03/10/2011
Ni brutes, ni truands, des Hommes dans des systèmes
Jean-Jacques Rousseau considérait que "l'homme est naturellement bon" et que c'est la société qui le corromp. Récemment, suite à l'article que j'avais écrit ici au sujet d'Anders Breivik, un ami m'avait envoyé un message dans lequel il me disait que, selon lui, arrive un moment où tout individu fait un choix entre le bien et le mal. Il réagissait au commentaire d'Helios sous le même article, qui disait lui que nous avons chacun en nous la faculté de faire le bien comme le mal.
Pour ma part je trouve ces visions très insatisfaisantes pour expliquer nos comportements, et encore plus pour agir d'une façon efficace. Le bien et le mal, je vois bien ce que ça veut dire. Quand on me dit que Hitler était un "méchant" et que mère Thérésa était une "gentille", je comprends de quoi on parle. Mais il s'agit là de cas extrêmes, en tout cas tels que l'histoire les présente aujourd'hui. Et dans le fond, un Homme bon, ou un Homme mauvais, je ne saisis pas bien ce que ça signifie. Je crois beaucoup plus que nous sommes capables de commettre des actes mauvais comme nous sommes capables de commettre des actes bons.
Ca ne fait pas de différence ? A mon sens si, et une différence de taille. D'abord parce que ce que nous faisons n'est pas ce que nous sommes. Et surtout, parce que nous envisageons toujours notre être comme une sorte de substance existant en dehors de toute contingence; nous avons cette idée d'un noyau identitaire qui définirait ce qu'il y a de plus profond en nous, et qui serait immuable dans toute circonstance. Et que cette vision me semble au final tout à fait imaginaire. Que nous ayons des traits de caractère qui nous définissent plus que d'autres, des préférences comportementales, tout cela, je le conçois bien. Mais que l'on puisse en tirer des jugements de valeur sur nous-mêmes me semble bien peu envisageable.
Je ne crois pas que nous agissions de façon pure, parce que nous sommes ceci ou cela. Nous agissons dans un environnement, humain, matériel, informationnel, en fonction d'expériences passées, de stimuli nombreux. Bref, ce que nous sommes à chaque instant, ou disons la manifestation de nous-même à chaque instant est le résultat de paramètres multiples, qui, s'ils changent d'une seule virgule, peuvent parfois tout modifier en nous entre maintenant et l'instant d'après. C'est peut-être une autre façon d'envisager cette nouveauté radicale évoquée par Bergson, qui lui faisait dire en évoquant le changement inhérent à l'écoulement du temps "vous ne sauriez diminuer d’un seul instant la vie psychologique sans en modifier le contenu. Pouvez-vous, sans la dénaturer, raccourcir la durée d’une mélodie ? La vie intérieure est cette mélodie même".
Dis peut-être plus simplement, cela signifie que pour comprendre nos comportements et y réagir d'une façon pertinente, il faut adopter une vision systémique. Nous évoluons dans des systèmes, interconnectés. Ce sont ces systèmes, par exemple, qui font que nous ne nous comportons pas toujours de la même façon chez nous et au travail; voire chez nous en famille et chez nous tout seuls. Ce sont ces systèmes qui font que nous sommes capables du meilleur dans certaines situations et du pire dans d'autres. Parce que dans un cas notre susceptibilité aura été touchée sur un point sensible de notre expérience passée, parce que dans un autre nous aurons fait le plein d'énergie et de satisfaction avant d'affronter une difficulté.
C'est pour cette raison que notre système judiciaire basée sur la punition me semble être fondamentalement une erreur et que les analyses qui se bornent à dire "il faut bien appeler un voyou un voyou et le faire payer" tombent à côté de la plaque. Ces stratégies, si elles peuvent porter ce nom, ne traitent même pas tous les symptômes. Quand aux causes systémiques qui sont à la base de ces comportements que nous jugeons déviants, elles les ignorent purement et simplement. Il y a donc bien peu d'amélioration à en espérer. Certains y trouvent la satisfaction de la vengeance. Mais saviez-vous que les études psychologiques montrent que ces "bienfaits" sont en réalité assez pauvres et surtout peu durables ?
