28/09/2005
La gratification et la concurrence
Aujourd’hui je propose une réflexion personnelle sur la notion de concurrence. Cette réflexion n’est pas vraiment arrêtée, et ce que je vous propose donc ici ne se veut pas une opinion définitive. C’est un domino en plus, que j’aimerais d’ailleurs parvenir à préciser. Peut-être vos commentaires m’y aideront-ils ?
Dans un billet récent, Paxatagore a rappelé certains des principes de base qui régissent selon lui l’activité humaine, notamment l’organisation de l’économie. Je le cite : « La mondialisation est un état de fait. La loi du marché semble la façon naturelle pour l'homme d'organiser son rapport à l'économie. Le capitalisme n'est que la résultante de la loi du marché, associée à des techniques juridiques somme toute anciennes (la société). » Je crois que Paxatagore aurait volontiers ajouté/précisé que la loi du marché est principalement que celui-ci fonctionne par la concurrence entre les entreprises. D’un premier abord, je crois que sauf à être excessivement idéaliste, on ne peut qu’être d’accord avec ces propos.
Pourtant, je voudrais proposer une réflexion « dissidente » sur ce sujet. Un contre-feu. L’essentiel de l’idée que je propose se fonde sur des écris de Henri Laborit, encore lui, et notamment sur un extrait d’une conférence qu’il donna en 1992 à Nice.
Commençons par préciser le présupposé que l’on entend ici remettre en question. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs Kant relève un paradoxe de notre comportement. Nous montrons à la fois un besoin de lien social : communiquer avec les autres, échanger des idées, jouer, rire, s’aimer, etc ; et une inclination naturelle à rechercher égoïstement la satisfaction de nos désirs propres. C’est ce que Kant appelle « l’insociable sociabilité ». Nous avons tous en nous une propension à agir de façon égoïste et individualiste pour la satisfaction de notre propre plaisir. A des degrés variables certes, mais enfin elle me semble tout de même universellement partagée. Et c’est cette propension que l’on voit à l’œuvre à travers « la loi du marché ». Partant, chercher à fonder un système tant politique qu’économique et social, qui ne prenne pas en compte cette réalité humaine semble dans le fond assez peu raisonnable et donc voué à l’échec. Le système actuel, malgré ses failles, étant probablement celui qui prend le plus en compte cette nature qui est la nôtre, semble donc le plus adapté.
Et pourtant.
Laborit montre dans ses travaux que le système de concurrence porte en lui le germe de la guerre. Laborit revient à l’âge des cavernes, au paléolithique pour être plus précis, lorsque pour la première fois la notion de propriété est née. A cette époque, les hommes se développent à tel point qu’ils commencent à mettre au point des stratégies de survie élaborées. Ils ne se contentent plus d’errer sur Terre à la recherche de nourriture en chassant. Ils se mettent à cultiver, et à stocker. Ce stock, cette nourriture toujours disponible en abondance, mais aussi toutes les autres richesses que le groupe saura produire et conserver sont ce que Laborit appelle des gratifications, c’est-à-dire des éléments qui permettent à l’homme de se sentir plus heureux, de se faire plaisir.
C’est important que ce point soit clair et je m’y attarde donc un peu. Laborit a démontré dans ses travaux que la source principale des problèmes que peut rencontrer un individu est le fait de se trouver en inhibition de l’action par rapport à la réalisation de ses envies. Chaque fois qu’un individu va se trouver en inhibition de l’action il va être déséquilibré intérieurement, et cela pourra entraîner du stress, des névroses, des maladies, etc. Laborit, un peu pour plaisanter disait : « Au départ lorsque j’étais chirurgien, j’étais tout content quand j’avais soigné un estomac, un utérus, etc. Maintenant je dis que plutôt de soigner l’estomac, on ferait mieux de tuer la belle-mère trois ans avant ! » Une autre situation qu’il décrit est celle de l’ouvrier que son patron ne peut pas encadrer, qui ne peut ni fuir (sous peine de perdre son boulot) ni taper sur son patron (idem + on lui amènerait les flics). Celui-ci se retrouve donc en inhibition de l’action. Ce sont ces classes sociales qui se font le moins plaisir et qui sont le plus en inhibition de l’action. On comprend l’envie de certains de se révolter. Ils n’ont pas assez de gratifications.
