15/12/2008
Un décryptage du petit pont massacreur (Milgram et Zimbardo dans la cours d'école)
J'ai regardé hier soir un reportage sur un récent fait divers, où un enfant de 12 ans avait été victime d'un "jeu" de ses camarades consistant à passer à tabac celui qui ne parvient pas à rattraper le ballon qu'on fait passer entre ses jambes. On appelle ça le petit pont massacreur. Il porte bien son nom. C'est la première fois que j'entends parler d'un tel jeu, mais je me souviens d'autres faits divers concernant le jeu du foulard où l'un des protagonistes se fait étrangler par un de ses camarades, aussi longtemps que possible. Evidemment, dans les deux cas ou comprend aisément que cela termine parfois mal.
Et puisqu'on le comprend aisément, on ne comprend pas que des jeunes puissent se livrer à pareils divertissements entre eux. Comment peut-on à des âges aussi bas avoir l'idée de s'amuser en risquant sa vie aussi stupidement ? Cela choque clairement le sens commun et peut apparaître à juste titre comme le signe d'un mal à identifier.
En voyant ce reportage une idée m'est venue qui pourrait expliquer en partie l'existence de ces jeux. Je me suis souvenu de l'expérience de Stanley Milgram, rapportée brillamment dans le film I comme Icare. Cette expérience qu'on ne décrit plus démontre de façon éclatante la soumission potentielle de chacun d'entre nous à l'autorité. Une autre expérience intéressante est celle de Philip Zimbardo de l'université de Stanford. Zimbardo cherchait à expliquer le niveau d'agressivité particulièrement élevé qui régnait dans les prisons des Etats-Unis. Il construisit avec plusieurs collègues une prison dans les sous-sols de leur université et fit appel à des cobayes qui furent répartis en deux groupes : les gardiens, et les prisonniers. Dès la première nuit les mauvais traitements infligés aux prisonniers ont commencés. Ils étaient aspergés à l'aide d'extincteurs, on leur passait les menottes sans raison, ils devaient se déshabiller, etc. Au bout de six jours l'expérience fut arrêtée alors qu'elle devait initialement durer deux semaines, parce que certains prisonniers étaient en dépression nerveuse.
Ces deux expériences me semblent apporter des explications aux jeux destructeurs indiqués plus haut. L'expérience de Zimbardo montre que nous portons tous en nous une certaine dose de violence. Celle-ci est canalisée par la société (c'est son rôle premier), mais si elle ne l'est plus, elle s'exprime et d'une façon qui peut être extrême. L'expérience de Milgram complète cette vision en montrant que dans un cadre où la violence est en quelque sorte permise, c'est-à-dire définie par des règles et encadrée par une autorité alors elle peut également s'exprimer d'une façon choquante. Bien que la société soit là pour la réprouver.
Dans le cas des jeux qui nous intéressent, je crois qu'on retrouve ces mécanismes pour partie. Pour les suiveurs, ceux qui participent sans être leaders, voilà comment les choses peuvent se passer. Les individus les plus brutaux définissent les règles du jeu (par exemple du petit pont massacreur). Les autres agissent alors avec une culpabilité et un sentiment de responsabilité amoindris pour deux raisons : d'abord parce qu'ils ne sont pas leaders et n'ont pas défini les règles, et parce que justement en jouant, ils ne font que suivre les règles, exactement comme dans l'expérience de Milgram. Je me demande combien seraient prêts à dire après s'être fait arrêtés par la police : "mais j'ai respecté les règles!". Cet encadrement du comportement par des règles qui existent hors de soi soustrait une partie du sentiment de responsabilité : on ne tabasse plus quelqu'un, on joue à un jeu. La vision qu'on construit de ce que l'on fait s'en trouve modifiée.
19:04 Publié dans Un peu d'analyse comportementale | Lien permanent | Commentaires (10) | Facebook |
Commentaires
Remarquez que ce sont ces mêmes principes qui expliquent par ailleurs le fonctionnement des salles de classe et même de l'enseignement scolaire en général, ainsi que des hôpitaux et des services publics à la personne de masse en général.
Écrit par : Passant | 16/12/2008
"on ne comprend pas que des jeunes puissent se livrer à pareils divertissements entre eux. Comment peut-on à des âges aussi bas "
Il y a un mythe de l'innocence et de la pureté de la jeunesse qui conduit à contrario à présenter comme des monstres des jeunes qui ne correspondent manifestement pas au mythe
Sinon, il suffit de lire le Petit Spirou pour voir des enfants se liguer par jeu sur un de leur congénère (tous sur Spirou!)
Je ne suis pas sûr qu'il y ait besoin de la caution d'un leader pour jouer à des jeux violents. Il me semble que l'expérience de Milgram avait pour but de comprendre le nazisme
Sinon, sur les règles en éducation, je me permets
http://verel.typepad.fr/verel/2008/06/sauver-les-gar%C3%A7ons.html
Écrit par : verel | 16/12/2008
Vérel,
L'expérience de Milgram montre que la personne se soumet à une autorité, en l'occurrence incarnée par un professeur vêtu d'une blouse blanche. Ce n'est pas exactement un leader, mais c'est bien lui qui a fixé la règle de fonctionnement à laquelle se plie l'individu étudié. Il y a donc le même mécanisme de délégation de responsabilité, comme d'ailleurs dans le nazisme qui délayait la responsabilité en une chaîne de micros-responsabilités pour la mise à mort des juifs (un qui charge un train, l'autre qui le conduit, l'autre qui ouvre la porte du camp, l'autre qui les garde dans les baraques, et on garde les plus durs pour l'acte final).
