Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

05/09/2006

Chassez le naturel, la mémoire revient au galop !

Ce billet est le premier de ceux qui alimenteront les apartés de ma série sur Henri Laborit. Ceux-ci me permettront de donner un peu de chair à la théorie et de l’ancrer dans l’actualité.

 

Il y a quelque jours, Koz a publié un billet très intéressant, comme il en a l’habitude, billet qu’il a intitulé : "l’ignorance péremptoire". Il s’agit là d’un concept, inventé par lui-même, et qui lui vaudra bientôt une reconnaissance zénithique dans la nation toute entière, qui désigne la tendance de certains, malheureusement trop nombreux aux yeux de Koz, à brandir leur ignorance comme un argument de discussion sur le thème : "les experts nous éloignent des grandes décisions et confisquent les éléments du débat : c’est louche, et bien que je n’y connaisse rien, je vais tout de même donner mon avis, ça fera contrepoids. D’ailleurs mon ignorance étant un gage de mon innocence, cela devrait suffire à démontrer que mon opinion est la plus impartiale, et donc la plus juste."

 

A ces cris, effarouchés que des gens puissent oser se prétendre experts en tel ou tel domaine, et de surcroît en tirer légitimité pour s’exprimer à leur sujet, Koz répond : " … il ne s’agit que du processus naturel selon lequel certains disposent davantage que d’autres de certaines aptitudes". Avant de critiquer cette position, je dois d’abord dire que je rejoins évidemment Koz dans son agacement contre cette tendance ridicule qu’ont certains à prétendre que si des gens se prétendent experts, c’est forcément pour comploter contre nous. Et qu’il faut bien appeler cela de la jalousie, nourrie d’ailleurs par un sentiment d’incapacité de se hisser soi-même au même niveau d’expertise (ce qui explique pourquoi ces gens-là avancent la plupart du temps des raisons exogènes à leur méconnaissance, la reconnaissance de ses propres limites n’étant pas affaire de couche sociale…).

 

Mais pourtant…

 

La formulation qu’utilise Koz pour démontrer son propos recèle une imprécision qui la rend probablement fautive. Car s’il est parfaitement raisonnable, après avoir constaté qu’il existe effectivement des différences de compétences entre les individus pour traiter de tel ou tel sujet, de vouloir se tourner vers les plus compétents afin qu’ils éclairent les débats de leurs lumières, il s’en faut sans doute de loin que l’on puisse affirmer que ces compétences ont quoi que ce soit à voir avec un processus naturel. On m’objectera peut-être qu’il s’agit là d’un détail, mais on verra à la lecture de ma critique détaillée qu’il n’en est rien. Car c’est tout un processus de construction sociale que l’on se propose ici, grâce aux outils théoriques proposés par le professeur Laborit, de remettre en cause (quoi, on dit bien que plus c’est gros plus ça passe, non ?).

 

D’abord, qu’entend-on par "processus naturel" ? Qu’est-ce qui, dans l’individu que je suis aujourd’hui, relève exactement d’un "processus naturel" ? "Naturel" ça veut dire quoi ? A priori, je serais tenté de dire en premier ressort que cela désigne ce qui en moi n’a pas été affecté (sans sous-entendu négatif sur ce terme) par mon environnement (culturel, familial, géographique, etc.). Dés lors si j’essaie d’identifier ces éléments naturels en moi, je m’aperçois vite qu’il en existe peu, et qu’ils ne recouvrent très probablement que des fonctions basiques qui n’entrent nullement en jeu dans mes compétences intellectuelles.

 

En gros quels sont-ils ? Et bien ce sont tous les comportements primitifs qui se manifestent encore en moi : manger, boire, dormir, se reproduire. Tous les comportements qui sont principalement orientés vers ma  survie organique. Laborit montre dans ses travaux que ces comportements sont effectivement des comportements instinctifs. Ils sont gérés par notre cerveau reptilien (je reparlerai plus tard des trois cerveaux), qui existe avec une fonction identique chez les autres animaux dotés d’un système nerveux.

 

Ces comportements répondent à nos besoins fondamentaux, innés, identiques chez tous les individus de la même espèce, et même chez tous les individus tout court (les végétaux ont aussi ces besoins, en revanche, ils n’ont pas de système nerveux, ne peuvent agir sur leur environnement pour répondre à ces besoins, et restent donc complètement dépendants de celui-ci. Leurs besoins sont donc identiques aux nôtres, mais pas leurs comportements). Ils sont régis par la "mémoire" de l’espèce, celle qui est contenue dans les gènes qui dirigent l’organisation du système nerveux. Il s’agit donc là d’une mémoire transgénérationnelle, qui se transmet d’une génération à l’autre, et qui reste intacte dans le temps.

