12/04/2007
La légende des comportements: l'agressivité de compétition
Ce rappel à la prudence étant fait, venons-en au fond. L’agressivité de compétition est un sujet que j’ai déjà évoqué de façon assez détaillée sur ce blog, dans un billet ancien sur la notion de concurrence dans lequel j’avais pour la première fois abordé la question de la gratification, et des comportements, des stratégies que nous mettons en œuvre afin d’obtenir ces gratifications.
Si le cœur vous en dit, vous pouvez tout simplement aller relire ce billet ancien, et vous contenter de la conclusion de celui-ci. Sinon, voici ce dont il était question.
Nous l’avons déjà abondamment vu précédemment, la première chose à laquelle nos comportements concourent, c’est au maintien de notre équilibre organique, à la perpétuation de la structure vivante que nos différents niveaux d’organisation constituent. C’est ce que Cannon désignait par le terme d’homéostasie, et Freud par l’expression « principe de plaisir ».
Or la recherche de plaisirs passe par la réalisation d’actions gratifiantes, c’est-à-dire par l’obtention de gratifications identifiées dans un espace donné sur lequel nous pouvons agir, et que nous pourrons appeler par la suite le territoire. L’homme lorsqu’il découvre un espace se met d’abord en quête de ce que celui-ci pourra lui apporter pour subvenir à ses besoins et pour répondre à ses désirs. Si le territoire en question ne détient aucune gratification, ou en tout cas que l’homme ne les distingue pas, alors ce territoire ne sera pas défendu, il sera plutôt fuit au profit d’un autre.
Mais lorsque l’homme découvre un territoire contenant les gratifications qu’il souhaite pour lui-même, il élabore par la suite les stratégies nécessaires à la défense du territoire en question, afin de s’assurer l’accès à ces gratifications. Car après avoir fait l’expérience de ce qui le gratifie, sa mémoire engramme dans son cerveau les informations de plaisir et de satisfaction de ses besoins liées à l’obtention de ces gratifications, et il cherche ensuite à reproduire ces expériences gratifiantes, à faire du réenforcement.
La compétition intervient si un autre individu situé sur le même territoire entant s’adjuger les mêmes gratifications que le premier. Lui aussi cherche alors à défendre ce territoire et ces gratifications pour s’en assurer le bénéfice. Dès lors un affrontement va s’engager entre les deux individus, affrontement dont l’objectif est pour chacun d’obtenir une situation de dominance sur l’autre qui lui assurera à lui la part la plus grande et la plus certaine du gâteau. C’est le principe de la compétition.
L’actualité télévisuelle me permet de rebondir sur ce point. Peut-être avez-vous pu regarder hier soir Le sacre de l’homme sur France 2 ? Je n’en ai vu pour ma part qu’une partie, et j’ai été plutôt surpris de voir que le documentaire s’arrêtait longuement sur les jeux de pouvoirs qui étaient nés entre les hommes habitant sur un même territoire, détaillant comment ceux qui avaient pu obtenir les places de dominants mettaient dés lors les autres sous leur joug autoritaire. L’explication se poursuivait jusqu’à la période des premières écritures, montrant comment la connaissance de l’écrit avait pu être utilisée comme une arme de domination, en conservant via les scribes l’exclusivité de ce savoir, qu’ils avaient ordre de ne pas enseigner.
Je ne suis pas paléontologiste, mais cette description me semble effectivement très proche de ce qu’à pu être la réalité du quotidien à ces époques reculées. Tout au plus pourrais-je reprocher au reportage le caractère miraculeux et définitivement rédempteur qu’il semblait associer à la démocratisation du savoir qui aurait suivi l’établissement des premiers régimes autocratiques. On pourrait remarquer que cette démocratisation fut bien lente à s’opérer, et qu’aujourd’hui encore, elle est loin d’avoir aboutit. Mais le documentaire était aussi un exercice de style qui cherchait à retracer quelques grandes lignes, sans être forcé de rentrer dans tous les détails, et il n’est donc sans doute pas très indiqué de lui adresser cette critique.
Revenons à nos moutons. L’homme donc, va chercher à conquérir une position de dominance dans le groupe auquel il appartient, afin de s’assurer l’accès le plus large et le plus sûr possible aux gratifications que contient le territoire. On comprend que cette façon de procéder s’est accompagnée de la sédentarisation de l’homme. En effet, à partir du moment où celui-ci a trouver le moyen de cultiver, de stocker, et donc de trouver sur un territoire donné les gratifications qui satisfaisaient ses besoins et ses désirs dans le temps, il n’eût plus besoin de se déplacer, et ceci d’autant moins que cette sédentarisation facilitait l’obtention de ces gratifications, elle supprimait un facteur de risque et d’incertitude et concourrait ainsi à mieux assurer la survie de l’homme.
