06/09/2006
Lévinas nous foutra-t-il un jour la paix?
Lundi soir Arte diffusait en deuxième partie de soirée un entretien fait il y a plusieurs années avec Emmanuel Lévinas, dans lequel l’occasion lui avait été donnée de revenir sur ses travaux et réflexions. Je n’ai regardé cet entretien que d’un œil, tout occupé que j’étais à rédiger mon article sur le naturel et la mémoire, mais tout de même j’en ai retenu quelques passages, d’autant plus intéressants qu’ils me semblaient compléter, avec le regard du philosophe, certaines des choses que je découvrais dans les travaux de Laborit.
Un passage notamment m’a frappé lorsque Lévinas a abordé la question de la connaissance, notamment de la connaissance interpersonnelle, c’est-à-dire la connaissance que les gens construisent les uns des autres.
Avant de revenir spécifiquement sur les propos de Lévinas, je voudrais faire un petit détour sur la question du langage et de la connaissance, en repassant par la case Laborit (et donc j'inclus également ce billet dans ma série sur ses travaux). Dans ses travaux, Laborit a beaucoup insisté sur l’ambiguïté du rôle du langage dans notre développement personnel. Car celui-ci, s’il est d’abord un miracle, qui nous permet de développer des pensées élaborées, et des liens avec les autres fabuleusement plus riches que ce qui existe dans le règne animal, peut aussi se transformer en piège lorsqu’on ne sait pas correctement identifier ses limites.
En effet, le langage pose un problème du fait du niveau d’abstraction qu’il crée dans notre rapport avec les choses. Car trop souvent, nous avons tendance à donner aux signes qu’utilise le langage pour désigner les choses, la même valeur de réalité qu’aux choses elle-même.
Je m’explique.
Lorsque je regarde le stylo qui est posé seul devant moi sur mon bureau et que je dis : « stylo », mon collègue qui a suivi la scène s’inquiète certes pour ma santé mentale, mais il comprend bien de quoi je parle, il n’y a pas de confusion dans son esprit sur ce qu’est un stylo, et nous en partageons tous les deux une image qui recouvre la même réalité. Mais lorsque mes mots vont désigner des « objets » plus complexes, et notamment lorsque j’évoquerai des concepts stratégiques abstraits en réunion, alors il y a fort à parier que nous ne comprenions pas lui et moi exactement les mêmes choses, voire qu’il me traite intérieurement de consultant.
C’est ce que j’avais déjà subodoré l’an dernier, lorsque j’avais entamé ma série sur la communication, en reprenant une idée que Kundera présentait dans L’Insoutenable légèreté de l’être. Deux personnes ne construisent jamais une représentation identique des choses. Les mots qu’ils utilisent pour désigner celles-ci portent une histoire, des expériences, un vécu différents, tant et si bien que la réalité qu’ils projettent sur ces mots ne peuvent pas être les mêmes et que la compréhension qu’ils auront l’un de ce que dit l’autre se confrontera toujours à une barrière invisible, qui empêchera que leur osmose soit parfaite.
Toute la difficulté est là. Le langage nous fait créer des interprétations des éléments et des évènements qui nous entourent. Mais il ne peut pas prétendre recouvrir en toute circonstance la réalité objective de ceux-ci. Notre cerveau fonctionnant de façon associative, il associe à un objet tous les éléments circonstanciels qui entourent la rencontre de cet objet. La lumière, la chaleur, la quantité, les personnes présentes, notre état de santé, etc. Et il construit ainsi une image complexe de cet objet et le rend éminemment subjectif, c’est-à-dire lié à un état émotionnel qui est spécifique à nous et à nous seul.
C’est ce qui fait que l’expérience que nous avons des choses et des gens qui nous entourent peut être similaire à celle qu’ont d’autres personnes, mais que jamais elle ne leur sera véritablement identique. Or le problème, c’est que nous avons pourtant une tendance naturelle à attribuer une réalité objective aux représentations que nous formons ainsi, alors qu’elles ne font que révéler l’expérience personnelle que nous en avons. Nous prenons la carte (la représentation que nous avons de l’objet) pour le territoire (l’objet lui-même). Et malheureusement ceci se manifeste quotidiennement dans nos comportements, sans que nous en soyons jamais vraiment conscients.