 

Et maintenant, en dehors de ces instincts, de ces besoins fondamentaux que nous devons satisfaire, qu’y a-t-il d’autre qui soit "naturel", inné en somme ? Et bien rien. Tout le reste est acquis, c’est-à-dire qu’il dépend d’un processus d’apprentissage. Nos connaissances et compétences d’aujourd’hui bien sûr, mais également une grande part de ce que nous considérons à tort comme étant des choses innées (et qui ne sont donc que des compétences acquises).

 

Avant d’en venir au plus important sur ce point, débarrassons-nous d’une objection que je sens poindre dans le fond de la salle. Quoi ? Il n’existe donc pas d’individus particulièrement prédisposés à certaines disciplines ? N’est-il pas de notoriété publique qu’Einstein avait un cerveau d’une taille supérieure à la normale ? Mozart n’a-t-il pas dés le plus jeune âge montré un potentiel exceptionnel dans le domaine musical ? Et dans nos familles, ne voit-on pas que nous développons les uns les autres des capacités différentes, alors même que nos parents nous donnent la même éducation ?

 

Certes, certes, mais on oublie ici deux choses importantes. La première, c’est que nous sommes encore aujourd’hui bien en peine de dire précisément de quoi fut et est encore faite notre propre éducation. C’est-à-dire, pour être plus précis, que nous sommes tout à fait incapable de saisir, au milieu des éléments distinguables de notre éducation (la religion que nos parents nous enseignent, les valeurs humaines qu’ils nous donnent, le milieu social dans lequel nous baignons), quel est l’impact des éléments non distinguables, de tous ces micros évènements, qui nous paraissent trop insignifiants en eux-mêmes pour pouvoir nous influencer, mais qui pourtant le font, par pichenettes successives, sur notre parcours personnel. Eléments qui mis bout à bout, font qu’un frère et une sœur, bien qu’ayant été éduqués par les mêmes parents, n’auront jamais transformé les messages de ceux-ci en la même expérience personnelle, et qu’ainsi, de multiples grains de sable seront parvenus à faire bifurquer des chemins que pourtant tout destinait à être semblables.

 

medium_Mozart.jpgEt surtout, lorsque l’on pense à ces grands hommes qui ont essaimé l’histoire de leurs talents, on oublie qu’eux-mêmes n’auraient rien été s’ils n’avaient pas reçu l’éducation leur permettant d’exprimer ces talents. Et par cette éducation, j’entends jusqu’à des choses très primaires, comme le fait de marcher, de parler, de communiquer. Laborit montre bien que tout ceci n’est en aucun cas le fait d’un savoir inné, et que cela reste du domaine de l’acquis. Pour donner un exemple précis, un nouveau-né qui serait laissé à l’abandon avec simplement une intraveineuse pour le sustenter, sans aucun contact humain, sans même la moindre possibilité d’effectuer la moindre expérience, resterait, si l’on ose dire, à l’état de larve, ne développant pas la moindre des facultés qui aujourd’hui nous apparaissent pourtant comme étant proprement humaines. Il ne marcherait pas, il ne parlerait pas, il n’établirait pas de stratégie pour atteindre ce qui l’entoure, en bref, comme le dit Laborit, il ne deviendrait pas un homme.

 

Cela n’a absolument rien d’une simple représentation théorique. Je me souviens d’un fait divers particulièrement odieux, rapporté il y a de ça de nombreuses années, et qui m’avait suffisamment marqué pour que je m’en souvienne encore aujourd’hui. Un jeune garçon d’une dizaine d’années avait été retrouvé dans la cave de sa maison, vivant là comme un animal. Les policiers qui l’avaient découverts avaient vite compris qu’il s’agissait d’un enfant non désiré, que ses parents avaient élevé au sens propre comme un chien, en lui donnant à manger dans une gamelle, sans couverts, et en ayant avec lui des rapports humains qui se résumaient à lui jeter sa nourriture et à l’insulter.

 

Les policiers avaient été marqués par le fait que le garçon, une fois sorti des griffes de ses parents-bourreaux, ne manifestait aucune rancœur envers eux, et même, semblait parfaitement stupéfait du nouveau traitement qu’il recevait. N’ayant été "éduqué" dés son plus jeune âge, que comme un animal sans importance, il n’avait développé aucun des comportements humains normaux pour un enfant de son âge et était resté à l’état primitif que ses parents lui avaient assigné. Il s’exprimait de façon désordonnée, montrait un comportement "sauvage", et il restait incapable d’éprouver les émotions et d’avoir les comportements "humains" auxquels tous nous nous attendrions dans de telles circonstances. Il s’était "adapté" au mode de vie qui lui avait été proposé, et celui-ci lui semblait donc comme étant le seul "normal".

