10/11/2006
Du mariage homosexuel au conformisme de soumission
Comme promis la semaine dernière je poursuis ma petite réflexion issue du billet du Swissroll sur le mariage des homosexuels. J’avais indiqué dans mon premier billet qu’il s’agissait notamment pour eux de rétablir une forme d’équilibre social perdu par l’interdit qui leur était fait d’accéder à ce qui reste aujourd’hui une forme standard d’organisation des relations d’un couple dans nos sociétés modernes.
Ce standard conserve une valeur de « normalité » forte, même s’il faut bien reconnaître que l’évolution industrielle et la pression grandissante de la concentration urbaine, aggravant notre tendance individualiste(*), remettent de plus en plus en cause cette valeur qu’on lui attribue. Mais il la conserve tout de même, et c’est dans cette mesure que l’interdiction de son accession peut être ressentie comme une forme de violence chez ceux qu’on en écarte: puisqu’on m’interdit d’avoir accès à la normalité, on fait de moi un anormal, on me stigmatise, et de façon discriminatoire puisqu’on m’écarte à partir d’un élément indépendant de ma volonté.
Petite incise le temps de prendre un peu de recul. Vous comprenez bien que cette analyse n’a rien de spécifique au cas des homosexuels. Elle est tout à fait généralisable, et c’est à mon avis tout son intérêt. Les mécanismes de rejet ont tous la même source, et les ressentiments qu’en éprouvent les personnes rejetés, ainsi que les fondements de leur comportement réactif à cette situation sont très similaires. On comprend aisément qu’il n’existe aucune bonne raison pour qu’il en soit autrement. Le billet du Swissroll n’est donc pour moi qu’un prétexte pour aborder un sujet qui me semble très important et que je vais maintenant essayé de développer plus avant.
Si vous avez lu les commentaires faits chez François et Guillaume sous leur billet, vous aurez vu que l’un deux affirme que le mariage gay ne s’inscrit dans le fond que dans un mouvement de mimétisme social, un mimétisme que l’on désigne couramment sous le terme de conformisme. Ce commentaire, bien qu’un peu rugueux, voit finalement assez juste. Car l’observation la plus intéressante que l’on peut faire sur le sujet du mariage homosexuel d’un point de vue comportemental est qu’en réalité les homosexuels sont bien comme les autres, comme la grande majorité des autres, ils ont besoin de conformisme.
On parle très souvent du conformisme, et bien souvent on en dit un peu tout et n’importe quoi. Le plus amusant, ou dramatique, c’est selon l’humeur, ce sont les comportements et les discours de plus en plus répandus sur l’anti-conformisme, qui ne font en réalité que créer un nouveau conformisme, quand ils ne restent pas ridiculement dans celui qu’ils dénoncent. On en voit une excellente illustration avec les pseudos rebelles dont la télévision est friande.
Ces apprentis provocateurs dont le rôle est de gesticuler et d’égratigner là où ça chatouille, mais surtout pas de cogner là où ça fait mal. Ceux-là remplissent un rôle important car tout en préservant la structure même de la société, puisque fondamentalement ils ne la remettent pas en cause, ils effectuent le minimum de catharsis nécessaire pour qu’on puisse se sentir différent et s’auto-attribuer une plus grande hauteur de vue que les autres, puisque nous, on a rit à leurs plaisanteries, on sait bien ce qu’il en retourne de tout ça, on est des leurs.
Pour bien comprendre la question du conformisme, je crois qu’il faut d’abord comprendre qu’il n’y a pas un mais des conformismes. J’en vois d’ores et déjà deux principaux, et qu’il convient d’analyser séparément, même s’ils ont des points communs : le conformisme que je qualifierais d’agression, celui dont l’utilité est de conserver la structure sociale dans son état et d’écarter les sources de remises en questions ; et le conformisme de soumission, celui qui permet à ceux exclus de la normalité et/ou qui sont parmi les dominés de répondre au conformisme d’agression et, là aussi, de conserver la structure du groupe.
Le conformisme d’agression est celui qui sert à la classe dominante à conserver sa situation de domination. C’est celui par lequel elle renforce, par la répétition, les règles sociales qu’elle a elle-même établies, les rendant petit à petit de moins en moins contestables. Le nec plus ultra est atteint lorsque celles-ci sont tellement ancrées dans les mœurs que plus personne n’en parle et qu’elles ne font plus partie que du magma inconscient qui oriente notre activité de tous les jours. Ces règles sont alors à ranger parmi les automatismes acquis que l’on retrouvera chez tous les individus d’un même groupe.
