25/09/2007
Peut-être une logique du bouc émissaire ?
Voici une scène à laquelle j'ai assisté récemment au boulot, et qui m'a fait pensé à la façon dont certains se construisent des boucs émissaires et à la fonction qu'ils donnent à ces derniers.
Sur le point de partir récupérer notre taxi pour avoir notre train à temps, notre responsable fit volte face pour aller retrouver le dernier collègue resté quelques instants encore avec le client. Il parti le trouver le visage fermé, nettement tendu par l'intensité de la semaine, et encore plus à l'idée de pouvoir éventuellement rater le train qui devait le remmener chez lui. Jusqu'ici nous avions toujours géré cette situation de fin de semaine avec un peu de tension mais sans excès. Mais cette fois-ci, notre pauvre collègue eut droit à une soufflante que j'imagine aisément avoir été plutôt désagréable.
Je n'ai pas assisté à l'engueulade, mais peu importe. J'ai compris comment notre responsable avait agit, et surtout, j'ai senti ce qui l'avait poussé à agir ainsi.
Lorsque nous sommes sur le point de partir, nous sommes comme tant de personnes le matin sur le quai d'une gare : dans l'attente en tension. La question qui traîne dans nos têtes est alors : le taxi, ou le train, va-t-il venir à l'heure ? Serai-je à l'heure chez moi? A mon boulot ? Il suffit que la contrainte de se trouver à la destination soit élevée pour que la tension sur le lieu de départ soit proportionnelle et génère en nous un stress non négligeable. Cette attente en tension, si vous me lisez depuis quelques temps, vous l'avez compris, c'est l'inhibition de l'action. En situation inhibée, l'individu est stressé, son corps produit des glucocorticoïdes qui attaquent son organisme et le fait se sentir mal.
Pour sortir de cet état, l'individu développe une réponse standard à laquelle il peut donner des formes très variées : il se remet en situation d'action. D'un point de vue biologique, cela dégage de l'adrénaline et supprime les glucocorticoïdes. On se sent mieux. C'est parce que se mettre en situation d'action est plus agréable biologiquement que de rester dans l'attente en tentions qu'on voit parfois des gens sur un quai de gare faire les 100 pas ou simplement se mettre à avancer vers le train lorsque celui-ci arrive à quai.
Mon responsable à fait la même chose : en allant engueuler notre collègue il a rompu la situation d'inhibition de l'action dans laquelle il se trouvait en attendant le taxi, et au passage il s'est également vidé de son stress sur un autre. Double coup! Je m'empresse toutefois de signaler qu'il y a eu là un mauvais calcul de sa part puisqu'après cette brève amélioration, ce fut la culpabilité d'une gueulante surdimensionnée qui le saisit. Et la culpabilité, il n'y a pas grand chose de pire pour générer du stress.
Mais peu importe, le mécanisme est là, et il est à l'oeuvre tous les jours sous tous les cieux. Un individu stressé rebascule son stress sur ceux qui l'entourent pour évacuer, et dans l'opération se remettre dans une forme d'action qui romp avec l'attente en tension.
En y réfléchissant un peu, il m'a semblé que cela était vraiment applicable aux cas particuliers des boucs émissaires.
J'y pense à cause de la forme d'agressivité particulière dont ils font l'objet. Les boucs émissaires, par définition, ne sont pas des agresseurs. Sinon ils ne seraient pas des boucs émissaires mais des coupables logiquement châtiés (enfin logiquement, pas forcément non plus). Essayons donc de comprendre comment tout cela se noue.
Les boucs émissaires n'agressent pas, mais sont agressés. Leurs agresseurs ne peuvent pas agir exactement par agressivité défensive. J'écarte également l'agressivité de compétition, celle-ci prévalant plutôt lorsqu'on a face à soi un véritable adversaire, ce que les boucs émissaires sont rarement. Il reste donc l'agressivité d'irritabilité et d'angoisse (qui effectivement est très proche de l'agressivité défensive, bravo, vous me lisez depuis plus de 2 mois et avec attention ;o) ). Celle-là même qui est le plus clairement en lien avec l'inhibition de l'action.