En conséquence, Laborit montre que la propriété n’est pas du tout un instinct comme on le dit souvent. Elle est un apprentissage, comme le sont toutes les stratégies et tous les comportements mis au point pour satisfaire nos besoins. La propriété n’est rien d’autre qu’une des tactiques mises au point pour aboutir à ce même résultat.
Il faudrait sans doute quelques développements de plus pour bien faire comprendre l’étendue de l’influence exercée par la notion de compétition sur notre agressivité. J’ai moi-même mis quelques temps pour bien le comprendre. Mais désormais cela me semble quasiment évident : l’essentiel des comportements agressifs vient de la notion de compétition, et s’expriment notamment sous deux formes très nettes : soit un individu en situation de dominé exerce son agressivité afin d’obtenir un statut de dominant qu’il n’a pas soit deux individus de même statut s’affrontent pour décider qui d’entre eux va devenir le dominant. Retournez tous les schémas d’agressivité que vous connaissez, et vous verrez qu’à chaque fois vous tombez dans l’un ou l’autre cas.
Bien sûr, on comprend que cette agressivité de compétition ne s’exerce pas uniquement d’une façon physique, avec un bon pugilat à la mano entre deux ennemis jurés. Elle s’exerce également sous le mode social, plus subtil, dans lequel la mise à mort est parfois plus rude encore que lorsque l’on prend simplement un gnon dans la figure.
Deux exemples permettront d’illustrer ce point. Le premier est celui de la compétition professionnelle, exemple que j’avais d’ailleurs déjà indiqué dans le billet rappelé plus haut. Mettez deux amis d’enfance en situation de compétition professionnelle, c’est-à-dire qui rendent compte au même patron d’un travail similaire, et qui aspirent tous les deux aux mêmes gratifications (reconnaissance du travail effectué, promotion, salaire, etc.). Laissez mijotez quelques mois. Vous retrouverez deux ennemis. J’évoque cet exemple avec d’autant plus de facilité que je vis actuellement cette situation. Je travaille dans la même société qu’un ami de longue date, sur la même mission, avec les mêmes responsables au-dessus de nous. Et bien même avec toute notre bonne éducation et le fait que je sois moi-même particulièrement alerté sur les risques encourus, la situation est loin d’être détendue. Nous ne nous sommes jamais parlé comme des amis le font depuis que nous travaillons sur la même mission, et je pense clairement qu’à ce rythme d’ici quelques semaines il ne restera définitivement plus rien de notre ancienne amitié. Des hommes, ce sont des hommes, et ça n’agit jamais qu’en fonction de sa biologie et de ses apprentissages.
Deuxième exemple, qui va me permettre d’aborder plus particulièrement le cas de l’agressivité spécifiquement masculine : la conquête du partenaire sexuel, et notamment de la femelle. Des expériences scientifiques nombreuses ont montré que les hormones mâles comme la testostérone étaient directement impliquées dans les comportements agressifs. Ainsi, un individu castré soumis à des injections de testostérone se montre beaucoup plus agressif que les autres. De même, une femelle androgénisée puis ovariectomisées, et placées dans un milieu masculin se montre considérablement plus agressive que les autres femelles. Cependant, on remarque que ces éléments hormonaux n’expliquent pas tout, et des expériences ont montré que l’expérience sociale, et notamment l’apprentissage des hiérarchies au sein du groupe avaient plus d’impact sur l’établissement des dominances que les hormones sexuelles.
Je remarque sur ce point qu’historiquement ce sont bien les hommes qui se sont attribués les places de dominants dans la société. Cela vient d’abord, c’est parfaitement évident, de l’héritage de l’établissement des dominances par la force physique, héritage qui n’est sans doute toujours pas dissipé si l’on en croit la violence que les femmes doivent encore subir de notre fait à travers le monde. Celle-ci prend d’ailleurs un nombre de forme qui laisse songeur : violences physiques multiples que l’on constate encore jusque dans les pays les plus développés : violences psychologiques et humiliations dans certains pays musulmans, et d’une façon plus générale, tout le côté très patriarcal de nos sociétés modernes.
Et ces violences ont une particularité importante aujourd’hui : elles s’accompagnent quasiment toutes d’une justification logique, d’un discours expliquant pourquoi il est normal qu’il en soit ainsi : c’est le coran, honteusement détourné par les islamistes ; ce sont les railleries bourgeoises qui fleurissent encore au sujet des femmes au pouvoir ou de leurs compétences politiques. Tout ce langage utilisé désormais dans un but qu’il n’avoue jamais : asseoir une dominance sur l’autre. Je reviendrai sans doute sur son usage lorsque j’aborderai la question de l’agressivité d’angoisse ou d’irritabilité.
