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29/05/2006

Je n'est pas un autre !

Oui je sais, écrit comme ça, au premier abord, ça fait bizarre, mais vous allez voir, y’a une explication. Notez au passage, que j’ai beau être en mode blogging de survie, c’est déjà le deuxième billet de la journée, et peut-être même qu’il y en aura un troisième plus tard (bande de veinards).

 

 

 

Je rebondis ici sur mon précédent post pour indiquer un détail de comportement de Joey Starr que je n’y ai pas relevé, un peu exprès pour le réserver pour ce billet. Il s’agit d’une utilisation un peu surprenante que le chanteur fit du « tu », alors qu’il était interrogé par Ardisson sur sa propre enfance. Je ne me souviens pas par cœur des termes exacts qu’il a utilisés, mais je vous rapporte en gros ce qu’il disait :

 

 

« T’as 10-12 ans, tu t’interroges, tu vois les autres de ton âge qui ont une vie de famille normale, avec leur père et leur mère, tu te poses des questions, tu te demandes, y’a des choses que tu comprends mal », etc.

 

 

Pourquoi diable Joey Starr a-t-il répondu à Ardisson en utilisant ce « tu » alors même qu’il parlait de lui-même ? Certains diront que c’est juste un usage, une façon de s’exprimer qu’ont certains, qui ne recouvre dans le fond aucun sens particulier, et ils lèvent déjà les yeux au ciel en priant que je ne leur inflige à nouveau ma psychologie de comptoir. Ils rêvent.

 

 

 

Cette utilisation du tu au lieu du je servais à Joey Starr à se protéger. En généralisant la question particulière qui lui est posée, il sort du cadre personnel qui est posé, il évite « l’humiliation » d’avoir à rendre compte de sa propre vie en public. Il ne répond plus pour lui, mais en général, et ainsi se met à distance des regards et des jugements. C’est une attitude de protection, d’évitement, qui n’a d’autre but que de détourner l’objet de la question initiale afin qu’elle ne touche pas exactement son but, car si elle le touchait, elle ferait mal. En d’autres termes, en répondant ainsi, Joey Starr a donné un autre signe, que j’ai trouvé très fort pour ma part, de la gêne qu’il avait face à l’histoire de son enfance, et très probablement également de la souffrance persistante que celle-ci faisait peser sur sa personne.

 

 

 

On découvre là que l’utilisation du je pose parfois de vrais difficultés. Je pense notamment à deux types de situations dans lesquelles il est fréquent d’entendre des personnes ne pas utiliser la première personne du singulier alors qu’ils devraient normalement le faire : pour établir une distance entre soi et son récit, et éviter ainsi, à l’instar de Joey Starr, que persiste la souffrance liée au récit, et pour atténuer voire supprimer la responsabilité que font porter sur nous certains propos.

 

 

 

Le deuxième cas est très fréquent, bien plus qu’on ne l’imagine, et pour être clair, je ne crois pas que qui que ce soit y a échappé. Je sais que je l’ai déjà fait moi-même. Quoi ? Vous protestez ? Les autres peut-être, mais vous sûrement pas ? Mais si voyons, vous savez bien : « On a souvent tendance à gonfler son salaire réel dans un entretien d’embauche. », « Parfois pour éviter une corvée on en rajoute un peu sur sa fatigue ou sur ce qu’on a déjà prévu de faire. », « On est toujours mal à l’aise quand il s’agit d’évoquer nos problèmes personnels devant les autres. », etc.

 

 

 

Essayez dès aujourd’hui de détecter chez les autres ces petits évitements quotidiens. Vous verrez rapidement qu’ils sont nombreux, et que quand on les détectent, on voit soudain les autres sous un autre jour, parce qu’on perçoit mieux quels sont leurs blocages, les choses qui les touchent et qu’ils ont plus de mal à dire ou à assumer. D’ailleurs, ce comportement est encore plus fréquent dans les discussions disons intimes. On voit alors ceux qui ne veulent pas se dévoiler se cacher derrière l’utilisation de pronoms parfaitement inadaptés, évidemment lorsqu’ils ne restent pas tout simplement silencieux.

