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24/01/2007

Morale et libre arbitre

La principale gêne qui atteint les tenants du libre arbitre, est à mon avis la question de la morale. En effet, on comprend rapidement que si l’existence du libre arbitre est remise en cause, cela pose un problème majeur concernant la moralité que nous pouvons rattacher à nos actes. Car comment juger que nous agissons de façon morale ou pas, si nos comportements, et nos « choix » ne sont en réalité que le reflet de nos déterminismes ? Sur quoi pouvons-nous nous reposer pour attribuer une valeur à nos actions si aucun libre arbitre ni aucune liberté n’intervient dans l’exécution de celles-ci ?

 

La fiche wikipedia que j’avais indiquée en lien lors de mon billet d’introduction de cette série mentionne deux approches importantes autour de cette question de la morale : celle de Saint Augustin, et celle de Saint Thomas d’Aquin.

 

Saint Augustin se place bien sûr dans une perspective résolument religieuse et croyante. La question du libre arbitre, sous ses mots, relève celle du destin imposé par le divin. S’il n’y a pas de libre arbitre, c’est que notre vie est toute entière déterminée par le dessein de Dieu. Mais Saint Augustin, donc, croit en l’existence du libre arbitre, comme explication de la possibilité de nos péchés (ce qui permet de ne pas en faire porter le poids sur Dieu), et lui rattache également une idée positive, celle que sans libre arbitre, sans liberté d’agir par nous-mêmes, nous n’aurions pas non plus accès à la dignité morale.

 

Saint Thomas d’Aquin, lui, prend le problème dans l’autre sens. Il serait impossible que nous soyons tenus pour moralement responsables de nos actes si nous n’étions pas doués de liberté d’agir. Or, cette responsabilité nous échoit bien. Comme cité sur wikipedia, Saint Thomas D’Aquin écrit :

 

"L’homme possède le libre arbitre ; ou alors les conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions, les récompenses et les châtiments seraient vains." (Somme théologique)

 

Un second argument est rapporté, qui part de la distinction de l’homme et de l’animal, le second n’agissant que selon la force de ses instincts, c’est-à-dire par ses déterminismes biologiques, lors que l’homme peut lui agir par l’usage de la raison, et donc opérer des choix, se déterminer lui-même, ce qui est le propre de la liberté.

 

Je crois qu’on rejoint ici un point qui tenait à cœur à Matthieu dans son héroïque défense du libre arbitre, seul contre trois. Si l’homme n’agit que par la somme de ces déterminismes, qu’est-ce qui le différencie d’un animal purement instinctif et mécanique ? Qu’est-ce qui le différencie d’un robot ? L’homme n’est pas un robot, la diversité de comportement dont il est capable semble en être une preuve éclatante (quoique les chercheurs en IA critiqueraient certainement la vanité de cette position). S’il n’est pas un robot, c’est bien qu’il doit, d’une façon ou d’une autre, pouvoir agir de façon libre, et donc faire appel au libre arbitre.

 

Sur ce point, je rejoins évidemment Matthieu. Mais probablement pas de la façon qu’il imagine. Pour moi, au stade de réflexion où j’en suis, et il reste des marches à gravir (sur de tels sujets le contraire serait inquiétant), la principale différence que je vois entre nous et un robot, c’est la notion de nécessité de persistance de la structure. Si on coupe le courant qui alimente un ordinateur, celui n’en est pas pour autant fichu et à mettre à la casse. Pour retrouver son contenu, il suffit de le remettre en route. Les êtres vivants ne fonctionnent pas de cette façon, et c’est ce qui les différenciera toujours des machines : ils ont besoin d’assurer la continuité de leurs fonctions, et si un jour le courant est coupé, il l’est à jamais. Dans cette mesure, la mémoire des ordinateurs ne pourra jamais non plus fonctionner comme la nôtre. Notre mémoire intègre la notion de continuité, ce dont les ordinateurs n’ont pas besoin. En gros, nous faisons des films, quand ils ne réalisent que des photos.