 

Ainsi on voit bien que des choses aussi simples, ou semblant telles, que parler, marcher, etc. sont des savoirs, des capacités, que l’on acquiert et qui ne sont donc pas innées. Bien sûr, notre patrimoine génétique porte en lui le potentiel de ces capacités, mais il n’en reste pas moins que celles-ci ne sont pas innées. Pour faire court, prédisposition n’est pas disposition.

 

Venons-en maintenant à l’analyse de nos comportements appris, analyse qui va nous permettre de reboucler sur la critique de la position de Koz. D’où viennent la plupart de nos comportements appris, comment ceux-ci sont-ils aujourd’hui guidés ? On peut le comprendre à travers l’analyse du fonctionnement de la mémoire. On a vu précédemment, que nos comportements primitifs, reptiliens si l’on peut dire, sont régis par notre mémoire génétique, "naturelle". Mais nos comportements sociaux, sont eux régis par une autre mémoire, qui existe au niveau du système limbique (ou cerveau mammalien).

 

On considère généralement que le système limbique est essentiellement le siège des émotions, des sentiments. Laborit lui donne un rôle plus précis :

 

"Considéré classiquement comme le système dominant l’affectivité, il paraît plus exact de dire qu’il joue un rôle essentiel dans l’établissement de la mémoire à long terme, sans laquelle l’affectivité ne paraît guère possible".

 

En effet, l’expérience a montré que les différents influx nerveux qui parcourent notre cerveau, passent de préférence par les voies neuronales déjà utilisées pour coder les mêmes expériences. En gros, lorsque pour la première fois nous embrassons une fille ou un garçon, l’influx nerveux qui s’ensuit va dégager des molécules particulières qui vont atteindre une synapse, et la modifier. Par la suite, lorsque nous répèterons cette expérience, l’influx nerveux généré passera préférentiellement par ce canal, car il a déjà été codé préalablement pour traiter son information. C’est ainsi que se forme la mémoire.

 

Comment agit ensuite cette mémoire ? Et bien lorsqu’un évènement survient, elle enregistre les sentiments et les émotions éprouvées qui sont liés à cet évènement. Cet enregistrement va permettre ensuite à l’individu, soit de répéter l’expérience éprouvée comme agréable, soit d’éviter l’expérience désagréable. Je ne vais pas aujourd’hui décrire tout ce processus, cela fera l’objet d’un autre billet dans ma série concernant les travaux de Laborit. Je compte seulement m’arrêter ici sur les stratégies mises au point pour répéter les expériences agréables.

 

Lorsqu’un individu a vécu une expérience agréable, sa mémoire va entrer en jeu et il va vouloir par la suite répéter cette expérience. C’est ce que Laborit appelle le réenforcement, ou répétition de l’action gratifiante. Or, pour pouvoir répéter cette action, il faut que l’objet sur lequel l’expérience agréable initiale s’est produite soit encore accessible et à la disposition de la personne. Laborit montre que c’est ce processus qui est donc à l’origine de ce que l’on appelle faussement l’instinct de propriété. Car il ne s’agit nullement d’un instinct, qui aurait alors une dimension innée, mais bien de l’apprentissage fait, par la voie de la mémoire, d’une expérience agréable que l’on va souhaiter reproduire.

 

Ayant identifié certaines expériences qui lui permettent de se faire plaisir, l’individu va comprendre qu’il ne pourra donc les revivre que si les objets liés à ces plaisirs restent à sa disposition, qu’il en est en quelque sorte propriétaire. Et c’est alors qu’il va mettre en place les stratégies qui vont l’assurer que ces biens restent toujours à sa disposition. Il va alors chercher à étendre sa maîtrise du territoire sur lequel se trouvent ces objets gratifiants. Laborit montre d’ailleurs que le territoire, s’il ne contenait aucun objet gratifiant, ne serait jamais défendu.

 

On le comprend déjà, une des stratégies les plus efficaces pour s’assurer la disponibilité des biens gratifiants est la dominance :

 

"Nous verrons qu’en situation sociale, ces besoins fondamentaux ou acquis ne peuvent généralement s’assouvir que par la dominance", dit Laborit.

 

La dominance devient nécessaire à établir lorsque deux groupes d’individus entrent en lutte pour les biens gratifiants qu’offre un même territoire. Leur confrontation va résulter en l’établissement d’une hiérarchie entre eux, qui va déterminer à quelle quantité de biens gratifiants les uns et les autres vont avoir accès. La volonté de maîtrise de "son" territoire, née de la notion de propriété, est donc à la source de la guerre (ce point méritera d’autres développements).

