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01/02/2007

Critique du mérite

medium_ordre_national_du_merite.jpgAprès avoir vu, de façon sans doute un peu courte, les questions qui pouvaient à mon avis être soulevées du point de vue de la morale quant à l’existence ou l’inexistence du libre arbitre, j’en viens maintenant à la question du mérite. J’espère que vous m’en excuserez, mais sur ce point, je ne compte pas vraiment vous ménager. Sans toutefois dépasser les bornes du respect, que je considère toujours comme une condition nécessaire du débat.

 

Mais je sais qu’à priori, mon lectorat est plutôt fait de personnes qui me ressemble un peu, ou du moins qui sont issues d’un milieu social assez proche, et que je qualifierais de petit bourgeois. Et que c’est ce milieu là, parce qu’il s’est forgé, par la force de plus grandes connaissances que beaucoup d’autres, des convictions également plus fortes, qui est le plus réticent à se remettre en cause sur ce type de sujet. Et parce que personnellement, j’ai toujours été ulcéré de voir autour de moi ceux-ci se féliciter de la qualité de leurs choix de vie, quand ils n’en étaient que des héritiers bienheureux, et à quel point ils pouvaient être aveugles quant-à l’influence qu’exerçait leur milieu de vie sur leur propre « réussite ».

 

La question du mérite dans le fond, se pose un peu comme celle de la morale. Si j’admets désormais que le libre arbitre est une notion largement faussée, et dans le fond une vraie supercherie, un simple outil de plus visant à valoriser nos actes (le rôle du libre arbitre était différent à sa création : il servait alors à maintenir l’idée d’un Dieu parfait, alors même qu’il avait créé des êtres imparfaits, ces imperfections n’étant donc que le reflet du libre arbitre dont il leur avait fait « cadeau ». Ainsi Dieu était dégagé de la responsabilité de nos méfaits, et sa superbe pouvait rester intacte), si j’admets donc que le libre arbitre n’existe pas, comment pourrais-je attribuer la moindre valeur, et donc le moindre mérite à nos actes ?

 

Comment peut-on estimer que telle ou telle action, telle ou telle position « philosophique », tel ou tel choix recouvre un quelconque mérite (morale, intellectuel, tout ce que vous voulez) si je suppose que nous n’agissons que sous la direction de nos déterminismes ? Quel méritent ces déterminismes pourraient-ils bien avoir ? Nos envies de maintenir notre équilibre intérieur, de nous sustenter, de copuler, de nous gratifier et, pour cela, de devenir des dominants, tout ceci qui constitue, la très grande majorité de nos comportements, n’est pas guidé par autre chose que par nos déterminismes. Tant par nos déterminismes biologiques (notre capital génétique pour faire court), que par nos déterminismes culturels, environnementaux, sociaux, familiaux (qui en fait, sont à mon avis les plus importants), ce que j’ai appelé il y a quelque temps, nos automatismes acquis, c’est-à-dire appris. Prétendre le contraire sur ce sujet n’est pas autre chose que faire l’aveu de son aveuglement sur soi.

 

Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que nos comportements inconscients, qui interviennent dans tous les domaines de notre quotidien, soient moins nombreux, il faudrait que nos automatismes soient moins profondément ancrés, que nous soyons donc en quelque sorte moins éduqués, il faudrait que nous fassions travailler plus souvent notre lobe orbito-frontal, celui où nous pouvons former des associations entre les choses que nous avons apprises et en imaginer de nouvelles. Mais nous en sommes loin. En passant, j’insiste sur le vice caché que contient l’éducation, celle faite de « bons » repères, de culture bourgeoise, bref d’automatismes.

 

C’est bien parce que celle-ci est, plus que d’autres, faite de ces repères et automatismes qu’elle crée des individus moins aptes à s’extraire du cadre de pensée dans lequel ils ont grandi. Vous me rétorquerez sur ce point que ce sont pourtant, eux, les bourgeois, qui historiquement sont à l’origine des révolutions émancipatrices, et que ce sont eux qui se font les premiers chantres des valeurs de respect et de tolérance. Et que vous qui me lisez en êtes d’ailleurs un bon exemple.

 

Personnellement je suis loin d’en être aussi sûr. D’abord parce que ces grandes déclarations de valeurs, de respect, etc. ne sont trop souvent rien d’autre que des déclarations. J’entends fréquemment autour de moi ce type de personne se lancer dans des grandes tirades humanistes, rappelant, le front plissé et les sourcils sévères, le combat qui doit être le nôtre contre le racisme, et quel exemple constitue pour eux tel ou tel prix Nobel de la paix. Mais vient un jour un moment d’inattention, de relâche où le langage ne se fait pas aussi ciselé que dans ses dîners en bonne société. Et la bête sort, l’air de rien, à la fraîche. Les grandes phrases ne sont plus là pour la camoufler, et souvent, la personne ne s’aperçoit même pas de ce que révèlent ses propos.

