13/12/2006
Critique de l'opportunité de juger
Je me souviens d’une discussion ancienne que j’avais eue avec une amie et mon professeur d’histoire de terminale, suite au décès lors d’un accident de moto d’un copain éloigné de la fille susnommée. Ma sympathique camarade nous avait relaté la façon dont l’accident avait eu lieu, et nous avait rappelé, non sans quelques trémolos dans la voix, la passion qu’entretenait l’accidenté pour les sports mécaniques, et pour la moto en particulier.
Ecoutant cette description, je ne pus m’empêcher de remarquer que cette passion me semblait avoir quelque peu déraillé puisqu’elle avait aboutit à l’excès de vitesse qui était directement la cause du décès de son pote. Et que la satisfaction d’une passion ne saurait nullement l’emporter sur l’intérêt qu’il y a à se maintenir en vie. Bref, je faisais la moue, gêné d’un côté par la douleur visible qu’elle manifestait, mais aussi dérangé par le discours disculpant qu’elle utilisait pour pardonner ce qui à mon avis ne pouvait pas l’être aussi simplement.
Lors que je fis part de ma remarque, elle me rétorqua rapidement : « Mais ne juge pas, tu n’as pas à juger, c’est son choix, pas le tiens ! ». Et là je n’eus pas même le temps de débrayer, puisque ce fut mon professeur qui réagit immédiatement en entendant cela : « Mais comment ça on n’a pas à juger ? Pourquoi on ne devrait pas juger les actes des autres ? Depuis quand ? Bien sûr qu’on juge ! Evidemment qu’on juge, qu’on utilise notre esprit critique pour comprendre un événement, et qu’on ne le laisse pas passer comme une soupe insipide qu’il faudrait avaler sans rien dire ! C’est une responsabilité de juger ! »
Bon, ça s’est passé il y a tellement longtemps, que là j’en rajoute un peu. Mais le fond de sa réaction est vraiment celui-ci. Et je dois dire que j’avais été immédiatement acquis à son argumentation. On entend souvent les gens invoquer ce soi-disant devoir d’absence de jugement pour se prémunir d’avoir à rendre compte, soit de leurs actes, soit de ceux des gens qu’ils approuvent. En général je ne suis déjà pas un grand adepte de toutes ces phrases toutes faites qu’on utilise pour parer ses postures de grandeur creuse, mais je dois dire que celle-ci fait partie des pires.
Car je ne vois effectivement aucune tolérance, ni aucun respect se manifester dans la suspension de la faculté de juger. J’ai beau tourner ça dans tous les sens, je ne vois pas comment on peut parvenir à penser que ne pas juger quelqu’un est par principe une bonne chose. Et surtout, je me demande bien par quel chemin de réflexion on peut passer pour imaginer une seconde qu’on puisse réellement cesser de juger ce qui nous entoure.
Sinon, qui peut m’expliquer comment on procède pour établir ses choix ? Comment on sélectionne parmi les options qui se présentent sans arrêt à nous celle-ci plutôt que celle là ? On voit bien que supposer possible l’arrêt de tout jugement nous fait tomber dans des contradictions de raisonnement insolubles. En fait lorsque ces gens nous disent « ne juge pas ! », ils ne nous demandent pas vraiment de ne pas juger, ce qui est impossible, non, en réalité, ils exigent déjà que nous pardonnions l’acte fautif. Car eux de leur côté, ils ont déjà jugé, mais dans un sens inverse au nôtre.
Je ne prétends pas qu’ils ont forcément tort d’avoir si vivement pardonné. Je ne le pense d’ailleurs pas. Mais je remarque que cette injonction de ne pas juger ne sert qu’à couvrir une prise de position nette par une formulation qui tente de témoigner d’un comportement neutre, comme si cette neutralité était garante de la justesse de notre point de vue. Attribuant implicitement une valeur morale à ce positionnement neutre, elle dénie cette même valeur aux autres positionnements, et cherche donc à forcer le ralliement des autres pour assurer sa propre tranquillité.
Ce piège du langage qui cherche à empêcher toute attitude critique est à dénoncer. Non seulement, il faut juger, ou peut-être comprendra-t-on mieux ceci en disant qu’il faut évaluer, car si nous stoppions l’exercice de cette faculté, nous ne pourrions tout simplement pas survivre (on fait comment si on ne fait jamais de choix ?). Mais surtout, la question ne PEUT tout simplement pas se poser, puisque nous sommes faits de telle sorte que nous ne pouvons pas ne pas juger. Précisément parce que c’est ce qui nous permet de nous maintenir en vie.
