01/03/2007
L'âne de Buridan et le dilemme du choix
Ce qu’il y a de terrible avec les séries, c’est qu’on les lance guilleret, en songeant à tout ce qu’on pourra y écrire d’intéressant et d’indispensable à la vie des gens, mais qu’une fois qu’elles sont entamées, on n’en voit pas la fin. C’est un peu le cas actuellement de ma série sur le libre arbitre, qui devait pourtant initialement être « courte ». D’aucun penseront sans doute que c’est le signe que je suis à court d’argument. Mais en fait, durant les précédentes semaines j’ai surtout été à court de temps, et, je dois bien l’avouer, à court d’envie d’écrire sur ce blog.
Mais mes lectures me relancent un peu sur le sujet, et j’en profite donc.
Aujourd’hui, le point que je voudrais donc aborder est celui du choix. La thèse centrale des tenants de l’existence du libre arbitre est que dans le fond, nous sommes capables d’exercer notre volonté librement, ce qui est selon eux prouvé par notre aptitude à effectuer des choix aléatoire, dénués de liens d’intérêt. On résume cela par une formule simple : la liberté d’indifférence, à savoir la faculté de rester indifférent à tout motif censé influencer nos actes, et de n’effectuer nos choix que mus par une volonté purement libre.
Cela présuppose donc la possibilité d’exercer notre volonté sans que celle-ci ne dépende de rien. Comme si elle était en quelque sorte sa propre cause. Un billet n’est pas très approprié pour rentrer dans tous les détails de cette question, mais il me semble relativement clair que cette supposition d’une volonté cause d’elle-même est pour le moins douteuse.
Dans le fond, l’argument qui fonde cette idée est que dans toute situation nous sommes aptes à choisir de multiples voies, différentes les unes des autres, et ce seul fait montre bien que nous sommes libre de nos actions. Lorsque le soir je quitte le travail, je peux très bien rentrer directement chez moi, ou partir me promener, ou aller boire un verre avec des amis, ou même encore partir pour l’aéroport et un faire voyage impromptu, entamer une traversée de la France à pied, ou en faisant des roulades tout le long du trajet. Bref, tout cela, je le peux.
Mais on voit bien, et j’ai pris exprès des exemples improbables pour que l’on s’en aperçoive clairement, qu’il y a là un petit problème dans l’usage que nous faisons de ce mot : pouvoir. Car le fait qu’un scenario entre dans le champ des possibilités qui me sont ouvertes à un instant t ne dit absolument rien sur la capacité qu’à ma volonté à s’extraire des motifs extérieurs qui m’influencent lorsque j’établis mes choix. Autrement dit, oui, je peux faire tout cela, mais pourtant, dans la très grande majorité des cas, je vais « choisir » de rentrer directement chez moi car je suis fourbu.
Et là encore, le fait que je ne sois parfois pas capable de distinguer clairement quels sont les motifs qui interviennent dans l’influence de ma volonté ne dit rien non plus quant-à l’indépendance de celle-ci vis-à-vis de ces motifs.
Schopenhauer a écrit un petit livre très instructif sur cette question, l'Essai sur le libre arbitre, d’où je tire la conclusion qui me paraît la meilleure quand à cette question du choix : dans une situation donnée, le choix que nous faisons est le strict reflet de l’importance des motifs qui interviennent en nous. Le plus fort l’emportant globalement sur les autres (mais lisez le reste, là c’est vraiment très, très partiel comme compte-rendu).
La question à résoudre est donc plutôt de comprendre d’où proviennent nos choix. De quoi sont-ils le fruit ?
Pour répondre à cette question, et comme je me l’étais proposé en introduction de cette série, je propose de séparer l’analyse en deux cas distincts : les choix portant sur des alternatives sans importance, et celui portant sur des alternatives importantes.
Le premier cas est le moins clair puisque c’est celui où l’on ne saura pas identifier les motifs de nos actions. Mais dans le fond la réponse n’est pas très complexe pour autant et elle est même quasiment déjà contenue dans la première phrase du ce paragraphe : c’est l’inconscient qui intervient principalement à ce niveau. Sinon, nous saurions identifier ces motifs qui interviennent. Ce sont donc nos mécanismes inconscients, nos habitudes comportementales ancrées en nous, qui font que nous allons par exemple démarrer la journée en posant le pied droit plutôt que le gauche. D’ailleurs, j’ai déjà remarqué sur ces pages que si nous parvenions à prendre un peu de recul sur ce moment d’absence que nous avons presque tous au lever, nous nous apercevrions que nous posons toujours le même pied en premier par terre.
Le deuxième cas n’est pas très compliqué à résoudre non plus. Lorsque les alternatives nous paraissent d’importances différentes, il est bien évident que c’est l’alternative la plus lourde de conséquence, que ce soit en plaisir ou en déplaisir, qui est prise en compte en priorité. En fait le seul vrai cas qui pose problème est celui du type du dilemme de l’âne de Buridan.