 

 

 

Pour conclure ce billet (vous avez vu comme je fais des efforts pour raccourcir), une dernière petite remarque. En général, c’est le neutre qui l’emporte pour éviter le je. C’est le plus simple parce qu’il généralise, et aussi bien sûr parce qu’il nous inclus tout de même dans le lot, et ainsi ne donne pas une impression trop forte de décalage de langage et donc de gêne résultante. Mais quand la personne en vient à utiliser un tu, ou un il, bref un pronom qui par sa nature exclut le je du jeu, alors on peut être sûr qu’on touche à un gros nœud dans sa vie, à quelque chose de très sensible. Sinon elle n’aurait pas besoin d’établir une si grande distance entre ce qu’elle évoque et elle-même.

 

 

 

Et dans ce cas, il peut être bénéfique de faire prendre conscience à cette personne qu’elle devrait peut-être dire je. Cela lui sera sans doute difficile, mais ça pourra l’aider à reconnaître un problème enfouit, ou plus simplement à confier ce problème et à se faire aider.

Commentaires

héhé, puisque c'est parti, allons y pour ma propre surinterprétation personnelle...
Bien que ton interprétation se tienne (et que tu as l'image avantage d'avoir vu l'émission, c'est dire si je travaille sans filet), il me semble que le tu exprime généralement autre chose. Je crois qu'il renvoit à cette assertion: "n'aurais tu pas fait la même chose, dans la même situation?" Je dis ça sans avoir vu l'entretien en question, donc ça tombe très probablement à côté, mais il me semble que le tu est généralement utilisé par les personnes pour traduire un moment de dépendance, un moment où les individus sont dominés par la situation. A mon sens, le tu évoque l'absence du sujet car "tu ne peux pas faire autrement", "t'as pas le choix", "tu tourne les choses dans ta tête et tu n'arrive à rien". Il exprime l'interchangeabilité extrème de l'expérience qui n'a rien de personnel: tu peux la comprendre immédiatement précisemment parce qu'elle ne comporte rien de singulier. J'ai tendance à penser qu'il s'agit moins de mettre de la distance que signifier l'impossibilité de se reconnaître dans ses actes, d'y voir sa propre marque.
Ceci dit, comme mentionné plus haut, je n'ai pas vu l'interview, aussi j'ai plus de 90% de chances d'être à côté (et encore, je suis généreux avec moi-même), mais ce texte m'a fait penser à des discours qu'on m'a tenu et que j'ai plutôt compris tel que je viens de le dire. Mais bon, j'avais plus d'informations... et de toute façon, il n'y a aucune raison pour qu'une même formulation signifie la même chose dans des discours différents.
Ceci dit, sur la morale de l'histoire, on peut se poser la question de la possibilité de dire je dans certaines situations. Pour te paraphraser, cela n'est très souvent possible que lorsque je est devenu un autre: quand j'ai assez changé pour qu'existe une distance entre le je qui a agi et celui que je suis aujourd'hui, il me devient possible d'assumer ma responsabilité passé comme un moment de mon histoire car elle ne m'écrase plus: "oui, j'ai fait ça mais j'ai changé". Il faut essayer de naviguer entre une culpabilité qui détruit la confiance en soi et une irresponsabilité qui détruit la consistance du soi (sa cohérence, sa continuité, son histoire etc.) et pour ça, il faut de la distance, qui n'est pas un mal, à mon avis...
Bon allez, j'ai fait assez de psycho de comptoir...

Écrit par : clic | 29/05/2006

Clic
Je vois bien ce que vous voulez dire. Mais (pour continuer moi aussi la psycho de comptoir) donc vous admettez bien que l'usage du tu constitue une forme de fuite, de non acceptation de sa responsabilité.