La critique de l’opportunité de juger est donc fort courte. Il est inadéquat de parler d’opportunité de juger. Puisque juger est une nécessité, et qui s’impose à nous, non pas du fait d’une quelconque orientation morale ou éthique que nous serions parvenus à nous imposer à nous-mêmes, mais par la pression de nécessité.
Une dernière chose toutefois, pour apaiser les tempes gonflées de sang de ceux qui étaient adeptes de l’idée que j’ai voulue dénoncée ici. Vous n’avez pas tout à fait tort de condamner ceux qui jugent les personnes, au lieu de se cantonner à juger leurs actes. Mais vous vous souvenez peut-être ?
15:15 Publié dans Un peu d'observations | Lien permanent | Commentaires (11) | Facebook |
Commentaires
Je trouve cette question très intéressante. Je propose pour ma part de distinguer entre deux formes de jugement :
1. Juger une action en "bien" ou en "mal" selon des principes moraux ; cela me paraît souvent stérile.
2. Juger en pensant non pas "c'est mal", mais "je suis opposé à ce type d'action" ou s'agissant de votre exemple : "je ne suis pas que ce soit un choix de vie judicieux que de prendre des risques démesurés dans sa passion".
Dans le 2, il ne s'agit pas de dire "il n'aurait pas dû", mais de dire "pour ses proches et pour lui-même, l'idéal eût été qu'il conduise plus prudemment".
En fait, juger, oui, mais tout dépend comment...
Écrit par : Xavier | 13/12/2006
PikiPoki, camarade, y'a parfois des personnes qui m'envoient des trackbacks pour des billets en rapport très relatif avec mon billet. Et puis, y'en a qui prolongent très utilement la discussion, comme, tiens, par exemple, TOI. Et qui ne me trackbackent pas. Tu voudrais pas me trackbacker, s'te'p ?
Je crois qu'on est effectivement bien sur la même longueur d'ondes et c'est agréable de constater que d'autres ont la même perception, et des expériences similaires.
Ce "ne juge pas" m'a toujours paru aberrant. C'est ma nature, mon être. Si je ne juge plus, je suis un lombric.
Écrit par : koz | 14/12/2006
Xavier
Assez d'accord avec vous. Je crois que mon billet sur être, faire et avoir réponds un peu à la question du comment.
Koz
Ah mais camarade, je t'ai trackbacké ! Mais visiblement ça n'a pas fonctionné. Je ne sais pas trop pourquoi, mais je soupçonne une mauvaise manip de ma part.
Écrit par : pikipoki | 14/12/2006
"Ne juge pas" est peut etre aberrant, mais "juger sans intelligence" me parait encore plus aberrant.
On peut tout critiquer, tout juger, mais on a le devoir de le faire avec intelligence.
Ca évitera des polémiques stériles sur la liberté d'expression.
Écrit par : Kim | 14/12/2006
Très bon billet avec lequel je suis d'accord : on passe en effet notre temps à juger, à évaluer ce qui est bon pour nous ou pas, à faire des choix. On juge par necessité, pour vivre, pour agir, mais aussi par éthique et en fonctions de ses propres valeurs, de sa morale. Et c'est là que je ne suis pas d'accord avec le point 1 de Xavier dans le sens que l'on a tous des valeurs et qu'elles interviennent dans nos jugements. C'est inévitable.
Écrit par : polluxe | 14/12/2006
Kim,
Je vois un peu ce que vous voulez dire, mais concrétement on fait comment pour juger de l'intelligence d'un jugement? En gros la plupart d'entre nous n'allons estimer qu'un jugement est intelligent que lorsqu'il se rangera à notre opinion, j'en ai bien peur. Je pense plus juste de dire qu'il faut savoir juger avec ouverture, et donc admettre a priori la possibilité qu'il y a que nous nous trompions.
Polluxe
C'est pour la même raison que je rejoins pas mal le premier point de Xavier. Je suis souvent étonné d'entendre certains admonester des "tu as raison" ou "tu as tort" dans une discussion. Comment fait-on pour avoir une opinion définitive sur des sujets où l'on ne cesse de découvrir des choses et où les angles de vue peuvent être multiples? Je te suis Polluxe lorsque tu dis qu'il est inévitable que nous jugions les choses avec nos valeurs. Mais il faut savoir les laisser à leur place et ne pas leur donner valeur d'absolus. Car elles ne sont valables que pour nous-même.
