15/11/2007
Campagne sur la dépression
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05/11/2007
La nouveauté radicale chez Bergson
Une discussion récente avec une personne chouette m’a ré-aiguillé sur une lecture qui m’avait intéressé et dont j’avais souhaité extraire un article sans en trouver le courage. Ce livre c’est La pensée et le mouvant, de Bergson, ouvrage dans lequel la notion du temps et de la nouveauté qui lui est liée sont abordés d’une façon très stimulante. Bergson y revisite notamment la notion de temps en remettant fortement en cause la vision produite jusqu’alors, pour en proposer une appréhension dont il est possible de tirer beaucoup d’idées périphériques.
Sa première et principale critique, dont découle les autres m’a-t-il semblé, se concentre sur une vision philosophique du temps qui le restreint à une succession d’instants. Le temps n’y est pas vu comme un flux, mais comme une suite d’évènements que l’on peut découper à l’envie en petites ou grandes parties, mais toujours en conservant cette notion de découpage et donc de succession d’instants, de photos figées en quelque sorte. Cette vision est très répandue. Elle est présente implicitement dans nombre de démonstrations et de constructions logiques, mais reste très peu remise en cause, tant elle est « naturellement » admise.
Je vois une raison assez claire à ceci et j’en profite pour faire une petite incise là-dessus. Il me semble qu’il y a une notion que nous acquerrons très tôt : celle du principe cause-effet. Nous apprenons dés le plus jeune âge à appréhender les événements en détectant leurs causes et en identifiant leurs conséquences. Cela nous permet de comprendre le mécanisme logique des choses, et donc de nous adapter à notre environnement d’un point de vue pratique. C’est comme cela que les enfants grandissent en partie, en apprenant que lorsqu’ils pleurent leurs parents s’occupent d’eux (ok, là il faudrait voir de plus près la notion de cause, mais ce n’est pas non plus l’objet de ce billet), que lorsque le robinet d’eau chaude coule trop longtemps dans le bain ils se brûlent, etc. Ils identifient des causes, des conséquences, et c’est comme cela qu’ils apprennent à juger les choses et qu’ils apprennent ce qui est bon et ce qui est mauvais pour eux.
C’est la logique de ce mécanisme, apprise depuis si longtemps, qui entre en jeu dans notre vision « naturelle » - vous avez compris que l’on doit en fait écrire ici « apprise » - du temps. Nous identifions les événements comme une succession, il est dés lors logique que nous envisagions le temps de la même façon. Comme une suite hachée d’instants dont nous présupposons que les uns entraînent naturellement les autres. Bergson écrit ainsi :
« S’agit-il du mouvement ? L’intelligence n’en retient qu’une série de positions : un point d’abord atteint, puis un autre, puis un autre encore. Objecte-t-on à l’entendement qu’entre ces points se passe quelque chose ? Vite il intercale des positions nouvelles, et ainsi de suite indéfiniment. […]Rien de plus naturel si l’intelligence est destinée surtout à préparer et à éclairer notre action sur les choses. Notre action ne s’exerce commodément que sur des points fixes ; c’est donc la fixité que notre intelligence recherche ; elle se demande où le mobile est, où le mobile sera, où le mobile passe. […] c’est toujours à des immobilités, réelles ou possibles, qu’elle veut avoir affaire. […] Avec ces vues juxtaposées on a un succédané pratique du temps et du mouvement qui se plie aux exigences du langage en attendant qu’il se prête à celles du calcul ; mais on n’a qu’une recomposition artificielle. Le temps et le mouvement sont autre chose. »
Au contraire de cette vision, Bergson propose d’envisager le temps comme un flux discontinu, incessant, qui n’est pas la seule juxtaposition en série d’événements, aussi finement découpés soient-ils, mais qui est comme un fleuve jamais arrêté dont la réalité dépasse la compréhension généralisée que nous en avons. Il voit dans ce flux plus que la simple production, par relation de cause à effet, d’état induit des états précédents, mais comme l’expression de la nouveauté et du changement perpétuel. Il dit ainsi :
« Comment pourtant ne pas voir que l’essence de la durée est de couler, et que du stable accolé à du stable ne fera jamais rien qui dure ? Ce qui est réel, ce ne sont pas les « états », simples instantanés pris par nous, encore une fois, le long du changement ; c’est au contraire le flux, c’est la continuité de transition, c’est le changement lui-même. […] Si notre intelligence s’obstine à le juger inconsistant, à lui adjoindre je ne sais quel support, c’est qu’elle l’a remplacé par une série d’états juxtaposés ; mais cette multiplicité est artificielle, artificielle aussi l’unité qu’on y rétablit. Il n’y a ici qu’une poussée ininterrompue de changement – d’un changement toujours adhérent à lui-même dans une durée qui s’allonge sans fin. La durée se révélera alors telle qu’elle est, création continuelle, jaillissement ininterrompu de nouveauté. »
Cette vision du temps a des répercussions intéressantes sur de nombreux sujets. Lorsque j’avais discuté avec la personne mentionnée plus haut, j’étais parti de l’idée que je me suis faite de l’héritage, c’est-à-dire de la force d’un passé pour expliquer le présent. Mon idée principale, et qui reste tout de même assez forte chez moi, même si cette discussion m’a permis de m’ouvrir un peu plus l’esprit sur ce sujet, mon idée principale donc est que l’on est en très grande partie le fruit de son passé, de son éducation, de ses expériences, de son environnement. Tout cela constitue l’héritage que nous avons. Mais cette vision, je le comprends mieux maintenant, est aussi très fortement imprimée dans cette vision parcellisée et fausse du temps, qui n’en fait qu’une succession de choses, sans voir la qualité discontinue propre au temps, sans comprendre son caractère perpétuellement mouvant.
