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27/07/2011

Le monstre et nous

Idées noires Franquin.jpgLa tuerie perpétrée il y a quelques jours sur l'île d'Utoya en Norvège est particulièrement choquante pour la plupart d'entre nous. Comment peut-on préparer, planifier puis exécuter un tel massacre de sang froid ? Comment peut-on tuer de façon aussi calme, en se promenant entre les gens ? Comment ? Pourquoi ? Ces questions peuvent nous hanter.

 

Car après un tel acte, qu'en est-il après tout de notre propre sécurité ? Puisque les règles ont disparu, comment puis-je avoir confiance en ce qui va se passer demain ? Comment ne pas craindre le moindre quidam croisé sur ma route ? Comment puis-je ne pas avoir la peur au ventre à chaque fois que je sors de chez moi pour aller au boulot, faire mes courses, sortir mes poubelles ? Qui croire ? Que croire ?

 

On pensera peut-être que j'en rajoute et que j'y mets un pathos inutile. Pourtant, ces questions, les personnes qui ont vécu ces heures affreuses sont certainement nombreuses à se les poser. Il faut s'imaginer sur cette île, entendant des coups de feu à tout va, pendant un temps dont on ne sait plus estimer la durée, ne sachant que faire, ce qui se passe, qui peut nous aider. Il faut s'imaginer avoir vécu ça et avoir entendu ensuite les aveux d'Anders Behring Breivik, dénués de tout regret, témoignant d'un acte froid et calculé. Il y a là un sentiment d'insécurité quasiment fou, qui fait basculer dans un monde incompréhensible, de peur permanente, qui ne ressemble à rien qui nous soit connu. Il me semble que c'est en grande partie là que le travail se trouve aujourd'hui pour ces personnes : reconstruire l'idée que les règles existent toujours, que la très grande majorité des gens qui les entourent ne peut pas commettre pareil folie, qu'ils sont en sécurité.

 

Il est bien difficile de trouver des explications justes à un tel drame. Je ne m'y risquerais pas car ce serait jouer au savant cosinus. La seule chose que je peux dire est que pareil comportement est à rapprocher des profils pervers. Il faut clarifier ce terme. Il ne s'agit nullement ici de vice sexuel comme on serait enclin à le penser de prime abord. En psychologie, le pervers est celui qui nie l'autre. Dans sa personne même. Pour le commun des hommes il est quasiment impossible de comprendre réellement ce que cela signifie, car précisément, c'est d'un autre monde psychologique que celui auquel nous sommes habitués dont on parle ici. Mais si vous le voulez un instant, imaginez-vous devant une personne, vous lui parlez pendant un certain temps, en face à face. Elle vous répond, elle anône, elle réagit, etc. Et pourtant, vous n'existez pas à ses yeux. Vous pouvez représenter un ensemble d'informations, de stimuli nerveux ou intellectuels, mais vous n'êtes pas une personne. Vous  n'existez pas. Quasiment littéralement. Parce que la personne en face de vous n'a aucune connexion émotionnelle avec vous (alors que, naturellement, nous en avons tous les uns avec les autres).

 

Mais Hugues a raison de nous alerter sur le fait qu'on aurait tort de ne regarder que la pointe émergée de l'iceberg. Breivik est peut-être unique par l'exception de son geste. Mais il n'est pas seul, loin s'en faut. Et au-delà des autres terroristes (au sens propre du terme), il faut bien parler de tous ceux qui propagent des discours de haine et de rejet. Ils ne font peut-être qu'en parler sans jamais passer à l'acte, mais c'est là que la graine naît. Plus sûrement je crois que dans une prétendue folie qui sert surtout à nous rassurer. Il suffit de lire les commentaires faits sur certains sites d'extrême droite pour constater, et prendre peur, ou nous réveiller, au choix. Certains ne se gênent pas pour suggérer que dans le fond, Breivik a fait un truc cohérent, pas mal quoi. Sur son site, Jacques Coutela, adhérent du FN et candidat lors des dernières élections cantonales, n'a pas écrit autre chose en présentant Breivik comme une icône. Des exemples on en trouve par centaines en quelques clics.