Sans aller jusqu’à prétendre qu’il s’agit là d’un automatisme acquis dont le fonctionnement et les sources sont parfaitement inconscient, je crois tout de même qu’on peut trouver un exemple assez juste de ce conformisme d’agression avec le mythe de la réussite sociale. Je comprends que le terme de mythe puisse paraître exagéré à certains, voire qu’il me fasse passer pour un dangereux communiste. Mais il me semble relativement juste car il y a autour de la notion de réussite sociale pas mal d’éléments qui me semblent proches d’un mythe : il est entouré de toute une imagerie populaire, on raconte fréquemment entre nous les histoires de tel ou tel individu « qui a réussi » et qui nous fait arborer un grand sourire ravi, comme on pouvait parler des aventures des Dieux auparavant, etc.
Mais surtout, ce mythe est remarquablement partagé. Autant par les dominants qui continuent de s’inspirer et de citer ces « grands hommes » dont on devrait prendre modèle, que par les dominés qui peuvent en s’en référant, s’attribuer, dans un savant jeu de miroir que j’ai plusieurs fois dénoncé sur ce blog, le mérite de ceux qu’ils louent (puisqu’ils les louent, c’est qu’ils ont les mêmes valeurs, et donc fondamentalement, du moins pensent-ils et espèrent-ils que leurs interlocuteurs pensent, le même mérite moral). A ceux-là également, ce mythe de la réussite sociale sert à rêver. Pourquoi, si cette fonction n’existait pas, les émissions de télé-réalité auraient-elles un tel retentissement ?
Ce mythe on le retrouve partout, à l’école, par exemple à travers le standard bourgeois qui veut qu’un bon parcours passe nécessairement par une prépa et une grande école, au travail où un bon employé est celui qui grimpe les échelons de la hiérarchie, et même dans le cadre privé. Partout on se voit arborer les signes extérieurs de cette réussite : les costumes sérieux de ces messieurs, la toilette élégante de ces dames, la belle maison du voisin, notre voiture, etc. Tous ces éléments font partie de cette forme de communication non verbale par laquelle nous envoyons un message à nos semblables sur le niveau social que nous nous attribuons et que nous voulons les voir reconnaître afin qu’ils nous respectent.
Ces temps-ci par exemple je remarque qu’avec les gens de mon âge nous sommes nombreux à nous vanter de notre achat immobilier. « Et tu as vu la taille de ma chambre, et la vue qu’on a depuis mon salon ? » Le must étant pour ceux qui ont pu acheter une maison, dont on parle avec un respect et un sourire en coin qui signifie « alors t’as vu, y’en a qui sont doués hein ? ».
Qu’on ne se trompe pas sur l’opinion que j’ai sur ce sujet. Je n’émets pas réellement de jugement de valeur sur la justesse de ce mythe de la réussite sociale. Je pense d’ailleurs qu’il a contribué pour une part certainement importante au développement de nos sociétés modernes et à un mieux-être général. Je subodore, il est vrai, qu’érigé en absolu, il présente un risque, et qu’il est probablement bon de savoir le regarder avec un certain recul, pour au moins se laisser la possibilité de trouver d’autres solutions. Mais je ne dis pas qu’il doit nécessairement être jeté à la poubelle. Je n’ai tout simplement pas aujourd’hui les outils de réflexion qui me permette de vraiment bien le juger, et ne souhaite donc pas m’y aventurer. Je ne fais donc ici que remarquer son existence et l’étendue de sa dissémination parmi les populations dites civilisées.
Passons désormais au conformisme de soumission, qui est en fait le véritable point d’aboutissement que j’avais envisagé à la lecture du billet du Swissroll. Celui-ci est à mon avis particulièrement intéressant car il défait un préjugé facile et apprend à observer les choses avec précision. Ce conformisme est celui des populations soumises (c’est pour cela que je lui donne cet épithète, quelle surprise n’est-ce pas), celui des dominés. Il est intéressant car il présente un paradoxe qui n’est en réalité qu’apparent.
En effet, on aurait facilement tendance à estimer que le dominé ne se plie pas de bonne grâce aux règles établies par les dominants, et qu’à la moindre occasion qui lui sera donnée de s’en affranchir, il s’empressera de le faire. Le raisonnement est cohérent certes. Mais il est aussi dénué de réflexion. Car les dominés, au contraire, ont souvent, eux aussi, intérêt à agir de façon conformiste, par mimétisme avec le reste du groupe, quand bien même celui-ci les opprime.
Pour bien comprendre pourquoi, il faut à nouveau faire un peu de biologie comportementale avec Laborit. En effet, les dominés d’un groupe social donnés, tout dominés, exploités et aliénés qu’ils peuvent être par ce groupe, ne dépendent pas moins de lui que les autres. On retrouve ici la notion de niveaux d’organisation si chère à Laborit. Revenons rapidement dessus.