 

Mais pourtant, ce n’est pas parce que nous ne sommes pas des robots, en tout cas de cette sorte, que nous pouvons déduire l’existence de notre libre arbitre. Ces deux points n’ont pas de lien logique entre eux

 

Sur ces points, de notions morales, et de comportements instinctifs, j’ai dis en introduction à cette série, que je ne répondrai pas immédiatement dans ce billet. Les réponses viendront un peu plus tard, dans les prochains billets. Où l’on verra notamment le piège que recouvre le terme de morale, et pourquoi l’argument de l’instinct est insuffisant pour répondre à la question du libre arbitre.

 

Quel suspens hein.

 

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Commentaires

Que voilà des questions intéressantes.

Je n'arrive pas à concilier d'une part l'existence du libre-arbitre et celle d'un Dieu d'amour, pour reprendre la formulation catholique traditionnelle. Mais c'est une question légèrement différente.

Écrit par : GroM | 24/01/2007

Il n'y a aucune difficulté à fabriquer un robot à la mémoire non persitante (il suffit de n'y mettre que de la mémoire vive)

De la même manière, des pertes de consiences (des interruptions) sont tout à fait commune chez les être humains. La conscience peut revenir, mais cela dépend principalement de l'intégrité materielle de notre réseau de neurones. Arreter d'alimenter le cerveau en oxygène reviend plus ou moins a verser de l'eau de javel dans les microprocesseurs d'une IA. De même rien n'interdit de penser que la cryocongélation puisse permettre un arret complet du cerveau et son redémarage après un temps de pause. Je ne vois pas de distinguo homme-machine sur ce point.

Une des grande différence de la mémoire humaine par rapport à la mémoire informatique est l'indexage de nos souvenirs, qui est souvent multiple. Nous pouvons ainsi faire des recherches croisées qui sont une composante importante de notre inteligence. En terme informatique, notre mémoire est une base de données extremement complexe, et ouverte (des nouveaux champs peuvent y être crées tous les jours, ainsi que de nouvelles requètes). Qui plus est, elle peut avoir un comportement autonome vis à vis de notre conscience (reflexe pavlovien,manifestation de l'inconscient,etc...).

Conclusion: pour l'instant, les robots ne nous ressemblent pas.

Sinon, une petite remarque sur le fond de l'article: les mécanismes qui ont lieu lors du lancer d’un dè sont tous absolument* déterministes. Le résultat n’en est pas moins imprévisible.
*Enfin, tant que la vitesse du dé est négligeable devant celle de la lumière.

Écrit par : Bernouilly | 24/01/2007

Bernouilly
Sympa ce commentaire d'expert info. Pour tout dire j'espérais que quelqu'un comme vous intervienne pour nous indiquer un peu l'état de l'art en la matière.

Une petite remarque tout de même. Je cherchais surtout par cet exemple à rendre compte de la notion de continuité qui existe et est indispensable chez les êtres vivants, alors qu'elle n'est pas indispensable pour les machines.

En revanche, je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que vous voulez dire par: "Notre mémoire peut avoir un comportement autonome vis à vis de notre conscience (reflexe pavlovien,manifestation de l'inconscient,etc...)."

Écrit par : pikipoki | 24/01/2007

je ne sais pas si tu as lu la publi dont je parlais ici, sur la question de la culpabilité et de la punition, en fonction de la théorie que l'on se fait sur le libre-arbitre :
http://chezmatthieu.blogspot.com/2007/01/le-libre-arbitre-le-retour-de-la.html

La publi en elle meme est à cette adresse
http://www.wjh.harvard.edu/%7Ejgreene/GreeneWJH/GreeneCohenPhilTrans-04.pdf
Elle n'explore peut-etre pas toutes les possibilités, mais il y a deja un enorme travail pour déduire les conséquences des "déterministes" et des tenants du libre arbitre, d'un point de vue moral et judiciaire.

Vu les thèmes que tu abordes, et ceux qui sont souvent abordés sur lieu commun, ca doit pouvoir t'interesser !