On ne peut pas répondre à des comportements qui font souffrir les autres sans comprendre les causes systémiques qui génèrent ou favorisent ces comportements. Bien sûr cela nécessite du temps, de l'énergie, mais c'est à ce prix que l'on peut trouver des solutions réellement efficaces.
Cette constatation vaut en particulier dans le monde du travail, pour traiter la question des risques psychosociaux. Un exemple accablant est donné par Marie Pezé dans son livre désormais connu du grand public Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient touchés. Une femme, téléopératrice, est adressée à sa consultation. Elle est ballotée d'un service à l'autre, au gré des besoins. De retour d'un congé maladie déjà dû à ses conditions de travail, sa nouvelle directrice lui indique sans ménagement qu'elle a vidé son tiroir personnel car son poste a été supprimé. Le jour même, la femme perd connaissance et s'effondre au sol. Quelques jours plus tard, Marie Pezé reçoit dans sa consultation ... la directrice en question. Elle lui fait part de la rigidité et de la dureté de la posture managériale à laquelle on l'a éduquée et qui, petit à petit, la détruite. En première lecture combien aurait eu envie de giffler la directrice ? Et en deuxième, combien pensent que cela aurait apporté la moindre amélioration ?
Il ne s'agit pas de nous exonérer de nos responsabilités, loin de là. Mais nous vivons dans des systèmes, qui se complexifient d'ailleurs de plus en plus. Nous devons les prendre en compte pour trouver des réponses adaptées aux comportements qui détruisent. Dans l'entreprise, tout l'enjeu et toute la difficulté de l'exercice qui vise à instaurer une bonne qualité de vie au travail sont bien là.
23:34 Publié dans Un peu d'analyse comportementale | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : systémique, risques psychosociaux, rps | Facebook |
Commentaires
Un article qui aborde plusieurs sujets et mériterait plusieurs commentaires (et un fort long sur la question du travail)
Sur l'introduction, je ne peux m'empêcher de me citer pour dire que je ne suis absolument pas d'accord avec JJ Rousseau
http://verel.typepad.fr/verel/2009/08/lhomme-est-bon-la-soci%C3%A9t%C3%A9-le-pervertit-1.html
Sur le fait qu'on est capable du bien et du mal et que dans une certaine mesure au moins on peut choisir, je citerais surtout Harry Potter :tout le cycle est basé sur cette idée, magnifiquement travaillée
Écrit par : verel | 04/10/2011
Merci de faire cheminer vos pensées ici.
Il faut cependant que je m'explique, la vision que je donnais dans le billet précédent était réductrice tout en ayant l'avantage d'être clairement comprise par quelqu'un de "normal").
"ce que nous faisons n'est pas ce que nous sommes"
Cette vision pourrait être juste, si elle n'était pas contredite en partie par les thérapies cognitivo-comportementales et même des pans entiers de recherche en psychologie sociale, où l'on agit sur le "faire" pour que l'internalisation de ces comportements transforment à terme 'l'être" (l'exemple le plus frappant étant l'expérience de Milgram avec les justifications a posteriori des participants, mais il y en a plein d'autres comme l'expérience de Philip Zimbardo).
C'est donc encore bien plus compliqué, et je n'ai pas de réponse définitive à cette question, qui habite ma pratique de tous les jours à travers la plus simple des mécaniques : le doute.
L'analyse systémique aide effectivement à appréhender tout ce qui permet de réduire le hasard et les incertitudes quant à ce qui se passe à l'intérieur de nous en agissant sur la plupart des causes extérieures. Nous sommes toutefois les capitaines de nos navires quoi qu'il arrive.