Cette stratégie de production des biens rend possible la sédentarisation. Dès lors le territoire, avec ce qu’il contient, devient important. Il devient ce qui rend possible la survie, parce qu’on y a trouvé les conditions qui la permettent. Que se passe-t-il à partir de ce moment si d’aventure un groupe errant vient à découvrir ces terres et leur richesse ? Ils veulent eux aussi profiter des gratifications qu’offre ce territoire. Mais là, le premier groupe dit : « non, c’est à nous ». La notion de propriété naît. Et avec elle le conflit entre les deux groupes, chacun voulant bénéficier de ce qu’apporte le terrain. Tous les deux s’affrontent pour obtenir un même gain, une même gratification. Lequel des deux gagne ? Le plus fort. C’est la loi animale qui régit l’issue des affrontements.
Petit schéma très simple pour bien comprendre ce qui se passe.
L’illustration est moche, certes, mais elle est claire. Ils sont deux pour une seule gratification. L’affrontement est inévitable ils la veulent autant l’un que l’autre.
Prenons quelques exemples simples et actuels pour illustrer encore cette idée. Imaginez deux amis d’enfance qui rencontrent ensemble une jeune fille dont ils tombent tous les deux amoureux. Chacun voudra parvenir à être l’élu de la demoiselle. Et pour cela il leur faudra entrer en concurrence l’un avec l’autre. Ils vont s’affronter, que ce soit verbalement ou physiquement (ou par tout autre moyen qu’ils souhaiteront). Leur amitié n’y résistera pas, pas si tous les deux sont vraiment amoureux de la jeune fille. Les exceptions doivent être bien rares.
Un autre exemple, et qui va me permettre de relier enfin tout ceci au monde de l’entreprise. Il y a quelques années j’avais postulé pour un stage dans une entreprise de crédit. Lors de l’entretien, celui qui eût été mon futur responsable m’indiqua qu’il avait pour habitude de mettre ses employés en concurrence afin de les stimuler à rendre de meilleurs résultats. Je n’ai pas été retenu pour le poste mais c’est un autre élève de mon école qui le fut, et il me raconta plus tard comment les choses s’étaient passées. L’ambiance de cette entreprise était calamiteuse. Chacun cherchait tous les jours à tirer dans les pattes de l’autre, toujours dans le dos, personne ne s’appréciait, les gens étaient tous très nerveux, etc. Bref, à tous rechercher la même gratifications (prime, plaire au patron, etc.) ils en étaient venu à se faire une guerre larvée, à mon avis aussi destructrice des gens que des intérêts de l’entreprise.
Car le principe de la concurrence est très exactement le même que celui que décrit Laborit dans son analyse. Deux entreprises sont en concurrence pour obtenir les faveurs d’une même clientèle (la gratification). C’est la plus forte de ces entreprises qui obtiendra sa gratification, et qui donc gagnera la bataille. Si l’on en croit Laborit, je crois que le terme de guerre économique n’est pas trop fort pour décrire les conséquences de la concurrence.
Prenons un peu de recul sur la situation actuelle du monde. Je ne vais pas faire une liste mais les conflits et les tensions sont nombreux et existent sur tous les continents : guerres entre pays, guerres civiles, terrorisme. Quelles raisons à ces affrontements ? Bien souvent ce ne sont que des luttes de pouvoirs, pour accéder aux territoires, aux richesses. Des luttes pour des gratifications. Que propose le système économique actuel ? Rien de très différent de ce que décrit Laborit il me semble. Pourtant il se pourrait bien qu’il y ait urgence. Kofi Annan lui-même déclarait récemment être extrêmement pessimiste sur l’état du monde et sur les chances de paix.
Alors quelle solution ? Et bien dans sa conférence Laborit n’en propose pas. Il ne sait pas et le confesse. Et pour ma part je ne sais pas non plus. Un système qui serait plus de type coopératif, donnant une place plus grande à la solidarité ?
21:30 Publié dans Un peu d'analyse comportementale | Lien permanent | Commentaires (3) | Facebook |
Commentaires
Pour moi la relation entre les conflits et la concurrence commerciale (et une certaine absence de solidarité) est certes présente, mais je pense que le passage à l'agression se fait parce qu'il y a encore une trop grande tolérance sociale vis a vis de l'usage de la violence qui est encore perçue comme une solution dans certains cas et non un probème, et non pas seulement la simple présence de concurrence.