Comment ces personnes vont-elles rompre avec cette situation d'inhibition de l'action (et peu importe ce qu'il les y a plongé) ? Je vous le demande ? Au fond, quelqu'un ? Par l'action ! Bravo, vous êtes ma fierté. Le bouc émissaire présente en effet un avantage important : il est seul, ou en tout cas isolé et en minorité dans le rapport de force que son agresseur est capable de lui opposer. Cela en fait une cible aisée pour se défouler. Ce point ne mérite aucun développement complémentaire.
Mais ce qui complète la chose, et qui fait d'un bouc émissaire un vrai de vrai, c'est l'ensemble de l'argumentaire qui accompagne souvent les agressions qu'il subit. Les plus célèbres par exemple, les juifs, ont toujours subit leurs brimades sous le couvert de savants discours dont la fonction était d'ennoblir leurs agressions, et également d'effacer leurs visages aux yeux de leurs agresseurs. Dans les mots de ces derniers, ils n'étaient plus des hommes, et n'étaient plus que réduits à des fonctions de comploteurs ou d'agents sournois: à des fonctions et non pas à des visages.
Ces discours élaborés qui cachent la vérité sur les agressés rempli un rôle majeur : ils permettent que le bouc émissaire reste toujours à portée de main et fournisse une chair disponible aux transferts de stress et d'agressivité de leurs bourreaux. Ils les transforment en fusibles. C'est en cela que la logique que j'ai relevé dans l'anecdote du début agit : les boucs émissaires remplissent le même rôle que le pauvre collègue qu'on engueule au moment du départ, mais ils offrent un confort en plus : ils seront toujours là pour qu'on fasse déferler sur eux nos rancoeurs. Et ceci d'autant plus que les discours qui accompagnent les agressions envers eux seront bien calibrés et assénés.
00:07 Publié dans Un peu d'analyse comportementale | Lien permanent | Commentaires (10) | Facebook |
Commentaires
Excellent billet - j'aime beaucoup la partie sur les gens qui avancent sur les quais de gare :-)
Écrit par : GroM | 25/09/2007
hum... très sympathique. Au passage, je viens de comprendre pourquoi je préfère prendre un chemin plus long sur lequel il n'y a pas de feu ou de "cédez le passage" qu'un chemin plus court sur lequel on trouve de nombreux "inhibiteurs de l'action" (hum... l'usage du terme est peut-être mal placé, mais je pense qu'on me comprends). J'avais bien senti qu'il était plus agréable d'être actif au volant que d'attendre à un feu, mais je n'arrivais pas à en saisir la raison. Merci donc... :)
Écrit par : clic | 25/09/2007
Ton article m'a beaucoup intéressée. Je n'ai pas de commentaire très intelligent à faire pour l'instant, simplement pour te dire que la lecture de ce billet m'inspire une réflexion pour prolonger la tienne, d'autant que la notion de bouc émissaire est une notion très présente dans le judaïsme qui est un sujet pour lequel je me passionne par ailleurs.
Écrit par : Otir | 10/10/2007
Merci pour cet article qui me permet de comprendre le comportement de mon petit ami. Il subit beaucoup d'humiliation de ce genre à son travail et les deverse sur moi. Il est "leur" bouc émissaire et moi je suis le sien.
Écrit par : alicia | 11/04/2008
Bonjour Alicia,
Votre couple je suppose, doit en souffrir. La solution est que votre petit ami gère son stress autrement. Il peut le déverser dans un sport, dans la pratique d'une activité extra-professionnelle, à voir. Le mieux restant bien sûr qu'il recadre sa position dans son travail avec ses supérieurs et ses collègues...
Écrit par : pikipoki | 11/04/2008
je me permets de te suggérer la lecture de René girard : "Je vois satan tomber comme l'éclair" et "le bouc émissaire". ces ouvrages s'appuient sur une approche anthropologique de la notion de bouc émissaire dans les textes bibliques. Les théses de Girard, et le "système" qu'il y expose sont vraiment édifiantes en la matière.