La petite histoire de ce dilemme est que l’âne de Buridan, se trouvant à égale distance d’un picotin d’avoine et d’une écuelle d’eau, attribuant la même valeur à l’un et à l’autre, ne sait vers lequel se diriger en premier. Et ainsi perdu dans les méandres d’une alternative insoluble, il finit par mourir entre les deux, en n’ayant pas pu esquisser le moindre pas. La thèse du libre arbitre dit ici que l’homme se distingue en ceci de l’âne du Buridan qu’il est lui bien capable d’effectuer un choix, au hasard entre le picotin et l’écuelle, ce qui va lui permettre au final de goûter aux deux et dons de ne pas mourir.
Mais il y a deux erreurs dans ce raisonnement. La première c’est qu’un cas où deux alternatives seraient de très exacte importance à nos yeux ne restera jamais qu’un cas d’école, qu’une expérience théorique, et que la réalité ne nous proposera jamais rien de tel. Si nous estimons à tel ou tel moment que c’est le cas, c’est là encore uniquement le signe que nous sommes aveugles quant-à l’impact des motifs qui nous influencent. Le seul fait que deux choses soient différentes suffit pour que leurs caractères nous soient eux aussi différents. Peut-être n’est-ce pas toujours très marqué, mais cette différence suffit à rendre inopérante l’analyse par l’âne de Buridan.
La deuxième erreur que l’on commet ici est que l’on transforme une anecdote pour l’esprit en expérience réelle, en supposant qu’il existe bien un âne incapable de déterminer un mode d’action lui permettant d’accéder à la fois au picotin et à son eau. En fait, on évoque trompe le cours du raisonnement en positionnant une conclusion (l’âne de sait pas choisir) en hypothèse. Et comme par enchantement, on conclut par l’idée même qui nous a servi de point de départ. Quelle surprise. On voit bien là dans quels pièges nous sommes parfois susceptibles de nous emmener nous-mêmes si nous ne prenons garde à l’usage que nous faisons des mots. L’anecdote de l’âne de Buridan, donc, n’est dans le fond qu’une imposture, une manipulation de l’esprit (mais probablement une manipulation sincère, car faite en toute inconscience de ce qu’elle est).
Pour conclure, je dirai en quelques mots que ce qui guide nos actions, c’est, comme le disait Schopenhauer dans le petit livre indiqué plus haut, la combinaison des motifs extérieurs qui existent au moment où nous avons à choisir (l’espace dans lequel nous nous trouvons, le temps, etc.), et de nos motifs intérieurs (notre éducation, nos habitudes, nos goûts, etc.). Mais à aucun moment notre volonté ne peut agir en étant dégagée de ces motifs. Il n’est donc pas interdit de se demander s’il s’agit bien là d’une volonté. En quelque sorte, il ne pourrait y avoir de volonté que celle qui consisterait à vouloir vouloir.
Je ne m’aventure pas plus loin sur cette question, bien que je sois conscient que ce billet porte sans doute plus de questions que de réponses. Je renvoie toutefois encore au petit bouquin de Schopenhauer qui est à la fois clair et bien écrit. Il y a toutefois un point sur lequel je ne suis pas d’accord avec lui. Celui qui veut que nos motifs intérieurs, nos déterminismes propres, ne changent jamais et ne peuvent produire, à toute époque, que les mêmes résultats. Cela me semble ignorer complètement le rôle de l’apprentissage et de la mémoire dans notre construction personnelle. J’y reviendrai peut-être plus tard.
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Commentaires
Il y a un autre joli texte sur l'âne de Buridan, c'est dans l'avant-propos des Nouveaux Essais sur l'entendement humain de Leibniz, dans lequel il défend la position déterministe (mais qui resterait selon lui compatible avec la liberté bien comprise).
"On peut même dire qu'en conséquence de ces petites perceptions le présent est plein de l'avenir et chargé du passé. (...) Ce sont ces petites perceptions qui nous déterminent en bien des rencontres sans qu'on y pense et qui trompent le vulgaire par l'apparence d'une indifférence d'équilibre, comme si nous étions indifférents de tourner par exemple à droite ou à gauche."
Kant aurait dit que notre volonté empirique et phénoménale était complètement déterminée mais qu'il fallait quand même postuler un faculté libre de vouloir en dehors du domaine de l'expérience.
Je ne comprends pas bien la position de Schopenhauer mais je crois qu'il veut dire que la Volonté ne se limite pas au vouloir empirique mais que cela ne donne pas de libre-arbitre pour autant et que la liberté demeure une illusion transcendantale.
Écrit par : Phersu | 01/03/2007
Dire que nous ne faisons pas de choix, mais que nous sommes contraints par l'importance relative des facteurs exterieurs, me semble etre un contresens. Faire un choix, n'est-ce pas juger de l'importance relative de ces facteurs ? J'illustre ma question : dans la situation de l'ane de buridan, tu dis que nous sommes pousses soit par une soif plus grande, soit par une faim plus grande, dans l'une ou l'autre direction. Mais choisir entre nourriture ou boisson, n'est ce pas aussi evaluer si on a plus faim ou plus soif ?
Donc question, qu'appelles-tu choisir ?
