23/01/2008
La plus grande spécificité humaine ...
...est celle des liens que nous tissons avec les autres.
L'autre jour j'ai vu sur la cinquième une émission intéressante sur Albert Jacquard. Il s'agissait pour être exact d'un reportage sur les travaux et la pensée du philosophe, lors duquel il nous était proposé de le suivre dans ses conférences auprès de publics très divers, dans des écoles, ainsi que dans des moments plus intimes, seul face à la caméra.
Il y a quelques années, j'ai lu de lui un petit bouquin très facile d'approche, dans lequel j'ai trouvé une perle qui m'est toujours resté en tête, et qui se trouve d'ailleurs déjà quelque part ici, mais je ne sais plus où. Jacquard résumait son idée de la nature humaine par cette phrase limpide : "je suis les liens que je tisse avec les autres".
Cette phrase a raisonné fortement en moi, car elle me semblait résumer à elle seule bien des réflexions et bien des cheminements personnels. Je suis les liens que je tisse avec les autres. Cela signifie une chose principale : notre nature, avant tout autre chose, est faite de relation. L'homme est d'abord un être doué des relations qu'il crée, bien plus que des talents individuels qu'il pourrait tenter de construire égocentriquement, cloîtré seul avec lui-même. Ce sont ces relations qui le fondent, qui construisent sa véritable nature, qui font enfin qu'il peut vraiment être heureux. Plus que tout le reste.
C'est ce que Jacquard rappelait de façon répétée dans le reportage en question. Il reformule même cela d'une manière encore plus décisive : notre plus forte spécificité sur le reste du vivant, selon lui, c'est précisément cette capacité à créer des relations avec les autres hommes. C'est la complexité et la profondeur des relations que nous savons nouer les uns avec les autres.
Certains opposeront sans doute que bien des espèces animales ont développé un tissu social très développé lui aussi. Je pense par exemple aux loups, ou dans un style très différent aux fourmis. Mais il me semble que ces spécificités animales ne sont en quelque sorte que "fonctionnelles", c'est-à-dire qu'elles n'existent qu'en tant qu'elles sont une fonction qui répond à leur besoin de survie. Chez l'homme, cette spécificité prend une place bien plus importante : elle n'existe pas pour notre survie, mais pour notre vie. Elle est en réalité, "ontologique", si l'on me passe à nouveau la prétention de ce terme. C'est exactement cela, cette importance ontologique, fondatrice de l'individu, que Jacquard exprime lorsqu'il dit "je suis les liens que je tisse avec les autres".
Cette idée me semble très vraie, et je crois qu'on peut l'utiliser pour comprendre beaucoup de nos comportements.
D'abord, elle explique très probablement la mal-être que l'on juge parfois, et sottement donc, paradoxal, de nos sociétés occidentales pourtant riches et prospères. Lorsque l'on a dit que celles-ci s'étaient également développées sous une forme fortement individualiste, et que l'on comprend bien le message de Jacquard, la cause de la non corrélation de leur développement économique avec le bonheur de leurs habitants apparaît très clairement : ces sociétés ont oublié en route de créer les conditions qui favorisent le lien social. Enfin pas toutes. Certaines comme le Canada ou les pays scandinaves semblent sortir du lot. Or qu'entend-on à leur sujet ? Là-bas, le civisme, le lien entre les personnes est plus fort que chez nous.
Encore un exemple qui me semble très fort : celui du célibat. Fondamentalement, je ne crois pas que le célibat rende heureux. On trouve pourtant beaucoup de gens en faire les louanges et dirent combien il apporte de liberté. On peut faire ce que l'on veut, quand on veut, avec qui on veut, sans avoir à rendre de compte. Le pied!