En fait ça ne signifie pas qu'il ne faille pas avoir de convictions. C'est à mon avis important d'en avoir, et de savoir les défendre. Une personne qui n'a pas de convictions est un peu un molusque sur qui la vie glisse sans l'affecter. Mais même dans ses convictions, je trouve important de savoir garder, par principe, une porte ouverte pour que des questions viennent s'y infiltrer.
Écrit par : pikipoki | 14/12/2006
Oui, chacun a une morale. Mais tout dépend du sens que l'on donne au mot "morale".
Pour certains, la morale, c'est ce qui doit être. Pour d'autres, la morale, c'est ce que nous aimerions qu'il advienne.
Comme le dit pikipoki, ça fait toute la différence, parce que dans le deuxième cas, on ne se réfère pas à des principes sacrés, mais à des préférences personnelles. Et dans ce cas, il ne saurait y avoir de limites au jugement.
Écrit par : Xavier | 15/12/2006
Pour moi la morale c'est un ensemble de valeurs, de règles qui ne sont ni des principes sacrés, ni des préférences personnelles, c'est un peu entre les deux... J'aime bien la définition du Trésor de la langue française :
"Ensemble des normes ou règles de conduite admises dans un domaine d'activité particulier, dans un groupe social particulier à une époque donnée." On pourrait ajouter dans un pays ou une civilisation donnée... La morale change avec le temps, l'espace, les groupes sociaux... mais avec une certaine stabilité... bref on n'en change pas tous les jours.
Écrit par : polluxe | 15/12/2006
Yup très d'accord avec toi, Polluxe, qu'on n'en change pas tous les jours. Mais à mon avis tout le problème est que si l'on y regarde de près, je crois que nous verrons que nous avons chacun une idée particulière de ce qu'est la morale. Et cela en dépit du fait que nous vivons à la même époque, dans le même environnement, etc.
Ca rejoint un peu ce que j'avais écris dans un vieux billet sur l'incommunicabilité
Écrit par : pikipoki | 15/12/2006
Bonjour,
Trés bonne question, et complexe.
Je distingue:
-Juger pour trancher un différent, ou condamner un crime, par rapport à des règles établies qui ne sont pas figées, suivant l' évolution de l'histoire judiciaire et des moeurs .
-Juger en valeur morale et exclure d'un champ de comportements reconnus souvent figés à une époque donnée .(les filles mères étaient jugées en leur temps et exclues socialement, ce qui paraît moins concevable aujourd'hui , ....etc pour les exemples)
-Juger de ce qui nous convient ou non.(ne pas entrer dans des situations perçues négatives ou peu constructives pour soi, juger qu'on ne souhaite pas prendre de risques vécus tels pour soi et qui ne le sont pas pour d'autres: exemple ne pas vouloir marcher au bord d'une falaise ou décider de le faire suivant ce que l'on sait assumer de sa propre vie, métiers à risques, etc.... )
-Juger une situation, un propos, une opinion, suivant des critères multiples , individuels ou collectifs, d'après des règles encore ou des connaissances .
L'appel au non jugement repose parfois sur la reconnaissance de la difficulté d'avoir en maîtrise la complexité d'une histoire autre que la sienne pour pouvoir prétendre asséner un point de vue définitif ou fermé sur celle d'un autre. Ce qui peut être évité par le fait d'affirmer simplement un point de vue sien, assumé, et non hermétique, car ne mettant pas en danger la personne qui le pose d'épouser celui de l'autre, ou de n'avoir pas éclairé l'autre d'une autre grille de lecture possible.
La neutralité bienveillante d'un thérapeute existe par exemple , n'étant pas dans le jugement mais dans l'évaluation, comme vous dites , d'une histoire personnelle.
Le jugement, le parti pris exclusif d'autres forcément , amènent aussi à admettre l'erreur de celui qui les pose, quand elle existe . Il faut aussi l'assumer.
Écrit par : dg | 15/12/2006
Tout à fait d'accord. Prétendre que l'on ne doit jamais juger de rien relève d'un travers relativiste qui conduit aussi à ne pas intervenir lorsque l'on assiste à un acte raciste, violent etc. Et, mais là je m'aventure un peu, juger ne veut pas encore dire condamner...
Écrit par : François Brutsch | 24/12/2006
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