"vous ne sauriez diminuer d’un seul instant la vie psychologique sans en modifier le contenu. Pouvez-vous, sans la dénaturer, raccourcir la durée d’une mélodie ? La vie intérieure est cette mélodie même"
Désirabilité sociale en psychologie, incertitude de Heinsenberg en physique théorique, sont les deux grandes théories qui me viennent à l'esprit ici. Et cette phrase n'en est que plus juste.
En fait, si les neurosciences n'osent encore répondre à la doctrine freudienne dans son ensemble (parce que le vieux n'avait pas que de mauvaises idées, loin de là), c'est surtout parce qu'on n'en est qu'aux balbutiements sur les recherches de cette "vie intérieure", et que cette recherche fait peur et provoque l'ire de nombreux opposants qui souvent balaient d'un revers de main tout ce qui peut toucher à leur intimité psychique.
On connait les effets de substances, de lésions, de pathologies développementales, de toxines, de virus. Les gens "normaux", pas évident. On ne sait pas faire, ou bien avec d'énormes problèmes d'éthique comme les deux expériences sus-citées que l'on ne pourrait jamais tenter de reproduire à l'heure actuelle, bien qu'elles soient informatives au plus haut point.
(et non ça ne me tente pas particulièrement d'essayer ;-) )
Disons sans trop nous avancer qu'on ne sera pas capables d'avoir une vision réellement claire de nous-mêmes avant quelques dizaines d'années au moins. Certaines personnes en sont encore à penser que le stock de cellules neuronales ne peut se renouveler. La recherche récente prouve le contraire. C'est encore tout un pan de notre compréhension de ce tissu mou composé à 80% d'eau qui est à mettre à l'épreuve.
Malgré l'ensemble des connaissances universitaires ou pratiques que j'ai en rapport à l'Homme, votre interrogation touche un point aveugle. Il n'y a pas de "bonne" réponse à ces questions, même d'un point de vue philosophique, sinon on en aurait une depuis le temps...
A mon sens, et comme le dit Verel, c'est la littérature qui apporte le plus de réponses. La science-fiction, les anticipations, les uchronies... sont autant de constructions mentales visant à nous apporter, si ce n'est une réponse, au moins un angle de vue particulier sur la question de l'humanité (car tout semble tenir dans ce simple mot).
Pour finir : nous naissons et nous mourrons, et entre ces deux évènements, c'est quand même une grosse prise de tête ;-)
Écrit par : Hélios | 04/10/2011
(note : arrêter de faire des réponses plus longues que le billet lui-même)
Écrit par : Hélios | 04/10/2011
Verel
Je suis très preneur de tes commentaires sur l'aspect travail. je compte développer certains points dans des articles à venir.
Helios
Merci pour votre commentaire, pas grave si c'est un peu long, il ne faut pas se gêner. Je constate d'ailleurs que ça vous emmène plus loin que le sujet initial du billet, ce qui est aussi un peu l'objectif après tout.
Sur la différence être/ faire, je vois bien ce que vous dites, et il se trouve que je suis aussi très convaincu par les approches cognitives. Pourtant je maintiens cette différence entre les deux, en considérant que les approches cognitives modifient ... nos façons de faire (nos comportements). Nos schémas de pensée aussi ? Oui. Est-ce notre être dont il s'agit ici ? Pas sûr pour moi. En fait je m'aperçois de plus en plus que l'être, je ne sais pas bien ce que c'est. A part dire qu'on existe...
Écrit par : pikipoki | 04/10/2011
Etre... en effet. Vaste sujet.
Deux noms pour éclairer votre route : Pr. Martin Conway, Pr. Simon Baron-Cohen.
Leurs travaux ainsi que ceux de centaines d'autres tournent autour de cette question, à travers différentes pathologies ou lésions chez les patients.
En espérant que vous y trouverez un début de réponse.
Écrit par : Hélios | 04/10/2011
Merci Helios pour ces références
Écrit par : pikipoki | 05/10/2011
Les commentaires sont fermés.