00:05 Publié dans Un peu d'analyse comportementale | Lien permanent | Commentaires (4) | Facebook |
Commentaires
L'objet sensé donner sa forme à la règle (Loi, livre sacré, ouvrage politique (ou économique) majeur, petit livres rouges ou verts du monde entier) est lui-même l'objet de tensions particulières : il s'utilise comme arme, comme mécanisme de terreur, il se brandit, il justifie moralement l'agressivité et la violence devenue légitime qui en découle.
D'ailleurs, ici se situe la base du mécanisme de méritocratie, qui n'est ni plus ni moins qu'une justification d'apparence objective d'une classification des individus par leurs mérites : mais qui alors possède la règle ?
Écrit par : Passant | 12/04/2007
Désolé, mais il me semble que vous intervertissez l'ordre d'origine de la compétition: celle-ci sert avant tout à la sélection génétique pour assurer les meilleures chances de reproduction et d'amélioration de l'espèce.
Chez la plupart des animaux sociaux, la compétition entre mâles a pour but le droit de féconder toutes les femelles de la troupe/meute/harde, etc.
Dans certains systèmes peu évolués comme certains cervidés par exemple, le simple fait d'être vaincu stérilise le mâle, n'autorisant ainsi la reproduction qu'au plus fort.
Avec l'évolution des espèces s'instaurera le partage des femelles mais le mâle dominant conserve le droit de cuissage, et parfois même le droit de désigner l'affectation des partenaires (vous me direz, un ancien Président de la République Française pratiquait celà aussi entre ses anciennes maîtresses et ses proches collaborateurs, ce qui ne nous éloignait guère des pratiques du babouin d'Afrique de l'Est)
La compétition se comprend aussi par l'attribution des privilèges, lesquels peuvent être d'ordre pratique (personne ne se couche avant le chef, le chef choisit la meilleure place, la meilleure nourriture) mais aussi d'ordre sémiologique ou symbolique: le chef -justement comme chez les babouins, les chiens, les lycaons, hyènes, etc- reçoit les signes de soumission de chaque membre de la bande, lesquels signes sont en général d'ordre sexuel.
Les éléphants, comme les loups, sont nettement moins phallocrates mais la compétition a tout de même lieu dans ce souci constant d'éviter la dégénerescence.
Chez l'Humain, il semblerait que nous avons un peu évolué, fort heureusement.
Mais la compétition démarre au sein des familles, dans les petites classes et, au moment de l'adolescence, reprend assez exactement les mêmes schémas notamment celui de la sélection sexuelle que chez les animaux.
Par contre, les caractères de la compétition entre femelles sont plus visibles.
Il y a, semble t'il, beaucoup à apprendre de ce développement assez spécifique de l'humain, dans l'intérêt général, car c'est là une importante manifestation de l'écart qui nous sépare de nos voisins moins évolués.
On pourrait faire un boulot énorme là-dessus, et certain(e)s chercheur (se)s s'y essayent, notamment dans l'étude de sociétés Musulmanes en comparant les comportements dits modernes et traditionnels.
Écrit par : leblase | 12/04/2007
Passant
Très d'accord avec votre commentaire. Sur votre question, la réponse est assez simple: ceux qui établissent les règles, les dominants du groupe.
Leblase
Je comprends bien votre idée, mais toutefois il me semble que vous rejettez trop vite la mienne. Car dans le fond, je ne vois pas bien en quoi nos deux visions s'opposent: la compétition est ce qui permet la survie des individus les plus adaptés? Oui, sans doute, et c'est d'une certaine façon toute la critique que l'on pourrait opposer à Laborit qui critique tant cette logique de compétition pour parvenir à la dominance qu'il en oublie peut-être que ce processus répond dans le fond à un besoin "naturel", i.e qui vient de notre nature.
Toutefois, le processus qu'il décrit qui mène à la compétition ne m'en semble pas moins parfaitement valide: l'homme, pour obtenir ses gratifications, établit des stratégies comportementales pour cela, notamment celles qui peuvent le porter au statut de dominant, et pour cela, il doit ne passer la plupart du temps par un processus de compétition avec les autres individus du groupe. Et je rejoins Laborit sur la nécessité de bien connaître ce fondement comportemental que nous avons, pour cesser de nous raconter de belles histoires sur nos prétendues valeurs et autres convictions, et enfin arrêter de nous mentir sur nous-même. Evidemment ce portrait est un peu caricatural, mais pour tout dire, je fais exprès d'enfoncer le clou sans nuance, car je sais trop les freins que nous avons à reconnaître cette limite à notre grandeur.
Écrit par : pikipoki | 12/04/2007
Pensez-vous qu'il soit dès lors possible de disserter sur la relation entre caractère prophétique ou mythologique et violence ou agressivité ?
Une occasion de tenter un pont audacieux entre Barthe et Laborit, qui aurait au passage l'immense mérite de définir le rôle du savoir et des académismes dans la société contemporaine.
Écrit par : Passant | 12/04/2007
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