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20/03/2006

Des idées confuses font des paroles troublées

Quelques temps après l'affaire des caricatures de Mahomet, un débat intéressant a surgit ici ou  sur la pertinence des lois visant à réduire la liberté d'expression, dont la loi Gayssot qui interdit les propos négationnistes, et la loi Pleven qui interdit la diffamation raciste. Pour mémoire je reprends ici les articles de loi en cause:

 

Loi Gayssot (13 juillet 1990):

"Art. 24 bis. (L. n. 90-615, 13 juill, 1990, art. 9). - Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale."

Loi Pleven (1er juillet 1972):

"Art. 32 (D.-L. 21 avril 1939 ; Ord. 24 nov. 1943 et 6 mai 1944 ; L. . n. 72-546, ler juill. 1972 ; L.n. 2-1336, 16 déc. 1992, art. 322). - La diffamation commise envers les particuliers par l’un des moyens énoncés en l’article 23 sera punie d’un emprisonnement de six mois et d’une amende de 80 000 F, ou de l’une de ces deux peines seulement. La diffamation commise par les mêmes moyens envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée sera punie d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 300 000 F ou d'une des deux peines seulement."


François et Laurent, en bons libéraux (du point de vue philosophique) qu'ils sont (ils parlent peu avec le poing levé, et se prosternent rarement devant le Très Saint et Très Haut Capital - que les 7 vents de la vallée du Nabam Nudu les emportent !), indiquent que selon eux que la liberté d'expression doit, par principe être totale. François avance notamment que les lois qui cherchent à la défendre lui rendent un bien mauvais service en permettant aux négationnistes, antisémites et racistes en tout genre de se poser en victimes.

 

Mais depuis le début, je ressens quelque chose qui me gratouille et qui me chatouille dans leur argumentation. Et c'est ce soir un billet de Guillermo qui me donne enfin les mots justes pour adresser ma critique à leur position. Cette critique la voilà : le grand risque que je vois à la liberté d’expression telle que la préconisent François et Laurent, c’est qu’elle engendre la confusion des esprits sur des évènements et des valeurs majeurs, et qui ont plus que le reste besoin d’un socle solide afin de ne pas être foulés au pied.

 

Dépénaliser la négationnisme, l’expression de propos raciste ou antisémites, c’est selon moi envoyer un message public qui dit : « ces propos là ont la même valeur fondamentale et sont aussi respectables que n’importe quels autres, ils n’ont donc pas à être condamnés par la justice ». Ce message est à mon avis à la fois une erreur et une catastrophe. Une erreur parce que, contrairement à ce que dit Laurent dans le billet indiqué en lien, tenir des propos homophobes par exemple n’a rien de comparable avec le fait de dire qu’on n’aime pas le chou fleur. Je suis même étonné qu’il les compare. Parce que dans le premier cas on est clairement dans un comportement d’agression (et même si elle n’est pas voulue, la bêtise n’excusant rien !), dans le deuxième il ne s’agit que de l’expression d’un goût banal. Ces deux propos auraient été comparable si dans le premier cas on avait plutôt dit : « Je n’aime pas les hommes », ce qui évidemment n’a rien d’un propos homophobe (même si certains jugeront qu'il s'agit là d'une faute de goût). Mais c’est aussi et surtout une catastrophe, parce qu’il met au même niveau des choses qui ne doivent en aucun cas être traités de la même façon. Il crée une confusion dans les esprits des gens qui voyant que l’on supprime ces lois pourront être amenés à remettre en cause dans leur propre échelle de valeurs l’importance de celles qui étaient ici défendues.

 

J’ai peur que l’on assiste à des dérapages où l’argument suprême qui nous serait opposé serait, en grossissant le trait: « la loi ne m’interdit pas de tenir des propos racistes, donc j’ai le droit de te traiter de sale négro, et tu n’as rien à dire. » Que l’on puisse alors répliquer, sur la base de la même liberté d’expression, que l’autre n’est qu’un sale con ne m’intéresse absolument pas. Mon inquiétude n’est pas que des propos racistes soient tenus, il y en a déjà, et il y en aura encore à l’avenir. Elle est qu’ils puissent être tenus avec un sentiment d’impunité, qui fera croire à leurs auteurs que les tenir n’est rien de plus condamnable que de choisir entre une carotte et un chou fleur sur l’étale d’un marchant. Parce qu’alors on plonge ces esprits dans la confusion, et je crois qu’il n’y a rien de pire que des esprits confus, aux valeurs mal assises, pour avancer sainement dans la construction d’un débat et donc à plus grande échelle d’une société.

