argumentation de Finkielkraut ne me fait pas vraiment changer de point de vue. Car ce qui compte fondamentalement dans un message de ce deuxième type (jugement positif sur soi), c’est la démarche qui le soutien, qui porte en elle un message autre que le simple qualificatif élogieux prononcé. La démarche, en étant véritablement tournée vers l’autre, envoie en substance un message de considération. Elle dit justement : « je te considère pleinement ». C’est en fait une déclaration d’amour pratique, une invitation à exister en somme. La démarche n'est pas que la porteuse d'un message, elle est message elle-même, et même un message plus fort, plus important que celui dont elle se fait le support, car plus intangible, moins sujet à être corrompu. Dans cette mesure, il me semble tout à fait conciliable de respecter l’idée de Finkielkraut et pour autant d’ « offrir » aux autres nos messages de considération positifs. Je crois que les deux peuvent tout à fait coexister. Ils sont même quasiment une seule et même intention. Je referme là cette parenthèse.]

 

C’est, je crois, exactement ce qui se passe lorsque l’on réduit les gens à leur fonction. J’ai notamment en tête les discours politiques du type Lutte Ouvrière dans lesquels la stigmatisation des patrons est poussée à son paroxysme. Si je ne nie pas une certaine sympathie pour les inquiétudes qui me paraissent légitimes des salariés les plus fragiles, je conteste en revanche totalement la méthode et le fond du discours tenu par les tenants de cette frange de la gauche « révolutionnaire ». Parce qu’elle ne fait rien d’autre que de réduire ces « patrons » (sans distinction d’ailleurs de qualité et de performance pour ceux-ci) à leur fonction. Arlette oublie qu’avant d’être J6M et patron de Vivendi, Jean-Marie Messier est avant tout Jean-Marie Messier. Un homme lui aussi, avec ses contingences, ses doutes, ses reculs, ses envies, ses ambitions, bref avec son altérité, avec son visage. Elle oublie qu’il a un visage qui le fait être profondément similaire à elle.

 

C’est une simplification très grande que de réduire les gens à leur fonction : « tu es un patron, donc tu es un tyran assoiffé de pouvoir et d’argent ». Une simplification terrifiante en réalité qui retire aux objets de ces descriptions la qualité d’êtres humains. Dès lors, on ne s’étonne pas que des totalitarismes puissent naître de telles manifestations. Mais en faisant entrer l’autre dans le piège de notre définition, en le cernant ainsi de nos projections de ce qu’il est, on se piège soi-même également. Car au moment même où je fais porter à l’autre le masque en lequel ma vision l’a transformé et par lequel je remplace son visage, son humanité, je mets le mien. J’attribue à l’autre son masque et en même temps, et par le même geste, je mets le mien. C’est identique, simultané. Car si l’autre porte alors le masque du caricaturé, je porte moi celui du caricaturiste. En retirant à l’autre sa part d’humanité, je me retire la mienne. Je me qualifie en me disqualifiant. Et ainsi je m’ôte à moi-même mon propre visage. Cela rejoint tout à fait une idée que j’ai plus ou moins toujours eu : je me fais à moi-même ce que je fais aux autres. Je veux dire par là que ce que je fais aux autres, le geste que je tends vers eux, je le tends également vers moi. Tant que je considère l’autre en tant qu’homme, alors je me considère en tant qu’homme, je me traite en tant qu’homme. C’est exactement ce que j’avais indiqué à la fin de mon billet d’analyse sur la peine de prison à perpétuité et la peine capitale.

 

Mais il faut poursuivre sur l’analyse des conséquences qu’il y a à retirer à l’autre son visage, à le réduire aux qualificatifs dont on le pare, et en particulier à le réduire à sa fonction. Pourquoi cela peut-il mener au totalitarisme, ou également au racisme et à l’antisémitisme ? Parce qu’une fois que je me suis dégagé de l’assignation que l’autre m’a fait porter par son visage, je me trouve libre de faire de lui ce que je veux. Je ne suis plus responsable de son devenir. Je suis délié, je ne lui suis plus redevable de rien puisqu’il n’est plus homme. Il n’est plus un être mais seulement une image d’un être. Il n’est en quelque sorte plus qu’un étendard, une icône qu’il est loisible de brûler. Kant écrivait : « je ne puis disposer en rien de l’homme en ma personne soit pour le mutiler, soit pour l'endommager, soit pour le tuer » et plus loin «il n’est personne, même le pire scélérat, pourvu qu’il soit habitué à user par ailleurs de la raison, qui, lorsqu’on lui met sous les yeux des exemples de loyauté dans les desseins, de persévérance dans l’observation de bonnes maximes, de sympathie et d’universelle bienveillance, ne souhaite de pouvoir lui aussi être animé des mêmes sentiments » (in Fondements de la métaphysique des mœurs) . Je crois que fondamentalement nous avons tous cette notion en nous. Il est extrêmement difficile de tuer un homme de sang froid, en le regardant dans les yeux. Si un criminologue passe par ici il me contredira peut-être mais je crois que c’est en fait quasiment impossible, en tout cas pour un individu sain d’esprit. Parce qu’on reconnaît l’homme dans le visage qui nous fait face. Mais dès que l’on a effacé ce visage, ne serait-ce que par un travail mental comme celui que j’ai décris plus haut, en le cernant de qualificatif, en le réduisant à une image à une représentation, bref dès qu’on a détruit l’assignation qu’il nous a faite, alors le champ est libre pour l’horreur. La barrière a sauté et tout devient possible. Je ne tue plus un homme, mais un patron, un égoïste, un noir, un juif. Je tue une représentation que j’ai privée de toute réalité humaine.