Lorsque j’avais produit ma série sur le libre arbitre, j’étais fortement imprégné de cette logique de cause à effet qui dicte en partie les choses. On comprend en lisant Bergson et en intégrant sa vision du temps comme un flux incessant, qu’appréhender les événements, et les états des choses, de cette façon, ne peut au mieux qu’être partiellement vrai. Il permet notamment de préciser bien mieux que je ne l’avais fait, l’idée d’imprévisibilité. Le mécanisme de cause à effet et de succession d’états étant brisé, l’imprévisibilité n’est même plus une notion déduite de la multiplicité de facteurs intervenant pour la production d’un événement futur, elle est quasiment dans l’essence même des choses, étant issue de l’essence fluctuante du temps.
Il défini ce point bien mieux que je ne le ferai, et je le cite donc à nouveau :
« Essayez, en effet, de vous représenter aujourd’hui l’action que vous accomplirez demain, même si vous savez ce que vous allez faire. Votre imagination évoque peut-être le mouvement à exécuter ; mais de ce que vous penserez et éprouverez en l’exécutant vous ne pouvez rien savoir aujourd’hui, parce que votre état d’âme comprendra demain toute la vie que vous aurez vécue jusque-là avec, en outre, ce qu’y ajoutera ce moment particulier. Pour remplir cet état, par avance, du contenu qu’il doit avoir, il vous faudrait tout juste le temps qui sépare aujourd’hui de demain, car vous ne sauriez diminuer d’un seul instant la vie psychologique sans en modifier le contenu. Pouvez-vous, sans la dénaturer, raccourcir la durée d’une mélodie ? La vie intérieure est cette mélodie même. Donc, à supposer que vous sachiez ce que vous ferez demain, vous ne prévoyez de votre action que sa configuration extérieure ; tout effort pour en imaginer d’avance l’intérieur occupera une durée qui, d’allongement en allongement, vous conduira jusqu’au moment où l’acte s’accomplit et où il ne peut plus être question de le prévoir. Que sera-ce, si l’action est véritablement libre, c’est-à-dire créée toute entière, dans son dessin extérieure aussi bien que dans sa coloration interne, au moment où elle s’accomplit ? »
Puis, plus loin :
« Disons donc que dans la durée, envisagée comme une évolution créatrice, il y a création perpétuelle de possibilité et non pas seulement de réalité. Beaucoup répugneront à l’admettre, parce qu’ils jugeront toujours qu’un événement ne se serait pas accompli s’il n’avait pas pu s’accomplir : de sorte qu’avant d’être réel, il faut qu’il ait été possible. Mais regardez-y de près : vous verrez que « possibilité » dignifie deux choses toutes différentes et que, la plupart du temps, on oscille de l’une à l’autre, jouant involontairement sur le sens du mot. Quand un musicien compose une symphonie, son œuvre était-elle possible avant d’être réelle ? Oui, si l’on entend par là qu’il n’y avait pas d’obstacle insurmontable à sa réalisation. Mais de ce sens tout négatif du mot on passe, sans y prendre garde, à un sens positif : on se figure que toute chose qui se produit aurait pu être aperçue d’avance par quelque esprit suffisamment informé, et qu’elle préexistait ainsi, sous forme d’idée, à sa réalisation ; - conception absurde dans le cas d’une œuvre d’art, car dés que le musicien a l’idée précise et complète de la symphonie qu’il fera, sa symphonie est faite. Ni dans la pensée de l’artiste, ni, à plus forte raison, dans aucune autre pensée comparable à la nôtre, fut-elle impersonnelle, fut-elle-même simplement virtuelle, la symphonie ne résidait en qualité de possible avant d’être réelle. »
D’une certaine façon, j’ai du mal à m’extraire du cerveau cette idée que le possible est nécessairement présent avant le réel, même s’il est insaisissable de par sa complexité. Cependant, je comprends l’idée de Bergson qui dit que dans le flux du temps, du possible est bel et bien créé en même temps que le réel, ce qui change la donne pour celui qui tente de prévoir les choses car alors sa démarche devient proprement chimérique. Mais ce qui m’intéresse surtout ici, c’est que l’on comprend en lisant Bergson qu’il y a bien une forme de nouveauté créé dans le flux du temps. Une nouveauté radicale pour utiliser ses termes, non détectable par avance, non prévisible, qui ouvre l’esprit sur une nouvelle façon d’envisager le poids du passé et la chance de l’action à entreprendre.
Je conserve en revanche un doute fort sur la façon dont Bergson aborde la liberté dans son livre, même si celle-ci semble logiquement déduite de sa démonstration sur la nature du temps. Mais pour cette porte ouverte sur une idée nouvelle, je remercie son livre, et la personne qui m’y a replongé.
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