Ce qui est terrifiant pour moi dans l'actualité récente est la facilité avec laquelle des gouvernements de pays occidentaux de tradition "démocratique" ont recourru à l'usage de la violence contre l'avis ultra majoritaire de leurs citoyens (et avec un pretexte totalement incroyable).
Encore une fracture entre les dirigeants et les citoyens sur une question fondamentale (comme l'absence de "démocratie" dans les institutions européennes en fut une pour la constitution).
Laurent
Écrit par : guerby | 09/10/2005
Assez d'accord avec vous. Je comprends toutefois qu'à la lecture de mon texte le rôle de la concurrence comme source de conflits n'est peut-être pas très clair.
Je complète un peu dans ce commentaire donc. Il y a deux spécificités de la concurrence qui renforcent de façon importante la responsabilité que e système peut avoir dans la génération de conflit:
1. Le fait qu'elle est admise de façon très générale et répandue comme le seul système économique véritablement viable (et aujourd'hui il faut avouer qu'on aurait du mal à trouver autre chose faute d'une réflexion extrêmement approfondie sur la question, réflexion sur laquelle peu de gens souhaiteraient probablement se pencher).
2. Le fait que son influence dans les conflits est particulièrement subtile, insaisissable en quelque sorte. Qui a en tête aujourd'hui le risque inhérent, intrinsèque que porte la concurrence en elle? Qui a lu Laborit et se trouve véritablement capable de remettre en cause le système dénoncé avec un projet viable en alternative? La prise de conscience du problème est très difficile dans les conditions actuelles, mais si on laisse un loup dans la bergerie parce qu'il sait être silencieux il y a fort à parier qu'il ne reste pas grand chose quand on s'aperçoit enfin de sa présence!
Écrit par : pikipoki | 10/10/2005
Tout cela est très intéressant. Certes, la concurrence à la gratification est sans doute consubstancielle à l'homme face à une pénurie (de biens, de reconnaissance, d'amour...).
Pourtant deux points par rapport aux postulats de l'ami Paxa (je résume: la mondialisation est un état de fait - la loi du marché est la façon naturelle pour l'homme d'organiser son rapport à l'économie):
- d'une part, si la mondialisation, en tout cas financière et économique, apparait comme un état de fait, c'est un état sciemment organisé par toute une série de mesures de politiques internationales (dont les origines peuvent être datées à partir de la fin des années 80, avec une accélération dans la décennies 90). Il n'y a donc aucun fatalité et c'est bien un choix d'organisation mondiale;
- d'autre part, la naturalité de la loi du marché me parait très fortement contestable. Là encore, l'organisation de marché pour régler les échanges d'une part, mais la majeure partie des activités humaines également aujourd'hui, est un phénomène relativement nouveau (disons trois à quatre siècles). De façon concommittante d'ailleurs avec la place centrale accordée au travail dans nos sociétés (voir par exemple Dominique Méda dans Le travail une valeur en voie de disparition). Des travaux d'anthropologues ou de sociologues, comme par exemple Mauss et son célèbre Essai sur le Don, ont montré que nombres de sociétés se sont organisées sans ce rapport marchand, ou du moins, sans qu'il occupe la place centrale qu'il a aujourd'hui dans nos organisations sociales. la "naturalité" des lois de l'économie me semble fortement idéologique et empêche justement de tenter d'imaginer des systèmes alternatifs en inhibant la réflexion (pourquoi lutter contre ce qui est naturel?)
Pour revenir à la concurrence, l'un des critères de progrès de toute société me semble justement être sa capacité à trouver des moyens pacifiés de régulation de la concurrence, par ailleurs inévitable, entre individus, entre groupes, entre entreprises, entre nations. Au niveau individuel, l'éducation est un de ses moyens. L'apprentissage, par les parents, puis par l'école, de règles de vie en commun n'a d'autres buts que d'extirper l'enfant d'un monde concurrentiel vers un monde de coexistence plus ou moins pacifiée avec ses semblables. En ce sens, instruire, éduquer, ce n'est sûrement pas formater, mais bien élever au rang d'homme.
Écrit par : Krysztoff | 24/10/2005
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