Tout cela me semble pourtant parfaitement faux et illusoire. Je ne m'étends pas sur l'incompréhension totale de la liberté que constitue un tel discours. Le jour où être libre se résumera à cela, j'espère ne pas être là pour le vivre. Ensuite, ce discours est un mensonge énorme qui fait passé le célibat pour un choix de liberté, ce qu'il n'est quasiment jamais. Il me semble au contraire que le célibat n'est qu'une réponse conjoncturelle, qui existe principalement dans les sociétés où l'individualisme fait florès, et qui trop souvent ne sert aux individus qui le "choisissent" qu'à camoufler leur situation. Puis ils utilisent le langage, ils le manipulent (encore!) pour mentir aux autres, et pour se mentir à eux-mêmes, afin d'enjoliver et de valoriser les choses. Pour ne pas se retrouver en situation d'infériorité psychologique, une société individualiste s'accommodant très mal de ce genre de symptômes.
Ce discours qui dit que le lien avec les autres est ce qui nous est le plus spécifique par rapport au monde animal n'est vraiment pas une lubie de philosophe en mal de lyrisme. On en retrouve des prolongements dans les travaux de Laborit, qui a identifié ce point d'une façon là aussi très marquante. En effet, dans le fonctionnement de notre mémoire, les liens que nous créons avec les autres interviennent de façon forte. C'est bien évidemment vrai pour les enfants dans le cadre de leur éducation (d'ailleurs je crois que pas mal de médecins conseillent aux parents de parler à leur bébé lorsqu'il naît, parce que même sans maîtrise du langage, le lien créé les construit). Mais c'est aussi vrai dans toutes les relations que nous créons. En résumé, Laborit dit lui-même que chacun de nous n'est en réalité que ce que les autres, par leurs liens avec nous, ont engrammé dans notre mémoire. Ce que nous sommes est le résultat de la construction complexe de tous ces morceaux de mémoire relationnelle, mélangés les uns avec les autres.
Un très bon exemple de cela peut être observé lors du décès d'un proche. Lorsqu'un tel événement arrive, il nous plonge dans une profonde tristesse. Laborit indique que celle-ci peut s'expliquer en grande partie parce qu'avec le départ de ce proche, c'est aussi une partie de nous-même que nous voyons partir. Parce que ce que nous avons engrammé en lui de souvenirs et d'expériences partagées disparaît avec lui. Nous mourrons un peu à la disparition d'un proche.
Prenons le temps de comprendre combien ces liens nous importent, quelle priorité doit leur être donnée. Peut-être y trouverons-nous la meilleure idée pour vivre heureux.
23:05 Publié dans Un peu d'observations | Lien permanent | Commentaires (4) | Facebook |
Commentaires
Quel plaisir que de pouvoir vous relire à travers un long billet ! Même si j'aime bien les poèmes... Laborit m'avait manqué... :-)
Écrit par : odanel | 24/01/2008
Votre billet très clair semble être pour moi la réponse à une question que je me pose depuis très longtemps: est-il vrai qu'un être humain vivant isolé du monde (un ermite par exemple) tend peu à peu vers la folie?
Pensez-vous que cela soit le cas, et votre billet est-il l'explication de ce phénomène?
Ce point m'intéresse à deux niveaux: il introduit une complexité supplémentaire à l'étude de l'intelligence artificielle, et il concerne une personne envoyée seule en exploration sur une planète telle que Mars où le dialogue "en temps réel" ne sera pas possible.
Écrit par : Zythom | 25/01/2008
Odanel
Merci, c'est sympa
Zythom
Pour répondre à votre première question, que suppose que la probabilité existe bien que ce la solitude pousse à une forme de folie. En tous les cas, ce qui me semble sûr c'est qu'une personne ainsi isolée, comme celle qu'on everrait sur Mars, développerait un comportement tout à fait déviant par rapport au nôtre, et qui ne serait plus adapté aux relations humaines. Un observateur terrestre de ce comportement jugerait sans doute facilment qu'il s'agit là d'une sorte de folie.
Écrit par : pikipoki | 25/01/2008
Déjà pour Aristote:
"Par nature, l'homme est un animal social"
Un homme vivant replié sur lui-même, dans l'isolement, est "ou bien un être perverti, ou bien un être surhumain" toujours selon le philosophe.
Plus anecdotiquement, le début du troisième paragraphe:
"Cette phrase a raisonné fortement en moi"
est troublant.
On pourrait croire que vous raisonnez comme une cloche.
Amicalement.
Écrit par : sidis | 04/03/2008
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