Les conséquences de ceci sont importantes. On comprend notamment qu’à la lumière de cette analyse, on doit envisager la notion de connaissance d’une façon nouvelle. Car comment se manifeste une connaissance, si ce n’est à travers le langage ? Lorsqu’un professeur donne son cours à ses élèves, quel est le medium privilégié pour leur transmettre le savoir et la connaissance ? Evidemment le langage. Mais étant donné l’imperfection que nous venons de lui découvrir, comment pouvons-nous prétendre que ce que le professeur leur transmettra sera bien LE savoir et LA connaissance ? Et que savons-nous de ce qui va rester du message initial dans les esprits de nos enfants après la transformation que leur cerveau en aura faite ? Et d’ailleurs, ce professeur est-ce bien LE savoir et LA connaissance qu’il transmet ? On est bien tenté de répondre non et qu’il ne va pouvoir enseigner que les représentations que lui-même se sera fait des éléments de sa discipline (en fait, les sciences dures, et surtout les maths, sont les seules qui permettent d’éviter cet écueil).
Mais alors la question se pose : qu’est-ce que la connaissance ? Que peut-on prétendre réellement connaître ? Difficile de répondre sur ce point, et je ne vais pas m’y aventurer. Je veux juste dire deux choses ici. La première, c’est qu’on aurait bien tort de s’imaginer que la suite logique de cette remise en perspective est d’enjoliver l’ignorance. Je n’ai jamais été un partisan du « puisqu’on ne peut rien savoir, alors n’étudions rien » et l’obscurantisme n’est pas ma tasse de thé.
Mais en revanche je crois très important de remettre la connaissance à sa juste place. Sa quête est certes essentielle dans notre développement à tous, et elle doit être favorisée. Mais il m’apparaît très important de savoir identifier les limites de ce que nous prétendons connaître. Trop souvent je vois des gens se hisser facticement au-dessus des autres parce qu’ils connaissent ceci ou cela, parce qu’ils peuvent citer de tête la descendance complète des bourbons, ou réciter d’affiler l’intégrale des poèmes d’Hugo. Quelle importance à tout ceci ? Pourquoi avons-nous une tendance si forte à estimer que la connaissance constitue une vertu supérieure alors qu’elle n’est qu’une capacité technique ? Encore une fois je ne dis pas qu’elle est mauvaise en soi, mais simplement qu’elle ne doit pas être élevée au rang d’absolu qu’on la voit si souvent avoir dans les cercles les plus éduqués. Et que la valeur d’un homme n’attendra jamais la quantité de ses connaissances.
J’en reviens maintenant à l’entretien avec Lévinas que je mentionnais en introduction. Lorsque j’avais écris mes billets concernant le racisme et l’antisémitisme en m’appuyant sur le livre de Finkielkraut, La Sagesse de l’amour, j’avais évoqué le piège qu’il pouvait y avoir à décrire les personnes qui nous entourent par divers qualificatifs. En procédant ainsi disais-je, on prend le risque d’enfermer la personne dans les qualificatifs que nous lui attribuons, et ainsi de lui réfuter toute possibilité d’être autre que ce que nous imaginons. En conséquence nous l’empêchons quasiment ainsi d’être elle-même.
La « connaissance » que nous prétendons avoir de l’autre se transforme alors en une violence que nous lui faisons en voulant la formater à l’aune de la représentation que nous en avons. Nous cherchons à lui faire porter le masque que nous avons construit pour elle. Ce n’est plus une connaissance que nous avons de l’autre, c’est un diktat que nous voulons imposer, le plus souvent d’ailleurs pour faire en sorte que cette identité, que nous cherchons donc à fabriquer nous-même, ne vienne pas bouleverser le court de nos propres certitudes.
Lévinas, dans son entretien, propose ici une idée que je trouve lumineuse (je cite de mémoire) : « Pourquoi ne pas remplacer la connaissance de l’autre, par la proximité ? » C’est-à-dire qu’il accorde une importance bien supérieure aux liens que l’on saura tisser avec les autres qu’aux connaissances que nous prétendrons pouvoir en avoir. L’objectif que poursuis Lévinas dans sa réflexion est d’atteindre la paix pour tous. Mais, dit-il de façon magnifiquement juste : « donner la paix à l’autre, ce n’est surtout pas lui foutre la paix ! » C’est la proximité, le lien social qui constitue la source de la paix, et certainement pas l’éloignement, auquel malheureusement, certaines « connaissances » aboutissent encore trop souvent.
16:55 Publié dans Un peu d'observations | Lien permanent | Commentaires (8) | Facebook |
Commentaires
Cette réflexion commence avec des questions qui se posent depuis Protagoras pour arriver à qqch qui ressemble à l'intuition foucaldienne du savoir=pouvoir. Beaucoup d'eau a coullé depuis... Quant à l'indétermination de la traduction, Quine est allé beaucoup plus loin que ça sans pour autant mettre cul par dessus tête les impératifs de vérité et d'objectivité.
Mais pourquoi je dis ça, moi?