 

Un individu ne peut se construire sainement s’il évolue dans la confusion des idées, s’il ne parvient pas à se créer des repères fiables, solides, sur lesquels il peut s’appuyer pour éprouver les expériences que la vie va lui présenter. La confusion est un facteur fort de dérèglement, de désorientation. Elle détruit l'individu. Combien de fois j'ai vu cette confusion être le ferment des dérives, des erreurs de jugement, des fautes de comportements ! Combien de fois j’ai vu des gens perdus dans leur vie parce qu’ils ne parvenaient pas à mettre leurs idées en ordre pour savoir enfin que croire et sur quoi fonder leurs choix !

 

De plus, cette confusion participe d’une forme d’obscurantisme, et c’est là je crois le plus grand ennemi des sociétés et des démocraties. Je note d’ailleurs que la liberté des individus n’est guère qu’un mot lorsque ceux-ci naviguent dans le noir de l’ignorance. Il n’y a de vraie liberté qu’éclairée, et celui qui agit et choisit en méconnaissance de cause est en réalité esclave de ses contingences, même si les éléments extérieurs donnent à ses actes l’apparence de la liberté.

 

Mais je me rends compte que cette analyse ne doit pas s’arrêter là. Car la critique que l’on peut formuler à l’égard de ma position, est que finalement j’exprime ici une position paternaliste, supérieure. Au fond, qui suis-je pour définir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas et vouloir ensuite l’enseigner aux autres afin de les « éclairer » de mon prétendu savoir ? De quel terrorisme intellectuel ne me rendè-je pas coupable en voulant ainsi les édifier ? Et ne prenè-je pas le risque, en occultant mes propres ignorances, qui existent forcément, de me lancer dans une forme d’autoritarisme aveugle en excluant certaines personnes de la définition de ce qu’est le vrai et le juste et en la réservant à des prétendus initiés ?

 

En fait on s’aperçoit ici que les positions qui s’opposent dans cette affaire se fondent sur quelque chose de plus profond que de seuls arguments disons « techniques » sur ce qu’est ou ce que n’est pas la liberté d’expression. L’idée de François notamment est cohérente dans la mesure où il veut faire confiance à l’homme pour la conduite de ses affaires, et lui rendre la complète responsabilité de ses actes. Mon idée est cohérente dans la mesure où je ne crois pas à la capacité de tous les individus d’avoir un comportement responsable et où j’ai le sentiment que nous avons tous, tout le temps, encore et encore, besoin d’être éduqués pour devenir vraiment adultes.

 

D’autant plus que précisément concernant le cas du négationnisme, il n’y a rien de sérieux qui s’oppose à la réalité de l’Holocauste. Les faits sont avérés. Il n’y a donc aucun terrorisme intellectuel dans le fait de reconnaître des faits pour ce qu’ils sont et de chercher à les enseigner tels quel. Concernant l’expression raciste et antisémite, je trouve que dans la très grande majorité des cas on se trouve aussi dans une situation très similaire et qui ne souffre pas de doute quant à la réalité des actes. Pourquoi prendre le risque de la diminuer aux yeux du public ? Qui va-t-on servir en troublant ainsi la vision des choses ?

 

Je sais que ma position présente un grand risque : celle de déraper vers un autoritarisme nouveau où des initiés prétendraient détenir la vérité et l’enseigner aux ignares. Mais je crois que la position libérale a un défaut qu’il est important d’avoir à l’esprit : c’est que sa confiance en l’homme est fondée sur un idéal et non sur la réalité. Ce qui est d’ailleurs un paradoxe car on entend très souvent des libéraux faire aux autres (surtout aux disciples du Très Sage Karl)  la critique de leur manque de réalisme.

Commentaires

Le principal reproche que l'on peut faire à ta position est qu'elle ne garantit pas l'expression d'opinions stupides ou offensantes.

Et qu'en l'occurrence, seul le législateur, issu de la majorité, est dépositaire de ce qu'il estime stupide ou offensant.