 

Sur d'autres sujets, on trouve tous les jours sur Internet des articles ou commentaires qui laissent pantois. Cette semaine, l'un d'eux m'a profondément choqué, qui suggérait, très sérieux, en bas d'un article évoquant la famine en Somalie "Et si ces gens-là arrêtaient de s'entretuer et se mettaient un peu au travail ?". Quelle absence totale de sensibilité faut-il pour penser une chose pareille ?

 

Mais on ne peut s'arrêter à montrer les autres du doigt. Car derrière ces commentaires, se trouvent beaucoup de "gens bien", qui aiment leur famille, leurs enfants, qui sont de bons camarades pour leurs amis. Des gens éduqués, cultivés, très intelligents parfois. Il sont comme nous. Et si nous avons un peu de lucidité, nous saurons aussi, nous-même, comme le suggérait Susan Jeffers dans son livre Tremblez mais osez!, prendre notre miroir, et nous poser la question : et mon monstre à moi ? Où est-il ? L'ai-je seulement vu ? Suis-je prêt à le regarder en face ? Ai-je la force de le combattre ?

 

Il peut paraître indécent à certains de comparer nos petites faiblesses à l'énormité de ce qui vient de se passer. Et se tourner vers soi peut aussi comporter le défaut d'un certain narcissisme sans doute. Mais il faut se souvenir de Zimbardo et de son expérience. Des gens lambdas, comme vous et moi. Il leur a fallu moins de 24 heures pour se transformer en bourreaux face à des innocents qui ne leur avaient rien fait. Doit-on convoquer l'histoire pour enfoncer encore le clou ?

 

Si je dis cela ce n'est pas pour nous accabler, ce serait idiot. Mais parce qu'à mon sens la première leçon qu'un tel événement doit nous apprendre, c'est la vigilance. Une vigilance qui concerne notre attention aux autres, à ce qui leur arrive. Qui nous concerne nous également, pour prendre garde aux dérives de nos propres comportements. Il nous faut découvrir la proximité, cette distance juste qui nous rend sensible à l'autre et à son histoire.

 

 

En illustration, Franquin, Les idées noires, une découverte par un rire parfois triste, de nos propres démons.

Commentaires

"et mon à moi ? Où est-il ?"
J'ai l'impression qu'il manque le mot clef dans cette phrase...
Ne serait-ce pas "et mon monstre à moi ?" comme le laisse penser le titre du billet?

Écrit par : Zythom | 28/07/2011

"En psychologie, le pervers est celui qui nie l'autre. Dans sa personne même."

Difficile d'affirmer une telle assertion. La neuropsychologie diffère de la sémiologie psychiatrique, qui elle-même diffère de la psychanalyse.

Si cette phrase était juste, un autiste ou une personne atteinte du syndrôme d'Asperger serait perverse ? Non. Il s'agit là de pathologies développementales ou de lésions acquises à la suite d'un traumatisme, et qui touchent entre autres le cortex orbitofrontal.

Pour les psychotiques, il y a aussi une absence de reconnaissance d'autrui. Les schizophrènes en sont une bonne représentation.

Je pourrais longtemps disserter ainsi, mais la misanthropie est aussi un manque de reconnaissance de l'autre.
Le manque voire l'absence d'empathie est une donnée constituante de certains êtres humains. Il serait très réducteur de le classer simplement parmi les perversions. Encore plus réducteur de le pathologiser à outrance.

Écrit par : Hélios | 28/07/2011

Zythom
Merci, corrigé.

Hélios
Vous êtes plus connaisseur des pathologies psychiques que moi, et je vous remercie pour tous les détails que vous apportez. Le trait que je décris ne suffit pas à décrire les pervers d'un point de vue psychologique, il en est toutefois un des éléments les plus marquants à mon sens. Et je n'assimile pas ça au manque d'empathie en fait, il s'agit vraiment d'autre chose. Même quelqu'un que l'on dirait dénué d'empathie, souvent, sait reconnaître les émotions de l'autre, son langage non verbal. Le pervers à mon sens atteint un degré dans l'ignorance de l'autre qui est tout à fait exceptionnel.

Écrit par : pikipoki | 28/07/2011

En fait, un terme plus juste serait "personnalité antisociale"pour le DSM IV, ou encore trouble de la personnalité dyssociale pour la CIM-10.

J'apportais la précision de départ, car le terme "pervers" a une signification très précise.

