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28/12/2005

Antonio Gramsci et la théorie de l'hégémonie

Intéressé par la papote de mes lecteurs préférés sous un ancien billet je me suis renseigné un peu sur ce qu’est le "gramscisme" évoqué par Olivier. Déjà en commentaire j’indiquais un petit doute personnel qui naissait de notions apparemment floues entourant ce mot. Après vérification, ce doute est plutôt confirmé puisque le mot grascisme n’existe tout simplement pas, pas plus que le mot "gramsciste" d’ailleurs. Il figure donc parmi ces « ismes » créés afin de faire court pour exprimer une idée (parfois plus pour donner un air érudit à ses opinions), mais qui ne revêtent pas une réalité bien grande.

 

Mais qu’importe l’inexistence de ce "gramscisme", l’argumentation d’Olivier m’intéressait suffisamment pour que je passe quelques temps à faire des recherches dessus. Et si le gramscisme n’existe pas, Antonio Gramsci (j’indique ici le lien en français mais pour ceux que ça intéresse vraiment je conseille de lire l’article de la version anglaise de la Wikipedia qui est, comme souvent, beaucoup plus riche) lui, a bel et bien existé et ses idées, notamment sa théorie de l’hégémonie, méritent un petit détour sur ce blog, qui permettra entre autre, en tout cas je l’espère, d’éclairer un peu mes lecteurs sur la question et de leur éviter quelques confusions.

 

Et avant tout, petite biographie du personnage, pompée sur Wikipédia et mon encyclopédie personnelle. Comme ça vous pourrez éviter d’avoir à suivre les liens que j’ai indiqué plus haut (ah vous l’avez déjà fait ?). Antonio Gramsci était un philosophe et homme politique italien, né à Sales en Sardaigne en 1891 et mort à Rome en 1937, à 46 ans donc. Sa famille figurait plutôt dans la petite bourgeoisie, mais son père dû faire face à des difficultés avec ses finances et avec la police, difficultés qui forcèrent la famille à se déplacer à plusieurs reprises d'un village à un autre, toujours en Sardaigne.

 

Mais Gramsci était un étudiant brillant et c’est à l’université de Turin qu’il poursuivit ses études, pendant une période de forte industrialisation où les entreprises embauchaient majoritairement des travailleurs des régions italiennes plus pauvres. Gramsci fut fortement influencé par son enfance à travers la Sardaigne et par cette expérience à Turin. Et il s’engagea en 1913 au Parti Socialiste Italien. Il fut notamment connu à l’époque pour ses travaux de journaliste, et il fonda en 1919, notamment avec Palmiro Togliatti, le journal l’Ordine Nuovo dont il devint le directeur. Il fit un séjour en Russie en 1922 pour représenter le Parti Communiste Italien, créé en 1921 à partir du groupe qu’il avait formé avec d’autres au sein du PSI. C’est là qu’il rencontra sa femme. Il devint enfin député de Vénétie en 1924, alors que Mussolini était déjà au pouvoir depuis 2 ans. Et en 1926 il fut arrêté par la police et emprisonné, quasiment jusqu’à sa mort. C’est d’ailleurs en prison qu’il produisit une grande partie de ses écrits politiques.

 

Parmi les grandes idées développées par Gramsci, qui était un marxiste convaincu, figure la théorie de l’hégémonie. Il avance que le contrôle des moyens coercitifs de l’état (la police, l’armée, les tribunaux) ne peut suffire pour que le prolétariat conquiert réellement le pouvoir, et qu’il lui faut en plus, et même avant cela, instaurer son hégémonie sur la société civile (les syndicats, les partis, l’école, les medias), notamment à travers la culture qu’il convient d’influencer voire de changer au profit d’une culture qui véhicule les valeurs et les repères du prolétariat. Pour Gramsci c’est uniquement en imposant ce changement de culture et de morale que le prolétariat peut réussir sa révolution.

 

Il insiste donc sur le travail politique important qui est à mener avant d’entreprendre la révolution. A ce titre, il publia le 24 novembre 1917, suite à la révolution bolchevique d’octobre un article intitulé : « La révolution contre Le Capital » (Le Capital faisant ici référence au livre de Marx). Il estimait en effet que les bolcheviques, après avoir constaté l’inéluctabilité de la révolution, avaient sous-estimé l’importance du travail politique qui devait être mené pour installer durablement leur système. C’est notamment le cas pense-t-il en occident où la société civile exerce un pouvoir beaucoup plus fort qu’en Russie à l’époque (et aujourd’hui probablement encore, ce qui peut notamment expliquer l’écart d’influence qu’exercent les médias russes par rapport aux nôtres). Il pousse même sa réflexion jusqu’à voir la société civile prendre la pas sur l’état qui ne serait plus à terme qu’un « veilleur de nuit » selon l’expression empruntée à Ferdinand Lassalle.