Autrement dit, il ne garantit pas à la minorité la possibilité d'exprimer des opinions que la majorité juge inconfortable.

Ce faisant, tu légitimes la faculté du législateur de restreindre la liberté d'expression, car il n'est pas de critère strict qui me permette de distinguer parmi les opinions que tu juges condamnable, et celles que tu estimes innocentes.

Les théoriciens du droit américain parlent de "pente dangereuse".

Écrit par : jules | 21/03/2006

Jules
Tout à fait, je vois bien que c'est là le grand danger de ma position.

Mais sur certains points qui à mon sens ne laissent plus de place au doute (comme l'existence de l'Holocauste) elle me semble peu dangereuse parce qu'elle s'établit sur des choses vraies et non pas subjectives. En d'autres termes sur ces points personne n'a à ESTIMER que l'Holocauste est réel ou pas. Il n'y a pas de jugement à porter sur une question déjà avérée par les faits et donc je ne vois pas de bonne raison pour laisser ici la place au doute.

D'une façon plus générale, vraiment je m'inquiète de la relativisation de valeurs qui à mon sens ne devraient pas souffrir de doute. Quand une personne cherche d'évidence à maltraiter, par ses actes ou par ses mots, j'ai du mal à admettre qu'on puisse laisser faire sans sourciller au nom d'un plus grand bien. Evidemment vous aurez compris que je ne milite pas du tout pour une restriction de la liberté d'expression plus forte que celle actuelle, mais je reste très méfiant des conséquences qu'auraient l'abrogation des lois sus-mentionnées.

Écrit par : pikipoki | 21/03/2006

Pikipoki: La perfection n'étant pas de ce monde, peut-être faut-il se demander plutôt laquelle des deux solutions a le plus d'inconvénient... Pour moi c'est la béquille législative qui déresponsabilise l'individu, sert d'argument aux extrémistes et demande au législateur de faire quelque chose qui excède sa sphère de compétence. Mais je peux tout à fait comprendre ta position (et je goûte à sa juste valeur tout l'ironie que Laurent et moi soyons dans le même camp sur ce sujet: http://embruns.net/logbook/2005/09/05.html#002664 ).

Écrit par : François Brutsch | 21/03/2006

François,
Vraiment on est sur une question que je trouve très difficile à résoudre de façon définitive. Mon premier réflexe est celui que j'indique dans ce billet, mais c'est vrai que certains de tes arguments soulevés sur le Swissroll me font réfléchir. Le type de sujet sur lequel nous serons certainement amenés à revenir.

Concernant Laurent, je n'avais pas vu cet ancien billet. Sa sanction est restée sans appel depuis?

Écrit par : pikipoki | 21/03/2006

@Pikipoki: lol, Laurent est quand même libre de ne pas mettre Un swissroll dans son agrégateur! C'est surtout sur l'Irak et Blair que nous avons des divergences.

Il faudrait une fois que je prenne le temps de formuler la théorie du débat constructif que je tire de la lecture des blogs: il est possible dans une zone de divergence en dessous de laquelle l'accord est tel qu'on a seulement le plaisir de se retrouver, mais ça ne mène guère qu'à éventuellement goûter une formulation meilleure, et au dessus de laquelle les deux interlocuteurs ne parlent pas de la même chose et font mieux d'être d'accord de n'être pas d'accord...

Écrit par : François Brutsch | 22/03/2006

BON ANNIVERSAIRE POKOPIKI

Écrit par : langui | 30/03/2006

Je voudrais rajouter un point, ce en quoi "les rouleaux suisses" font confiance, ce n'est pas l'homme, c'est la raison, le débat. Par ailleurs, il me semble que la position d'interdiction souffre d'une faiblesse essentielle: il existe toujours un espace privé pour que ces idées circulent (et ce quoi qu'on dise des reconfigurations du public et du privé: on ne vit tout de même pas dans des sociétés totalitaires). Au lieu de leur faire subir à ces idées le feu du débat public (l'interdiction les protège du débat) elles prolifèrent dans le privé en prenant la posture du martyr. je me permets de mettre un lien avec un billet que j'ai fait là dessus:
http://tentative1.blogspot.com/2006/04/libert-caricaturale.html

Écrit par : clic | 22/04/2006

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