Écrit par : val | 30/05/2008
Merci Valentine,
Le côté biblique n'est sans doute pas ce qui m'attire le plus, mais j'y jéterai sans doute un oeil. Mais d'ailleurs, à y réfléchir, il me semble avoir déjà lu des extraits de ces ouvrages ...
Écrit par : pikipoki | 30/05/2008
Brièvement,je me trouvais un jour dans un petit supermarché à Bordeaux.Les files de clients n'avançaient pas.Les gens étatient extrèmement nerveux.Or je portais une vest de mon mari jetée très rapidement sur mes épaules;en clair j'étais assez négligée.Quelqun m'a désignée du doigt,des quolibets ont fusé,puis quelqun m'a attrapée méchamment;on a voulu me frapper.J'ai réagi par un coup de colère,un geste franchement indécent avant de m'enfuir.j'étais commerçante;cette histoire est l'une de celle qui a brisé ma réputation.Question:la réponse adaptèe c'était quoi:me laisser frappée,j'avais vingt deux ans et pas méchante pour deux sous!,ou me battre(je ne sais pas)Cette histoire est dans les annales de la police municipale girondine;voilà s'il y a un flic parmi vous qu'il me réponde surtout!!!J'ETAIS UN BOUC EMISSAIRE et je l'ai été tout ma vie!
Écrit par : Marie-Dominique Gommez | 08/02/2009
Cet article a retenu particulièrement mon attention. Pourquoi? Parce que je suis dans cette situation, je suis un bouc émissaire!... C'est un rôle extrêmement difficile à porter. Avant moi, il y a eu d'autres personnes dans ma famille qui l'ont été, curieusement toujours un femme. Dans mon cadre familiale, ou dans celui de ma vie sentimentale, c'est toujours moi que l'on rend responsable de tout ce qui ne va pas. Je suis toujours fautive en n'ayant jamais rien fait de mal. Je suis toujours accusée de tout ce qui ne va pas. Quand j'essaye de me faire entendre, la personne en face de moi, par ses mots ou son attitude arrive toujours à me culpabiliser. Alors je finis par baisser les bras. Le rôle de bouc émissaire est une souffrance énorme. Aussi, depuis peu, n'en pouvant plus, j'ai commencé à me révolter. Quand on essaye de me destabiliser pour me faire endosser quelque chose que je n'ai pas fait et dont je ne suis pas responsable, je dis à la personne qui essaye de me faire "porter le chapeau": on en reste là, c'est fini avec toi, la porte est là...
C'est très difficile à faire, parce que malgré tout, je me sens encore coupable d'avoir mis à la porte cette personne. Mais j'ai compris que je dois tenir bon si je veux me sortir de cette situation qui dure depuis mon enfance. Je suis au bout du rouleau de ce qui est supportable, cela a même été jusqu'à l'humiliation en public. Alors c'est maintenant devenu vital pour moi de mettre fin à ce cercle infernal. Je commence à me rendre compte que ma décision dérange énormément l'autre, ceci par les réflexions que j'entend, du style: mais tu as changé, avant on pouvait tout te dire et maintenant non, ou encore: tu veux toujours avoir raison!
Mais je dois tenir bon, je le sais, si je ne veux pas que cela finisse mal pour moi. Je sais aussi que c'est avec moi que ce cycle de bouc émissaire désigné dans une famille s'arrêtera, simplement parce que je ne me laisse plus faire. Il arrive un moment, dans toutes les familles, ou ce rôle de bouc émissaire se brise, mais ce n'est possible que si celui à qui l'on a fait endosser ce rôle se révolte et décide d'y mettre fin. Et c'est ce que je fais, cela n'est pas simple parce qu'il y a encore de la souffrance à surmonter, mais j'ai espoir d'y arriver.
Écrit par : Françoise-Hélène | 21/04/2009
Françoise-Hélène
Tout d'abord merci pour votre témoignage personnel. Il m'est difficile de vous répondre clairement ici. Peut-être vos difficultés ne viennent-elles pas uniquement du fait que vous êtes un bouc émissaire dans votre famille, je ne peux le dire. Si vous le souhaitez vous pouvez me contacter en utilisant mon adresse mail indiquée en haut à gauche sous l'à propos.
Écrit par : pikipoki | 23/04/2009
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