Pour éviter à l'éventuel jeune lecteur impressionable d'être trop perturbé par cette prose, et l'inviter à lire quelques philosophes qui ont pu apporter quelques débuts de réponses à ces questions sans se sentir obligés de mettre des guillemets à "connaissances" (Je pense en particulier à Hillary Putnam).
Écrit par : EL | 06/09/2006
mais pour la fin, la phrase de Lévinas est lumineuse
Écrit par : brigetoun | 06/09/2006
El
Arf, que voulez-vous, j'ai voulu lier ce que disait Lévinas avec une idée qui me trottait dans la tête, j'ai pu être maladroit. Mais il me semble quand même que Laborit apporte des choses intéressantes sur la question du langage, et qu'il serait un peu léger de le repousser d'un revers de la main sous prétexte que d'autres avant ont déjà traiter du même sujet. Il est notamment le premier à aborder la question en partant de connaissances biologiques, et en cela je crois qu'il apporte quelque chose de nouveau.
Brigetoun
yup, j'ai vraiment beaucoup aimé cette petite astuce de langage qu'il a eu, et qui en dit beaucoup.
Écrit par : pikipoki | 07/09/2006
Désolé d'avoir été un poil agressif, mais j'ai retrouvé dans votre billet les mêmes idées qu'on me ressert à chaque fois que mon interlocuteur apprend que je suis - vaguement - dans le métier. Du coup, j'ai eu une petite poussée d'urticaire.
Ceci étant dit, loin de moins l'idée de balayer l'oeuvre de Laborit d'un revers de main, et - si je peux me permettre - je trouve votre initiative tout a fait positive. On peut bien sûr discuter votre lecture, ainsi que l'oeuvre de Laborit (que je connais très mal), mais au moins cela "donne à penser", et c'est déjà beaucoup.
Bien cordialement,
EL
Écrit par : EL | 07/09/2006
EL
Je vous en prie, vous êtes très cordialement invité, si vous le souhaitez, à lire et commenter ici les billets qui vous intéressent. Et notamment ceux concernant Laborit. Je découvre moi-même son travail plus en profondeur que je ne l'avais fait jusqu'à présent, à travers cette série, et il ne m'est pas facile d'y trouver toutes les limites et critiques que l'on peut faire. Si mes lecteurs m'y aident, je prends.
Au fait, votre métier, c'est professeur si je vous suis bien? De philosophie?
Écrit par : pikipoki | 07/09/2006
Je vais imprimer ta série, qui a l'air passionnante, et la lire à tête reposée...parce que j'ai du mal sur l'écran à lire des textes longs et denses.
A très bientôt Pikipoki, je te ferai mon petit compte-rendu :)
Écrit par : samantdi | 07/09/2006
Samantdi
Super ! J'attends ça avec impatience. Vous comptez en faire un billet sur votre blog? Sinon, je serai ravi de vous inviter ici pour le faire.
Écrit par : pikipoki | 08/09/2006
Ce billet est tout à fait passionnant, pikipoki ...toi qui avais peur de ne pas être "au niveau" de tes petits camarades, pas de crainte à avoir :-)
Cette question du langage qui sépare de la connaissance, on la retrouve chez le poète Yves Bonnefoy (au programme en TL cette année encore).
Dans son recueil "Les Planches Courbes", il présente son parcours poétique qui peut être le parcours de tout être humain. Au début, l'infans, être dépourvu de langage, est tout entier dans sa présence à un monde qu'il ne nomme pas. Il est, c'est tout.
Plus tard, le langage introduit la séparation que l'école finalise : la carte devient alors le lieu, les lettres de l'a-r-b-r-e remplacent les feuilles, le vent dans ses branches, la sève, les noeuds du tronc, la multiplicité des perceptions. Séparé du monde, mais aussi des autres, l'enfant erre dans ce nouvel univers de mots et de signes.
Pour Bonnefoy, seule la poésie peut proposer un langage de réconciliation, qui permet de retrouver cette "proximité", cette présence au monde et aux autres.
Sur cette douleur de l'incommunicabilité, par exemple, cet extrait de "la maison natale" :
Je suis saisi par ces douleurs qui cognent
Aux chambranles qui se délabrent, je me hâte,
Trop lourde m'est la nuit qui dure, j'entre effrayé
Dans une salle encombrée de pupitres,
Vois, me dit-on, ce fut ta salle de classe,
Vois sur les murs tes premières images,
Vois, c'est l'arbre, vois, là, c'est le chien qui jappe,
Et cette carte de géographie sur la paroi
Jaune, ce décolorement des noms et des formes,
Ce dessaisissement des montagnes, des fleuves,
Par la blancheur qui transit le langage,
Vois ce fut ton seul livre.
Écrit par : samantdi | 08/09/2006
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