Écrit par : Matthieu | 24/01/2007

soit dit en passant, je ne trouve pas cette publi terrible (oui, je sais, ça manque d'argument... J'avais hésité à faire un billet sur ce texte, mais je suis pas très motivé: il me semble que nombre de positions sont caricaturées. Mais bon. La critique est facile, l'art, comme l'on dit, l'est moins. Ou en tout cas, il prend du temps...
Piki: Je trouves intéressant ton introduction de l'histoire individuelle. A mon avis, on arrive à rien non plus grâce à ça, mais je pense que c'est un sujet sur lequel, de toute façon, on ne peut arriver à rien... ;)
mais bon. Je trouves que tu rejoints des réflexions extrèmements intéressantes de Gabriel Tarde sur la question. Quand j'ai commencé ma série sur les violences, j'avais l'intention de traiter de cette question et de finir par Tarde. Il y a un excellent texte d'Hélène Lheuillet traitant de la question de la responsabilité chez Tarde qui pourra t'intéresser:
A mon sens et quelle que soit l'inventivité de Tarde (que, ceci dit, je n'ai jamais lu dans le texte) il y a des glissements de sens dans son analyse. Comme toi (et je crois pour les mêmes raisons) il conteste que l'on puisse croire en une liberté individuelle. Comme toi, il souhaite sauver la notion de responsabilité. Pour cela, il fait intervenir, de façon fort habile, l'identité. Je ne vais pas développer, mais la façon dont il traite de la question me semble congruente avec ce que je crois percevoir de ce que tu nous dis avec cette notion de continuité. Je te conseille donc ce texte:
http://champpenal.revues.org/document291.html
A mon avis, ceci dit, ça ne tient pas debout, même si nombres des réflexions de Tarde me semblent extrèmement intéressantes.
La première des raisons, pour laquelle on arrive à rien, il me semble, c'est que la science va à mon sens plutôt en sens inverse de Tarde: Tarde vivait à une période très positiviste. J'ai tendance, comme Mathieu, à croire que la liberté existe, à condition de la définir de façon minimaliste: comme une marge, comme un espace de possible qui ne soit pas illimité. D'un autre côté, la notion d'identité, sur laquelle Tarde s'appuie, est largement remise en cause, de façons multiples. Il me semble que Tarde (et toi d'ailleurs) croient trop peu à la liberté et trop à l'identité. Je crois que c'est ce que le "spécialiste" au dessus te disait: il y a des mémoires, il y a des discontinuités dans le moi, il n'est pas toujours facile, par exemple, de se reconnaître dans son corps, etc.
Bon, ceci dit, je trouves ta série très intéressante. Bon courage pour la suite!

Écrit par : clic | 24/01/2007

"En revanche, je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que vous voulez dire par: "Notre mémoire peut avoir un comportement autonome vis à vis de notre conscience (reflexe pavlovien,manifestation de l'inconscient,etc...).""

Bein rèves, madeleine de Proust, tout ça, quoi...

Écrit par : Bernouilly | 25/01/2007

Clic
"je pense que c'est un sujet sur lequel, de toute façon, on ne peut arriver à rien"

huhu... attendez mes conclusions, vous verrez... rapidement, je crois qu'en fait ce débat est piégé, à cause, encore une fois, d'une entourloupe de langage. Le terme de libre arbitre ne devrait pas exister. Il n'a été inventé que pour permettre de soustraire à Dieu la responsabilité que certains lui attribuait de nos défauts. Ce qui posait un petit problème pour continuer à dire que Dieu était parfait... Mais une fois qu'on a créé le terme, hop, il a fallu débattre pour savoir s'il était vrai, faux, bon, mauvais, etc. Du coup on se pose les mauvaises questions.

Bernouilly
Ok, j'étais mal connecté !

Écrit par : pikipoki | 25/01/2007

(pikipoki m'a culpabilisé, comme mes commentaires n'étaient pas très longs)

Si j'ai bien suivi les étapes du débat, Matthieu défend la théorie dite compatibiliste (il peut y avoir libre arbitre & responsabilité morale avec déterminisme) et pikipoki se pose plutôt le problème du déterminisme incompatibiliste (la liberté pourrait être une pure illusion).

La première théorie, compatibilisme, est associée par exemple à Hobbes, Hume et Dennett [je ne parle de théories plus complexes qui surmontent l'opposition comme Kant ou Peter Strawson].