Un organisme, animal ou humain, est composé en différents niveaux d’organisation biologiques : la molécule, puis la cellule, puis l’organe fonctionnel, puis l’organisme tout entier. Chacun de ces éléments travaille chaque jour à sa propre conservation. Mais en tant qu’il participe au fonctionnement des niveaux d’organisation supérieurs, il travaille également à la conservation de ces niveaux d’organisation, et ceux-là travaillent également à la conservation de leurs constituants, les niveaux d’organisation inférieurs. C’est ainsi que la molécule, si elle n’agit pas pour que la cellule puisse se perpétuer ne remplira pas convenablement sa fonction, et mourra en même temps que la cellule, et identiquement à chaque niveau.
Laborit passe des niveaux d’organisation biologiques à la sociologie en expliquant qu’il en va pour ces derniers de mêmes que pour notre fonctionnement biologique. Autrement dit, à partir du moment où l’homme s’est organisé avec les autres pour former un groupe social, il a constitué un niveau d’organisation qui englobe celui de sa seule personne, et qui conditionne sa survie autant que lui-même participe à la survie du groupe. Or le conformisme est un facteur de conservation de la structure du groupe, ou en tout cas il est perçu comme tel (être conservateur, d’un point de vue politique, dans le fond, ce n’est rien d’autre que ceci, vouloir conserver la structure du groupe intacte).
Le dominé a donc un intérêt direct à la conservation du groupe, car celui-ci lui assure sa propre survie. Sans le groupe, il disparaît, et il lui est donc nécessaire de participer, au même titre que les autres à sa perpétuation. Un dominé aura ainsi intérêt à combattre avec le groupe pour conserver la structure du groupe, alors même que c’est cette structure qui est la source de son aliénation. Il serait d’ailleurs intéressant pour compléter cette analyse de trouver la répartition de l’électorat conservateur par niveau social. Je suis pour ma part assez convaincu qu’il est en grande partie constitué de gens de faible niveau social, mais je n’ai pas vraiment de chiffres pour le confirmer.
Arrivé à ce point j’en ai à peu près terminé avec l’objet de cette petite recherche. Je voudrais juste indiquer ici qu’il me semble important lorsqu’on aborde un sujet de société, d’essayer de ne pas s’arrêter aux analyses superficielles qu’on entend si couramment et qui ne font en réalité que traiter que des apparences, des stigmates des comportements, en utilisant presque toujours un vocabulaire qui les fait passer pour de véritables réflexions, alors qu’elles n’explorent jamais vraiment le fond des choses. Il faut savoir s’extraire de la facilité, même si ce n’est pas forcément plaisant (quoique moi je prends vraiment mon pied sur ces sujets, mais ce n’est là qu’une affaire de goût).
Une piste maintenant, pour poursuivre plus avant. J’ai indiqué dans les derniers paragraphes que le conformisme était un facteur de conservation de la structure d’un groupe. Mais si celui-ci n’est pas challengé par d’autres formes de réponses aux besoins sociaux, et si aucune révolution, même petite, n’apparaissait jamais dans l’organisation d’une société, il y a fort à parier que cette société finirait dans le déclin. Les exemples de l’histoire à ce sujet sont nombreux. On observe donc, qu’à long terme, les mouvements de destruction du conformisme deviennent à leur tour des facteurs de conservation du groupe, en lui permettant de dépasser ses schémas et d’en inventer de nouveaux, par un processus imaginatif qui dans le fond, est le véritable propre de l’homme.
* : il faudra que je revienne plus tard sur ce point. Mais ce sera pour un autre billet.
11:20 Publié dans Un peu d'analyse comportementale | Lien permanent | Commentaires (3) | Facebook |
Commentaires
Bon ben, avec des billets de cette qualité, je vais encore devoir vous citer dans mon blog, à force ça va devenir une habitude...
Le passage qui m'a le plus marqué est celui sur les "apprentis provocateurs".... incroyable de vérité ce paragraphe, le plus drôle est qu'en le lisant, l'image d'un humoriste stupide et ancien présentateur de M6 s'est aussitôt infiltré dans mon esprit... c'est marrant comme l'inconscient est capable de ressentir des choses alors que le conscient lui a été incapable de les formuler (vous devriez peut être faire un billet la-dessus, à moins que ce ne soit déjà fait).
Bravo !
Écrit par : odanel | 10/11/2006
ddd
Écrit par : dg | 11/11/2006
DG
Un problème avec les commentaires? Je crois qu'il y a eut des ratés chez blogspirit la semaine dernière, peut-être en avez-vous été victime?
Écrit par : pikipoki | 13/11/2006
Les commentaires sont fermés.