 

Les pauvres gens sont peu susceptibles de ce type de comportement faussé. Pour une raison toute simple : la faible maîtrise du langage qu’ils ont ne leur permet pas de l’utiliser aussi bien que les bourgeois pour camoufler leurs actes. Ce point me paraît important, car il explique en partie l’usage plus important que les pauvres font de la violence. Les bourgeois en quelque sorte n’ont pas besoin de la violence. Le langage leur permet de s’assurer l’accès aux gratifications qu’ils recherchent, en maintenant les hiérarchies en place et en préservant leur statut de dominants. Pourquoi agresser qui que ce soit dans ces conditions ? En revanche, les pauvres ne disposent pas de cet outil, et pour y palier, ils ne trouvent que le langage de la violence. Je reviendrai probablement sur ce point une fois prochaine.

 

Mais surtout, ce qui fonde l’essentiel de mes doutes sur la profondeur de ces valeurs bourgeoises, et j'en ai d'ailleurs déjà fait part ici, c’est que nous oublions vraiment trop à quel point nous sommes le fruit de notre environnement familial et culturel. Et que nous avons bien trop tendance à ériger en vertus personnelles ce qui n’est que du mimétisme social. Je l’ai déjà dis il y a quelques temps, il faut nous imaginer ayant grandi dans des quartiers pauvres, dans des pays en guerre, et tenter, si tant est que nous en soyons capables, d’appréhender la capacité que nous aurions eu dans de telles conditions à faire germer ces vertus dont nous nous attribuons le mérite aujourd’hui. Je n’en donne pas cher.

 

Mais pourtant, on ne peut pas dire que cette humilité vis-à-vis du peu qui nous revient dans notre propre construction et dans notre grandeur d’âme, soit véritablement ce qui nous étouffe. Il n’est qu’à constater l’importance donnée au mythe de la réussite sociale dans les pays développés, au mantra inculqué à nos enfants dés le plus jeune âge visant à les faire grimper le long de l’échelle sociale, à utiliser pour cela à plein les automatismes culturels acquis et à brider l’usage de notre cerveau imaginatif, et à tous les mérites que nous rattachons à ces succès que nous avons, alors qu’on peut quasiment dire qu’ils sont uniquement programmés par notre milieu.

 

Je les ai vu pendant trois ans ces jeunes dans le vent qui s’auréolaient de leur succès aux concours des grandes écoles, qui se félicitaient d’en être arrivé là, à la force du poignet comme on dit. Aucun évidemment pour dire combien le portefeuille de papa était en cause dans cette réussite. Ni pour donner à sa condition sociale son vrai nom : la chance. Mais il est où le mérite dans la rencontre du spermatozoïde mâle d’un cadre et de l’ovule d’une femme de bonne famille ? Il est où le mérite dans la phase d’empreinte, pendant laquelle notre milieu favorisé engramme dans notre cerveau, sans que nous y soyons pour rien, les bases qui ont fait de nous des gens curieux, « intelligents » et bien « adaptés » ? Il est où le mérite dans l’acquisition dissimulée de tous nos automatismes culturels ?

 

Le mérite n’existe que dans nos cerveaux, par lesquels nous cherchons en permanence à nous attribuer une certaine valeur individuelle, différente de celle des autres, cette différence étant la condition nécessaire pour nous donner la possibilité de leur être supérieurs. Toute l’essence de la fumeuse (avec un u, pas un a) méritocratie qui sévit dans les entreprises qui se veulent les plus dynamiques est là.

 

 

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Commentaires

Franchement,de tout mon coeur,je vous dis MERCI pour toutes vos observations si justes :elles nous permettent d'avancer dans nos réflexions.

Écrit par : elizabeth | 01/02/2007

On se lache ... Bravo.
Je pense que vous reviendrez sur "la violence" psychologique exercée sans limites ... Le vrai mérite est peut-être d'être lorsqu'on à rien ?

Écrit par : Bruno (Quoique) | 01/02/2007

Une société purement mériticratique, n'est-ce pas le cauchemar absolu ? Si tu es pauvre et malheureux, c'est de ta faute ! (ah oui, il faut se "prendre en main", c'est ça...)

Écrit par : Tom Roud | 01/02/2007

Exemplaire !

Écrit par : Yogi | 01/02/2007

Je trouve vraiment bizarre ta facon de dire dans le meme billet que nous sommes pilotes par nos determinismes / automatismes acquis, et que nous devons plus utiliser la partie associative du cerveau (au passage le "lobe orbito frontal" est loin d'etre le seul a faire des associations, on dirait que tu y deplaces le siege du theatre de la conscience que Descartes voyait dans l'hypophyse... passons).

Enfin, je ne vais pas laisser notre point de desaccord habituel m'empecher de te feliciter pour le reste de ton billet, en particulier quand tu soulignes que toutes nos reussites, nos vertus, nos centres d'interets, presque tout ce par quoi nous nous definissons, vient d'abord et avant tout de notre education (au sens large d'histoire personelle).