Quand vous écrivez "J'ai tendance à penser qu'il s'agit moins de mettre de la distance que signifier l'impossibilité de se reconnaître dans ses actes, d'y voir sa propre marque" pour moi il y a une contradiction, car si l'on met de la distance, c'est précisément parce que l'on ne parvient pas à reconnaître son implication dans les actes décris. Ca va ensemble. C'est en mettant de la distance qu'on parvient à trouver une formulation de mots qui "passe" sans trop nous égratiner. Sans ça, on ne parviendrait pas à décrire les faits sans que notre formulation ne crée un vrai décalage avec les faits eux mêmes. (hem bon, on s'en remet un deuxième ?)

Écrit par : pikipoki | 31/05/2006

Ouf, ça remarche, j'ai cru que le patron en avait marre de mes divagations... joie: il n'a pas encore fermé...
oui, à ma relecture, mes propos sont peut-être contradictoire... il faut dire que je raisonne en ayant en tête des exemples de carrières criminelles, ce qui n'est pas directement transposable à Joey Starr.
Je ne dirais pourtant pas fuite car cela suppose que la responsabilité des actes est quelque chose d'évident, alors que j'ai le sentiment que cet usage du tu que j'essayais de commenter (sans avoir vu l'extrait en question), traduit plutôt la difficulté de se sentir responsable que le refus de l'être. J'ai retranscrit un petit texte d'Arendt sur mon blog pour commenter la différence entre liberté et rationnalité, or il me semble qu'on est ici dans le même genre de nuance: même si j'agis de façon rationnelle dans telle situation et si c'est moi qui agis, ce moi qui agit est un pur acteur rationnel, il n'est pas moi comme sujet. "Je" ne peux me reconnaître dans mes actes qui ne sont que pure rationalité. Se sentir responsable supposerait en effet autre chose qu'une pure rationnalité: le sentiment d'apporter quelque chose de nouveau.
Bon, je me relis et j'ai l'impression de faire une caricature de discours romantique...
Pour le commentaire du passage entre guillemet, je suis assez d'accord, mais je perçois mal la différence. Peut-être que, là encore, je voulais dire que la distance (entre soi et ses actes) était déjà là (dans la mesure où les individus sont dominés par la situation, la rationalité, en somme, dans la mesure où la responsabilité n'est pas évidente, bien que je ne veuille pas la refuser en bloc), elle est signifiée (aux autres) moins que produite dans l'énonciation (où il s'agirait de refuser une responsabilité qui serait évidente, ceci dit, je vous caricature peut-être)...
Bon, le gros de la contreverse tient probablement du fait que mon raisonnement relève plutôt de la sociologie de comptoir que de la psychologie de comptoir...

Écrit par : clic | 31/05/2006

JE pense que votre observation quotidienne est juste.
Dire JE, pour moi, c'est assumer ce que je dis et ressens.

Vous pourrez peut être remarquer aussi que l'emploi du TU, peux servir à prêter à l'autre ce qu'on ne veux pas assumer soi même. Parfois il couvre des jugements arbitraires : tu ne fais jamais rien de bien , en lieu est place de : ce que tu fais ne me convient pas....

J'ai souvent entendu " Tu n'écoutes jamais" au lien
d'entendre "Je ne me sens pas entendu" .
Le "Tu" utilisé par Joe Star, est peut être une manière d'éviter de dire
"Je n'ai pas envie de parler de moi"...?

Bref, lorsque je dis JE, je n'englobe pas les autres ni ne les enferme. C'est une forme de respect de soi et de l'autre. Selon moi.

Écrit par : DG | 01/06/2006

Clic
Rassurez-vous, vos interventions ne me paraissent pas du tout être des élucubrations, bien au contraire.
Merci pour vos commentaires que je trouve vraiment enrichissants.

DG
Pas mal vu cette forme d'utilisation du tu. Je suis assez d'accord avec vous. Et votre conclusion sur l'usage du je est une bonne synthèse de ce que je voulais dire dans ce billet.

Écrit par : pikipoki | 02/06/2006

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