Et deuxieme question pour la route, comment differencies-tu un choix inconscient d'un choix conscient ?
chouette, tu me re-motives pour un autre billet :D
Écrit par : Matthieu | 01/03/2007
Phersu
Oui c'est tout à fait ça. Et merci pour la citation de Leibniz qui me semble être très proche de ce que j'ai voulu indiquer sur la différenciation nécessaire qui existe entre deux choses.
Matthieu
Oui, mais tu confonds à mon avis choisir et choisir librement. La faculté de choisir, qui peut effectivement être définie comme tu le fais, ne signifie rien sur l'existence du libre arbitre. Pour qu'il y ait libre arbitre il faut que cette faculté s'exerce librement, sans motif qui la détermine. C'est la définition du libre arbitre.
Écrit par : pikipoki | 01/03/2007
donc on peut choisir, au sens de peser le pour et le contre des differentes options, sans que ce choix soit libre ? J'ai vraiment l'impression que si l'on pousse un peu ce que tu appelles un choix libre, on tombe sur un tirage a pile ou face entre l'ecuelle d'eau et la meule de foin. "choisir sans motif", est-ce encore choisir ? est-ce que le fait d'avoir un interet quelconque, meme lointain, dans l'issue d'un choix, fait de celui-ci un choix non libre ?
Écrit par : Matthieu | 02/03/2007
Matthieu
J'ai repensé hier soir à ma réponse. En fait il y a en effet un petit souci sur la définition que nous faisons tous les deux du terme choisir. Je crois que d'une certaine façon tu y inclus la notion de liberté, alors que je l'ai plus pris dans le sens d'une sélection d'alternative, sans y inclure aucune notion de liberté.
Mais dans le fond, il me semble que ta réponse apporte la même réponse que celle que je t'ai faite. En effet, choisir, ce n'est pas tirer à pile ou face, mais bien peser le pour et le contre. Mais la question du libre arbitre, il me semble est de savoir si cette pesée peut se faire indépendamment de tout motif. C'est la fameuse faculté d'indifférence que j'ai déjà mentionnée ici.
Sinon, c'est à nouveau un billet sur le libre arbitre que tu vas écrire?
Écrit par : pikipoki | 02/03/2007
Vraiment, choisir sans motif, avec indifférence, pour moi, c'est vraiment tirer à pile ou face. Quant on choisit, c'est toujours pour un motif, non ? On ne peut pas nier les influences qui nous poussent à faire des choix, c'est l'interet meme de ces choix ! Ma definition du libre arbitre face à ce choix, tu la connais, c'est la possibilité de se révolter, de faire un choix contraire à ces influences, en bref, d'etre imprevisible.
Non, ce n'est pas vraiment sur le libre arbitre, plutot sur la conscience (je lis la conscience expliquée, de Dennett). Ma question sur ta distinction entre choix conscients et inconscients n'etait pas innoncente :-)
Écrit par : Matthieu | 02/03/2007
Ah oui, c'est vrai je n'ai pas répondu à ça.
C'est tout simple. Un choix conscient, c'est un choix pour lequel on sait identifier les motifs en cause, du moins les principaux, et un choix inconscient, c'est un "choix" pour lequel on ne sait pas identifier les motifs en cause.
Écrit par : pikipoki | 02/03/2007
Si je m'en tiens à la définition de pikipoki, faire un choix libre (exercer son libre arbitre), c'est sélectionner une alternative en faisant totale abstraction des intérêts ou motifs qui la déterminent. Mais alors, je vais rejoindre le point de vue de Matthieu: si à chaque alternative qui se présente je fais un choix aléatoire, j'aurais fait un choix libre. Il me semble que dans la notion de choix ou de sélection, il y a aussi celle de motivation. Il est certain que notre vécu influence nos actes, mais notre expérience ne fait-elle pas partie de nous?
Bien que ce ne soit pas ma préoccupation première, j'avais écrit un petit billet sur le libre arbitre (http://bacterioblog.over-blog.com/article-2878850.html) il y a longtemps, juste pour montrer que l'on a besoin du principe d'émergence pour en admettre l'existence.
Écrit par : Benjamin | 02/03/2007
Benjamin
Je crois qu'il y a confusion car je suis en tous points d'accord avec vous:
Agir de façon aléatoire, sans influence de quelconque motivation, est équivalent à la faculté d'indifférence dont j'ai parlé. Cette faculté est parfaitement illusoire à mon avis. Car il est impossible que nous agissions sans qu'une quelconque motivation (un motif) soit à l'oeuvre en nous pour nous pousser à agir. Où alors c'est que nous sommes des individus flottants dans un éther bien mystérieux.
Sinon je ne comprends pas bien votre point sur l'expérience. Oui elle fait partie de nous. Mais elle est bien la même chose que notre vécu non? Et en fait où vouliez-vous en venir là-dessus?
J'irai jetter un oeil à votre billet.
Écrit par : pikipoki | 02/03/2007
j'aime ca ! une question: pourquoi c'est l'ane qu'on choisit?
Écrit par : Georges | 28/10/2013
j'aime ca ! une question: pourquoi c'est l'ane qu'on choisit?
Écrit par : Georges | 28/10/2013
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