Il y a une grosse différence qui est faite en clinique entre celui qui perçoit l'autre et le prend en compte, celui qui perçoit l'autre et qui l'ignore sciemment, celui qui perçoit l'autre mais ne peut interagir, celui qui perçoit l'autre et qui l'utilise ou le manipule, celui qui ne perçoit pas du tout l'autre. C'était ça le fond de ma pensée, j'aurais dû le préciser.

Vous avez ici un petit panel de ce que tout clinicien déteste, à savoir une catégorisation par réduction des différentes pathologies. La CIM-10 se veut la plus pragmatique possible. Le DSM-IV-TR est à lire avec précautions, chaque nouvelle révision tend à catégoriser et "pathologiser" un peu plus la population (dans le genre, la bisexualité et l'homosexualité seront sans doute bientôt des pathologies).

http://apps.who.int/classifications/apps/icd/icd10online/?gf60.htm+f602

Dans le cadre de votre réflexion (sans me focaliser sur ce terme de pervers), j'abonde en votre sens.
Nous avons tous en nous les potentialités du pire comme du meilleur. Tout le monde ne peut cependant pas être Mère Théresa, comme tout le monde ne peut pas être chancelier du Reich.

Généralement, en tant que professionnels, on reçoit les individus sans a priori. Seulement nous savons tous qu'un accident est vite arrivé. Et j'ai appris que certains étaient plus dangereux que d'autres, le plus souvent pour eux-mêmes.

(Après, on peut aussi disserter sur le fait qu'environ 1/3 de la population carcérale (d'après certaines estimations) est composée de gens ayant des pathologies psychiatriques plus ou moins détectées... personnellement ça m'effraie beaucoup plus encore que de croiser des gens dans la rue tous les jours)

Écrit par : Hélios | 28/07/2011

Autant, tant pour le massacre d'Oslo que pour la Somalie notre première réaction ne peut être qu'une réaction d'empathie et d'horreur, autant les réactions que vous rapportez ne me paraissent pas nécessairement mues par la "perversion" ou la négation d'autrui.

Ainsi la vision de Breivik est sans doute perverse mais peut passer pour "cohérente", c'est à dire que sur la base de ses propres prémisses (y compris celle qui veut que chaque individu particulier soit quantité négligeable face à quelques principes fondateurs) il aboutit à une conclusion "cohérente".

De même ce ne sont certes pas les enfants somaliens qui meurent de faim qui sont responsables de cet état de fait, mais qui l'est ? "Les Somaliens" ? Le "système politique" somalien ? Le "système" économique mondial ? Même si les réponses proposées sont erronées, la question me paraît pertinente.

Pour autant que l'empathie ait été première, les commentaires que vous rapportez ne me paraissent donc pas nécessairement monstrueux.

Écrit par : Yogi | 28/07/2011

Helios,
Excellent ! Merci pour toutes ces informations. Avoir un oeil clinique pour bien préciser ce dont on parle est certainement nécessaire.

Yogi
Que Breivik soit éventuellement cohérent ne change à mon sens rien au fait que son action reste monstrueuse, c'est-à-dire totalement à l'écart de toute norme sociale à nos yeux. Concernant les commentaires que je rapporte, je les trouve pour ma part terriblement choquants. Pour mieux vous comprendre, qu'est-ce qui à vos yeux aurait été monstrueux ?

Écrit par : pikipoki | 28/07/2011

Merci à vous de le prendre en compte, et d'avoir une certaine ouverture d'esprit ;-)

Écrit par : Hélios | 28/07/2011

Ces commentaires sont choquants s'ils sont la seule ou la première réaction.

Mais si on en vient ensuite à l'analyse des causes, constater que les idéologies les plus meurtrières forment souvent des systèmes parfaitement cohérents (ce qui implique d'ailleurs que pour les combattre ce sont bien leurs prémisses qu'il faut attaquer, et non accuser leurs partisans de fous "irrationnels"), ou bien s'interroger sur l'impact de guerres civiles endémiques sur l'état de famine d'une population, sont des questions qui me paraissent légitimes.