Cependant pour relativiser, n'y a-t-il pas tout de meme une part de merite dans les variations au sein d'un meme groupe social ? que ce soit etre bon en math, avoir une bonne memoire, avoir un cerveau associatif qui marche bien, est-ce que ca ne serait pas des moyens de valoriser, voire depasser, son education, sa famille ? Le milieu apporte un potentiel, une aide - qu'il faut s'efforcer de garder a l'esprit, pour garder les pieds sur terre - mais n'y a-t-il pas des differences de realisation, d'accomplissement - et donc de merite ?

Écrit par : Matthieu | 01/02/2007

argh ! dsl pour le triplet... c'est que le site de commentaires smblait le bloquer a chaque fois ! s'il est possible d'en supprimer 2 sur 3...

Écrit par : Matthieu | 01/02/2007

Mais si la réussite de gens issus de familles bougeoises est, selon vous, plus une question de chance que de mérite.
Alors, qu'en est-il de la réussite de gens issus de familles modestes ? Sont-ils pour autant plus méritants ?

Même si ce que vous dites est vrai la plupart du temps, il existe des contre-exemples.
Parce que si les premiers ont eu la chance de naître dans un environnement favorable, les seconds qui sont nés dans un environnement défavorable peuvent un jour également avoir la chance de passer à un autre environnement plus avantageux pour eux.

Par exemple un mariage heureux avec une belle-famille très riche (mais si ça n'arrive pas souvent je l'accorde), dès lors la réussite sociale qui s'en suit n'a rien à voir non plus avec le mérite....
On pourrait en dire de même dans le cas des bénéficiaires d'une discrimination positive....

Écrit par : odanel | 02/02/2007

joli billet. Je te suis d'autant plus que je ne crois pas que notre désaccord sur le libre arbitre ait une réelle importance. Après tout, même si l'on croit que nous sommes capables de décisions ou d'actions relativement libres, notre vie, comme tu le dis, est pleine de choses que nous ne controlons pas qui sont de tout ordre (et d'abord la chance, soit les évènements que nous rencontrons ou que nous ne rencontrons pas; les réflexions sur la liberté m'ont toujours l'air un peu "flotter" en dehors de tout environnement: ça me fait une belle jambe d'être libre si je tombe malade ou si je tombe sur un héritage)
Au fait, as-tu suivi les émissions de cette semaine des "chemins de la connaissance" dont le thème était la liberté. ça devrait te plaire.
Bonne écoute!

Écrit par : clic | 02/02/2007

Elizabeth
Ah ben chic alors :o)

Bruno
Je reviendrai peut-être sur ce point plus tard oui.

Tom
En entreprise quand j'entends quelqu'un parler de méritocratie, je suis toujours à peu près sûr d'avoir en face de moi quelqu'un d'un niveau pas très élevé. Et qui demande surtout le droit de juger les autres à la gueule.

Yogi
merci

Matthieu
En fait la capacité à imaginer ne nous rend que relativement. C'est-à-dire qu'elle nous permet de ne pas rester exclusivement dans le mimétisme de ce qui nous entoure. Elle nous libère de la tendance à répéter ce que l'on voit. Mais elle ne nous rend pas libre de façon absolue. Puisqu'elle est issue d'élément purement biologiques. Bon enfin j'en rajoute une couche sans doute un peu bêtement, car je ne pense pas que nos visions soient si éloignées que ça l'une de l'autre.

Sinon, oui j'ai il y a parfois des problèmes de commentaires ici. Ce n'est pas la première fois que quelqu'un rencontre des difficultés. Mais je ne peux rien y faire. En fait, il faudrait que je change de plate-forme je crois. Mais je n'en ai pas vraiment le courage.

Odanel
Ah mais je ne dis pas le contraire.

Clic
Non je n'ai pas vu ces émissions. On peut les récupérer sur internet?

Écrit par : pikipoki | 02/02/2007

j'avais laissé un commentaire hier mais il a disparu.
je vouslais juste te remercier pour ce beau billet. il me rappelle la fin des Mots, de Sartre : Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui.

le mérite pour moi, c'est juste une façon de dire "bien joué", pas la reconnaisance d'une valeur supérieure.

Écrit par : edgar | 04/02/2007

Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui.

Écrit par : edgar | 04/02/2007

Clic
Merci, j'irai voir ça quand je pourrai.

Edgar
Décidemment ces commentaires sont un vrai problème. J'espère que vous n'aviez pas rédigé un long commentaire...

Sinon, vous pouvez reprendre votre citation? Elle est incomplète ou c'est moi?

Écrit par : pikipoki | 05/02/2007

La citation est complète, Sartre dit juste de lui-même qu'il n'est qu'un parmi les autres. On peut aussi voir ça comme le sommet da la vantardise...

Écrit par : edgar | 02/03/2007

Ah oui ok. Pfiou parfois je suis pas là décidemment.

Écrit par : pikipoki | 02/03/2007

Les commentaires sont fermés.