La seconde, déterminisme dur, impliquerait de réviser nos schèmes conceptuels et est associée à Spinoza (qui considère qu'on aurait pourtant toujours le droit de punir et de récompenser) ou plus récemment à Galen Strawson (fils de Peter), qui considère qu'il se peut que toute la morale de la responsabilité, du Blâme et du Mérite, soit fondée sur une erreur.

Nous pourrions ignorer notre degré de serf-arbitre tout en étant en fait incapable de réviser ce schème de la responsabilité, qui serait donc injuste.

Il se peut que cette erreur joue un rôle de fiction inévitable et nécessaire d'auto-tromperie - ce qui rapprocherait alors à nouveau le déterminisme pur du compatibilisme, cf. une interprétation "fictionnaliste" à la Vahinger de la théorie des postulats de la raison pratique chez Kant ou bien "l'Illusionnisme" de Smilansky (qui revient simplement au fictionnalisme moral).

> GroM
Sans vouloir trop défendre la théologie augustinienne (car je crois par ailleurs que la question du Mal physique réfute l'existence de Dieu), l'amour divin (si le concept a un sens) me paraît au contraire assez compatible avec le libre-arbitre. Un dieu théiste voudrait être librement aimé et donc serait contraint de tolérer le libre-arbitre et le mal moral pour pouvoir être ainsi librement choisi.

Écrit par : Phersu | 27/01/2007

C'est précisément à partir de cette notion de fiction nécessaire (fiction si on ne croit pas en la responsabilité, sinon il n'y a pas de problème) qu'il me semble que la publication citée rate une partie du problème. S'il y a responsabilité, que les peines soient rationnelles est une chose, mais s'il n'y a pas responsabilité, cela ne signifie pas qu'elles n'ont pas à l'être car la fiction de la responsabilité reste probablement nécessaire. Sauf à confondre l'absence de responsabilité avec l'absence de rationnalité et imaginer un monde dans lequel tout le monde fait tout le temps n'importe quoi, par exemple parce que notre système neuronal est déterminé par tous un tas de trucs qui préexistent à notre conscience qui ne ferait que rationaliser des comportements insensés... dans ce cas, il est vrai qu'il n'est même pas nécessaire de faire croire à la justice du système pénal (dans un monde irrationnel, pourquoi se révolter de l'injustice de la justice?) mais il me semble que nous ne vivons pas dans ce monde là, car dans ce monde, je serais en train de taper des lettres aléatoirement sur mon clavier ou, peut-être, en train de le manger... ce serait ceci dit, un personnage amusant pour une partie de "Donjon et Discursivité"

Écrit par : Clic | 27/01/2007

> clic
Pour défendre un peu le déterminisme (même s'il n'est peut-être plus entièrement d'actualité) contre la dernière objection, un animal évolué peut être rationnel, se représenter des désirs et croyances, apprendre, se fixer des projets, sans être pour autant suffisamment "indépendant" vis-à-vis de conditionnements et déterminismes. Avec la sélection naturelle, le déterminisme peut se réconcilier avec la rationalité : l'évolution produit mécaniquement des individus qui semblent ne pas agir mécaniquement mais apparemment téléologiquement (en s'assignant des fins).

La théorie selon laquelle le concept de Raison est le vrai centre de la liberté a été défendue de manière intéressante par la néo-kantienne Susan Wolf, Freedom within Reason.

Mais j'ai toujours un doute sur la responsabilité ultime - doute qui vient de Galen Strawson, Freedom and Belief, Saul Smilansky, Free will and Illusion, et Bruce Waller, Freedom without Responsibility (qui a une position entre le compatibilisme classique de Dennett et le déterminisme pur de B.F. Skinner).

Il se peut que la notion de caractère soit une généralité vague (cf. John Doris, Lack of character, qui montre que nous dépendons plus dans nos actions des situations que de nos régularités apparentes) mais au cas où il y a un caractère, il n'est pas évident que nous en soyons "responsables" (même si on fait tous comme si les mauvais caractères en étaient responsables).

Écrit par : Phersu | 28/01/2007

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