 

A la lumière de ces éléments je dirais donc qu’Olivier a employé le terme grascisme un peu rapidement, et qu’il aurait été plus juste d’utiliser le terme hégémonie dans la plupart de ces remarques. Aujourd’hui une des critiques les plus forte exprimée contre la bourgeoisie et « les puissants », c’est qu’ils disposent effectivement de cette hégémonie culturelle sur le reste de la population. Nous vivons dans une société encore dominée par sa bourgeoisie, c’est certain. Reste à savoir si cette hégémonie de la bourgeoisie est plus souhaitable qu’une hégémonie du prolétariat.

 

Certains pencheraient certainement plutôt en faveur d’une hégémonie de la bourgeoisie, d’autres plutôt en faveur du prolétariat. Pour ma part j’adhère assez à l’argumentation que présentait il y a quelques temps Raveline (cf. lien précédent). Je crois que notre histoire a montré que la culture bourgeoise avait été un moteur et aussi un garant important de la démocratie. Pour ne prendre qu'un exemple, ce sont notamment les philosophes des lumières qui ont porté l’idée de la Révolution et qui ont proposé les systèmes qui permettraient une organisation politique plus juste. Tous des bourgeois, voire des aristocrates il me semble.

 

Car quel est le principal argument du prolétariat pour légitimer sa prise de pouvoir ? C’est le nombre. Puisqu’ils sont plus nombreux alors ils sont plus représentatifs du peuple dans son ensemble et de ses aspirations. Et puisqu’ils sont plus nombreux dans le fond, ils ont aussi un potentiel de force plus grand que la bourgeoisie. Dès lors pourquoi devraient-ils subir la frustration d’être sous la coupe d’une culture qui n’est pas la leur ? Evidemment l’argument de la meilleure représentativité du peuple par le prolétariat est assez fort, et il faut bien l’admettre, difficilement contestable. Mais il a une limite forte. Et pour bien en rendre compte, je vais à nouveau devoir faire référence à La sagesse de l’amour de Finkielkraut.

 

Finkielkraut montre dans son livre (dans les derniers chapitres) que dans la logique communiste l’élément liberticide ne vient pas vraiment du pouvoir excessif donné à l’état mais du fait que parce que celui-ci est dirigé par la masse du peuple, et donc ne peut qu’être le reflet de la volonté souveraine de celui-ci, alors on lui donne tous les droits.

 

« Ce n’est pas l’état en tant que tel qui est liberticide, mais l’idée qu’un état a tous les droits du moment que les masses en ont pris possession. »

 

C’est donc "l’idolâtrie du peuple" qui a mené le communisme au totalitarisme, pas celle de l’état [voir edit en fin de billet]. Parce qu’une décision émane de la volonté du peuple elle est légitime pensent certains. Evidemment dit comme ça, ça semble juste. Il s’en faut pourtant de beaucoup. Car la légitimité d’une décision, son aspect moral, juste et bon, ne s’évalue pas au nombre de gens qui y souscrivent. En fait dans ce débat on confond la légitimité de l’appareil chargé de prendre les décisions politiques et la légitimité de ces décisions. Ce sont deux choses différentes pourtant. Et si un gouvernement (et/ou un appareil législatif) trouve pleinement sa légitimité dans le choix qu’en fait le peuple, les décisions qu’il prend ne sont pas illégitimes dans l’absolu quand elles ne sont pas le reflet de la volonté du peuple. Si une population entière exprime demain le souhait que des lois racistes soient instaurées, et bien cette décision ne sera pas légitime, fut-ce 100% de la population qui la souhaite.

 

Mais qu’on ne se méprenne pas, ce n’est pas de ma part une prise de position contre l’expression populaire, surtout pas. Je crois même qu’il serait bon, voire urgent, qu’on mette en place des systèmes qui permettent une expression plus grande et plus efficace de ces « masses ». Car aujourd’hui je crois qu’on entretient une situation dans laquelle l’hégémonie est détenue par un groupe de plus en plus restreint. Et c’est je pense cette restriction grandissante qui est à la source de la crise de représentativité et de confiance dont on souffre, et qui écarte de plus en plus les gens de la politique. Je crois d’ailleurs que c’est là où certains blogueurs comme Versac trouvent un intérêt particulier aux blogs.