 

Or aujourd’hui, et c’est bien évidemment surtout le cas dans nos sociétés modernes, la dominance est assurée par la maîtrise d’informations abstraites, de concepts langagiers, de théories. C’est la capacité de manipulation de ces données abstraites qui permet à son détenteur de se hisser au-dessus des autres et d’obtenir une position dominante. Cela signifie notamment que la perpétuation de ces concepts, et aussi leur renouvellement, participe à faire perdurer la hiérarchie existante.

 

medium_Organigramme.2.gifOn peut trouver un exemple très simple de ce phénomène : la tendance au jargon si répandu dans le milieu professionnel des cols blancs. Ayant moi-même suivi un enseignement supérieur en école de commerce, j’ai toujours été frappé de la complexité, voire parfois de l’étrangeté des termes employés pour désigner des situations simples. Combien de théories stratégiques, combien de modèles managériaux n’a-t-on pas inventé ? Or, que produit in fine un jargon ? Exactement ce que produit tout langage : un cloisonnement entre ceux qui le maîtrisent et ceux qui ne le maîtrisent pas. En bref, il établit une hiérarchie de savoir et de compétences, et dans l’exemple que j’indique, cela s’étend à l’établissement d’une hiérarchie sociale.

 

J’ai déjà indiqué cette idée dans un précédent billet: le langage participe d’une fermeture du groupe qui le détient, car il définit pour partie son identité. Ici, dans le cas qui nous occupe, cette fonction est beaucoup plus criante que pour nos langues maternelles. Vraiment, quand aujourd’hui j’entends certains directeurs ou consultants utiliser un verbiage pompeux pour justifier telle ou telle stratégie d’entreprise, je ne peux m’empêcher de penser qu’en même temps ils envoient un message implicite pour rappeler à quel milieu social ils appartiennent et réaffirmer ainsi leur dominance.

 

Cependant, je dois reconnaître sur ce point, et j’en terminerai là-dessus, qu’il est fort probable qu’ils envoient ce message de façon relativement inconsciente. Car aujourd’hui, après des milliers d’années passées à établir des stratégies de dominance, nous avons perdu la conscience du but premier de celle-ci : nous permettre de répéter des actions gratifiantes. Laborit l’explique très bien, et je le laisse donc vous le dire :

 

"…le langage, signifiant support de toute sémantique qui lui est propre, n’exprime plus l’objet seulement mais l’affectivité liant celui qui s’exprime à cet objet. L’homme est passé ainsi de la description significative au concept lui permettant de s’éloigner de plus en plus de l’objet et de manipuler des idées à travers les mots, sans être vraiment conscient de ce qui animait sa pensée, à savoir ses pulsions, ses affects, ses automatismes acquis et ses cultures antérieures. Ainsi, en croyant qu’il exprimait toujours des faits qu’il appelle objectifs, il ne s’est pas rendu compte qu’il ne faisait qu’exprimer toute la soupe inconsciente dont ses voies neuronales s’étaient remplies depuis sa naissance, grâce à l’enrichissement culturel, c’est-à-dire à ce que les autres, les morts et les vivants, avaient pu coder dans ces voies neuronales".

 

 

Certains hocheront probablement de la tête de façon dubitative en songeant qu’ils ont bien l’impression d’être la plupart du temps parfaitement conscients de ce qui les fait agir. Ils se trompent. J’en ai eu encore confirmation dans l’émission Rayon X diffusée la semaine dernière sur le service publique. Elle rappelait que 90% (oui oui 90%) de nos actions étaient exclusivement liées à des automatismes comportementaux dont nous étions parfaitement inconscients. 90% de tout ce que nous faisons dans une journée est fait plus par ce qu’on pourrait appeler la mémoire du corps, qui se souvient de ce qu’il a à faire dans telle ou telle situation que par un véritable processus de pensée consciente (au fait, vous n'avez aucun tics vous?, hm?). Ce point également fera l’objet d’une plus ample analyse ultérieurement.

 

Il me faut maintenant conclure ce billet déjà bien long. Je voudrais tenter de le faire en reprenant la formulation de Koz pour l’ajuster avec ce que nous avons ici découvert. Ainsi sa phrase :« il ne s’agit que du processus naturel selon lequel certains disposent davantage que d’autres de certaines aptitudes » devient désormais :« Il s’agit de l’héritage de choses apprises et inscrites dans nos cerveaux depuis des milliers d’années, qui font qu’aujourd’hui, certains se sont dotés davantage que d’autres de certaines aptitudes, et dont ils se servent pour maintenir leur dominance ».

 

Je vous raconterai la suite plus tard, et Jean Rochefort, dans Les tribulations d'un chinois en Chine, ajoutait: "Elle ne manque pas de sel !"

 

 

 

 

N.B: toutes les citations de Laborit utilisées dans cet article sont extraites de son livre La colombe assassinée.

 

 

 

Billet précédent de la série

 

Billet suivant de la série