Écrit par : Yogi | 28/07/2011

Yogi
Ok je vois mieux. Il n'en reste pas moins que justement, ce sont ces réactions là, qu'elles soient réflexes ou non, qui peuvent, aux yeux des autres, constituer nos "monstres". Et c'est bien ça ici qui m'intéresse. Peu importe qu'on soit "un gars bien" dans le fond, ça n'y change rien. Comprenez-moi, il ne s'agit pas de condamner, mais de prendre le recul qui nous fait comprendre que ces comportements là, potentiellement, sont nos monstres à nous. Et c'est ce recul je crois qui est nécessaire. C'est ce court moment d'égarement, de dérive, qui m'intéresse. Pour être très honnête avec vous, je crois qu'il est d'ailleurs plus grave et profond qu'on ne le dit souvent...

Écrit par : pikipoki | 28/07/2011

Bonjour,

Ce n'est pas tout à fait dans le sujet mais ce que vous avez écrit, "Il me semble que c'est en grande partie là que le travail se trouve aujourd'hui pour ces personnes : reconstruire l'idée que les règles existent toujours, que la très grande majorité des gens qui les entourent ne peut pas commettre pareil folie, qu'ils sont en sécurité.", m'a tellement touchée que j'écris ce commentaire.

Ça m'a touchée dans le sens où c'est exactement le problème que j'ai eut après ma crise de délire paranoïaque. Mon monstre à moi je l'ai vue, il est sortie de moi, c'est encore pire qu'un monstre extérieur à soi. Et j'ai eut le problème que vous écrivez ainsi si simplement mais que j'ai eut tant de mal à définir : se reconstruire, remettre des barrières là où la folie avait tout balayé, des barrières solides auxquels on peut avoir confiance, alors que tout le monde autour de vous s'en méfie, me ressentir enfin en sécurité. Le travail est loin d'être terminé.

C'est peut être pour ça que depuis j'ai peur de tout. Peur de sortir seule au delà de ma petite ville, peur de conduire ma voiture, peur des gens, peur d'agir. Je retrouve tout doucement confiance en moi mais je crois que je n'arriverai plus jamais à être celle d'avant.

Merci pour vos mots.

Écrit par : Leto | 29/07/2011

Leto,
Merci pour votre commentaire. Content d'avoir pu vous aider à mettre quelques mots sur ce que vous avez vécu ( vivez encore ?). Souvent, cette phase, dire clairement ce qui se passe, ce qu'on ressent, est un moment clé dans une reconstruction. J'ai parcouru un peu votre blog ce matin, je trouve votre témoignage intéressant. Je me suis fait une petite remarque en arrivant sur votre site : "et si elle enlevait le mot "folle" dans son titre ?"
Bon courage pour la suite, on dirait que le plus compliqué est dérrière vous, bravo pour ça !

Écrit par : pikipoki | 29/07/2011

Je pense qu'il y a deux raisons fondamentales pour qu'un jeune homme arrive à ce point-là. La 1e: l'abandon de son père qui ne veut plus rien savoir de lui depuis plusieurs années. La 2e: la sensation d'impuissance de petites gens comme ce tueur face à la montée de la menace islamiste et surtout la non-réaction des autorités. Face à cet inertie, un être fragile comme lui peut en venir à penser "puisque personne ne s'en occupe, moi je vais prendre les choses en mains". Je pense surtout que les politiciens devraient prendre très très au sérieux ce genre de tragédie, car à mes yeux, ce sont eux les principaux détonnateurs, et donc, les principaux coupables.

Écrit par : Neuch | 26/08/2011

Neuch,
Je ne vous suis absolument pas, et pense d'ailleurs que votre commentaire avait d'autres visées que celle de faire avancer sincèrement le débat. Sur l'abandon de son père, pourquoi pas, j'y reviendrai dans un prochain billet. Sur la responsabilité des politiques, vous êtes vraiment dans le grand n'importe quoi. Alors comme ça, la "menace islamiste" (aaaah vous avez bien retenu la leçon des extrémistes vous, c'est bien) ferait à ce point peur qu'elle pourrait pousser quelqu'un à commettre un massacre ? Concrètement, vous vous rendez un peu compte de ce que c'est, un massacre ? Je ne poursuis pas ma réponse, votre "raisonnement" étant parfaitement irrationnel et infondé.
J'ai dévidemment supprimé le lien commercial que vous aviez mis. Je ne maintiens votre commentaire qu'à cause de votre premier point.

Écrit par : pikipoki | 30/08/2011

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