Écrit par : pikipoki | 16/12/2008
Bonjour,
intéressante discussion.
Je suis tout à fait d'accord avec Verel. J'irai même plus loin, je pense que la violence des enfants peut être particulièrement intense, même pour un adulte. J'ai cru comprendre que les enfants, jusqu'à 10 ans, avaient très peu d'inhibitions envers la violence infligé à d'autres. Si l'on y associe leur caractère TRES moutonnier on comprend aisément pourquoi les lynchages sont si courant dans les cours d'écoles. A faible intensité, ils prennent la forme de vexations orales, mais ils peuvent aussi devenir de véritables bastonnades. On en voit d'ailleurs une mémorable dans "la guerre des boutons" (chaque enfant donne un coup de fouet au "traitre").
"Sa majesté des mouches" est une autre belle illustration de cette violence enfantine.
Écrit par : Spring | 16/12/2008
Le jeu existait déjà quand j'ai quitté le collège, il y a environ 10 ans. Et ce n'est pas la peine d'évoquer Milgram. La plupart des victimes ne choisissent pas d'y jouer. Le jeu s'impose à quiconque se trouve dans la cour. Les gros bras du collège se chargent de convaincre les plus récaciltrants. Et le but est de viser ceux qui ont le moins de chance de se défendre. Ceux qui y participent volontairement le fond soit en espérant pouvoir se défendre quoiqu'il arrive, soit persuadés qu'ils sont assez doués pour empêcher le ballon de leur passer entre les jambes. Voire pour espérer se faire bien voir par les gros durs.
C'est juste un jeu idiot que les "bullies" imposent pour se faire "respecter". Le ballon n'est qu'un prétexte pour taper du 6e.
Désolé pour l'analyse psychologique.
Écrit par : Phix | 16/12/2008
Spring
En fait je ne nie pas du tout qu'à leur âge ces enfants puissent être violents. On en voit effectivement de nombreuses illustrations. Mais il reste dans l'imaginaire collectif une vision encore très répandue quant-à leur innocence et leur pureté qui conditionne à mon avis le degré d'étonnement que l'on montre face à de tels événements.
Phix
Merci pour votre commentaire qui apporte une explication simple mais terriblement convaincante sur l'existence de ces jeux. Quelques brutes les utilisent pour établir le rapport de force en leur faveur et se poser en "patrons". En effet.
Ma question reste tout de même de savoir si tous ceux qui suivent ou sont invités par ceux-là le font la trouille au ventre.
Écrit par : pikipoki | 16/12/2008
Le mythe de l'innocence enfantine est en effet tenace.
Je n'ai pas connu le "petit pont massacreur" mais j'ai le souvenir diffus d'une maternelle dont la cour de récré était une jungle que seule la présence de la maîtresse venait policer :-)
Écrit par : polluxe | 16/12/2008
I&I PTIT PONT MASSACREUR!
Écrit par : Artet | 21/12/2008
Je dissocierais l'enfance de ce comportement agressif. L'innocence enfantine vient que les adultes ne se rendaient pas compte alors de leur propre violence.
L'enfance à part, je ne pense pas que les participants suivent un comportement mécanique : Les leaders décideraient, les autres suivant par intérêt direct ! Compte tenu de la quasi universalité de cette attitude, j'ai tendance à soupçonner un comportement inné, acquis pendant l'évolution de l'être humain. La question serait : pour quel avantage, puisque nous les survivants, aurions développer-conserver-profiter(!) cela depuis des millénaires ?
Je pense que ce comportement aide à l'organisation des individus dans un groupe, et ainsi le rend plus solide dans un environnement difficile.
Même si aujourd'hui, les contraintes extérieures sont apriori derrière les grilles d'une école, le comportement inné reste...
L'être humain a une longue histoire derrière lui, et je suis étonné que son comportement ne soit pas plus souvent rapproché des théories de l'évolution.
Écrit par : amike | 01/01/2009
"Il me semble que l'expérience de Milgram avait pour but de comprendre le nazisme"
Effectivement, mais plus encore, elle a servie à comprendre de nombreuses situations attenantes aux mêmes mécanismes.
L'éducation, l'identité, la dynamique de groupe, la morale, le sens des valeurs, les notions de bien et de mal, la télé réalité, et aujourd'hui, l'attrait pour facebook et autres plateformes de soumission institutionnalisées.
Discussion sur l'experience :
http://polemike.free.fr/index.php?topic=108.0
Discussion sur les libertés, la vie privée ... et les nouvelles technologies :
http://polemike.free.fr/index.php?topic=95.0
Écrit par : N0N4M3 | 21/05/2009
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