 

En d’autres termes, si l’hégémonie de la bourgeoisie ne me semble pas nécessairement devoir être combattue, ce qui importe en revanche c’est de rendre plus accessible les canaux d’expression et de communication, c’est d’étendre l’embourgeoisement pour que ce groupe qui détient l’hégémonie s’élargisse, sans s’en tenir de façon exclusive à la culture qu’il détient, mais en s’enrichissant de ce que ses nouveaux membres vont lui apporter. Ce n’est pas un embourgeoisement imposé que j’imagine mais plutôt un embourgeoisement par ouverture.

 

[Edit: Krysztoff en commentaire m'indique que je me trompe en disant que c'est l'idolâtrie du peuple qui a mené le communisme au totalitarisme, et que le phénomène est bien plus sûrement imputable à la confisquation du pouvoir par l'appareil d'état à son seul profit au mépris justement de celui du peuple. Et il a raison. Je dois confesser que je me suis mélangé les pinceaux sur ce point car en lisant sa réplique j'étais moi-même étonné d'avoir écris cela. Mon idée donc était que l'idolâtrie du peuple fait prendre le risque de dériver vers le totalitarisme, et qu'un peuple tout puissant, et ayant tous les droits sous le seul prétexte qu'il est le peuple, devient nécessairement liberticide s'il n'accompagne pas l'exercice de son pouvoir de règles morales, et de la notion de devoir.

 

Il y a toutefois une petite remarque que l'on peut faire à Krysztoff je crois. C'est que Lénine ou Staline, par le système qu'ils représentaient, et par la personnification très forte à laquelle s'est prêté le communisme russe, étaient eux-mêmes le peuple en quelque sorte. Ils n'étaient pas ses simples représentants comme peuvent l'être nos élus chez nous. Ils étaient plus que ça, ils étaient les icônes personnifiées du peuple russe tout entier. Je crois d'ailleurs que c'est en partie pour ça que leur culte a été si vif. A travers leurs héros, c'est tout le peuple qui se célébrait lui-même. S'ils n'y avaient pas eut ce culte du peuple, peut-être les conditions du totalitarisme stalinien n'auraient-elles pas existé.]

Commentaires

Note très intéressante sur un personnage effectivement trop peu connu.

Deux ou trois remarques.

Tout d'abord en ce qui concerne l'hégémonie culturelle, préalable nécessaire à toute révolution selon Gramsci. Par un détour dont seule l'Histoire sait nous gratifier, il se trouve que c'est non pas le marxisme mais son exact oppposé, le néo-libéralisme, qui a mis en oeuvre les théories gramsciennes d'hégémonie culturelle pour la conquête du pouvoir économique et politique à partir de la fin des années 70 et plus encore dans les années 80. Serge Halimi (dans "Le grand bond en arrière") montre très bien comment à partir de quelques think tank américains, l'idéologie néolibérale s'est progressivement imposée dans les sphères dirigeantes économiques, médiatiques et politiques, d'abord dans le monde anglo-saxon dans les années 80 (Reagan et Thatcher en sont les concrétisations directes) puis en Europe dans les années 90. Ce qui nous a conduit à ce que l'on peut appeler la contre-révolution de la "mondialisation heureuse".

Pour ce qui est de la révolution française, tout à fait d'accord avec vous, c'est au départ une révolution bourgeoise contre un système aristocratique. Mais sans l'appui du tiers-Etat, il y a fort à parier que la révolution en serait restée à une révolution de palais... de Versailles.

Pour ce qui est de l'échec du communisme par contre, je ne vous suis pas. Ce n'est pas l'idolatrie du peuple ni même le fait que la masse prolétaire ait pris le contrôle de l'Etat qui a conduit le communisme et plus précisemment le stalinisme vers un totalitarisme, mais bien le fait justement que le pouvoir a été très rapidement confisqué par une "bourgeoisie" d'appareil, qui n'avait plus grand-chose à voir avec une quelconque volonté populaire des masses prolétaires, voire aux pires heures du stalinisme, qui s'incarnait dans un seul homme, s'arrogeant à lui seul le droit de représenter le peuple (d'où totalitarisme). Le totalitarisme à mon sens n'est pas tant le pouvoir absolu de l'Etat que le pouvoir d'un seul qui se substitue au peuple et à l'Etat.

Écrit par : Krysztoff | 28/12/2005

@Krysztoff
Et bien je suis très d'accord avec l'essentiel de votre commentaire.

Sur le premier point, il est intéressant de noter que c'est notamment l'idée de Gramsci de diminuer le poids de l'état au profit de celui de la société civile dans la conduite des affaires qui a été reprises par les théories libérales qui s'accomodent toujours mal d'un état fort.

Sur votre troisième point, j'ai répondu en amendant mon billet.

Écrit par : pikipoki | 28/12/2005

Merci d'avoir fouillé le sujet.

Écrit par : dg | 29/12/2005

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