 

La question du racisme et de l’antisémitisme est un peu pour moi l’aboutissement de cette lecture de Finkielkraut. C’est pour mieux la cerner et parvenir à en comprendre les sources, les mécanismes que je me suis engagé dans ce travail. Je ne l’ai abordée ici que de façon superficielle mais je compte revenir dessus plus tard, une fois ma lecture aboutie.

 

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Commentaires

Oui ? sûrement ? mais même si cela est si intellectualisé, ne peut on le vivre simplement ? par le biais d'un regard ? d'un sourire ? comment vivres et établir des relations avec en ligne de fond permanente cette angoisse de la réaction induite par, ne pourriez vous vire Piki ? prenez garde à ne pas laisser Poki vous contrainre à une vie de cerveau, plus qu'a une vraie vie, note : le yaourt sert aussi à se nourrir ! et non uniquement à être l'occasion d'une démonstration mathématique, le sourire et le rire diférencient l'homme de l'animal, simplement sans être contraints par le visage de quelque autre impétrant ! zen tu devrais essayé la sophrologie, enfin peut être...

Écrit par : langui | 16/11/2005

Tuer (au propre comme au figuré) en regardant dans les yeux, cela s'apprend, cela s'enseigne. En passant du coq à l'ane, je me demandais ou caser le regard face à la caméra TV, braqué vers cet autre multiple et invisible mais tellement présent lorsque sorti du studio arrive l'audimat ?

Écrit par : Quoique | 16/11/2005

Tuer en regardant dans les yeux ne me semble pas si facile (je réponds à Quoique). C'est d'ailleurs la raison pour laquelle on bande les yeux des condamnés à la fusillade. Non pas pour le "confort" du condamné, mais pour celui des fusilleurs. Tuer en regardant nécessite effectivement un apprentissage, qui passe en grande partie par ce que Pikipoki indique : la nécessite de réduire le visage à un masque (ou à un "vrai visage" pour reprendre l'intéressante opposition qu'on trouve dans le livre de Finkielkraut). Il s'agit plus d'un conditionnement mental, idéologique, que de l'acquisition d'un savoir-faire, il me semble.

Sinon, pour répondre à langui, je ne vois pas pourquoi il faudrait constamment "vivre" sans jamais prendre le temps de sortir un peu du cercle infernal de l'incarnation immédiate. Pour tout dire, ça me semble un peu "facile" comme commentaire. Et la pensée développée par Levinas sur le visage d'autrui (ici explicitée par Finkielkraut) est intéressante pour tout questionnement d'ordre éthique ou moral. Ce n'est pas juste, me semble-t-il, un plaisir intellectuel autocentré.

Ce livre de Finkielkraut m'avait également pas mal marqué. C'est une bonne porte d'entrée à la pensée de Levinas. Pikipoki, si ça vous intéresse, vous pouvez lire "Ethique et Infini" de Levinas, qui est la transcription d'une interview donné par le philosophe à France Culture, et qui donne de bonnes clés de compréhension pour entrer dans son oeuvre très touffue. C'est relativement court (une centaine de pages) et beaucoup plus facile d'accès que ses livres théoriques.

Écrit par : Damien | 16/11/2005

Damien, je sui en accord avec vous quand vous indiquez qu'il s'agit d'un conditionnement mental, mais uniquement en ce qui concerne les adultes (cela peut être d'ailleur également une drogue ou autre) mais je crois qu'il y a une différence avec les enfants qui n'ont pas le même rapport avec la mort et qui sont de ce fait nettement plus "dangereux".

Écrit par : Quoique | 16/11/2005

Merci Damien pour votre suggestion de lecture. J'ai déjà quelques livres en projet (et je suis déjà en général long à venir à bout de certains livres, surtout quand il faut que je passe du temps à prendre des notes comme c'est ici le cas) mais je retiens votre suggestion en tête de liste.

Je retiens aussi l'idée intéressante avancée par Quoique du risque venant des enfants du fait, si je ne déforme pas son propos, qu'ils ne sont pas encore suffisament éduqués pour bien appréhender la mort.

Langui, tu as un clin d'oeil dans mon dernier billet :o)

Écrit par : pikipoki | 17/11/2005

Pikipoki, pour les enfants je ne pense pas qu'il s'agit d'éducation, il faudrait peut être rechercher du côté de la "construction", ils ne sont pas finis, notamment le visage ...

Écrit par : Quoique | 17/11/2005

à visualiseur de clin d'oeil salut ! quelque retard dans mes lectures j'accumule, il faut bien le dire, que voulez vous je suis fort occupé(e) à apprendre à ma descendence qu'elle doit tenter d'acccepter d'être confrontée à la mort ............breuuuuuuuuu. en fait non, plus pragmatiquement je bosse, ou tente de le faire avec les moyens du bord pour un activité nouvelle, mais je file, je vais être en retard, je suis sur le coup de l'achat d'une modus, trouvée, nickel, bien entretenue et tout et tout dans le haut d'Angoulême ! Au fait, je prends le métro tous les jours, et je ne me suis encore jamais trompée sur l'endroit où je l'avais garé !

Écrit par : Langui | 02/12/2005

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