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29/12/2005

La 101ème !

La période de fin d'année est traditionnellement propice aux retours en arrières et aux bilans ou autres florilèges de l'année. Je me prête, assez nombrilistiquement (sic) je dois l'admettre, à l'exercice concernant mon propre blog, en guise de billet d'adieu à l'année 2005.

 

Quelques statistiques d'abord. Hier j'ai rédigé sans m'en rendre compte sur le moment ma 100ème note sur ce blog. Les lecteurs les plus attentifs m'objecteront à ce sujet que ce n'est pas absolument exact puisque 4 notes ont été supprimées quelques jours après leur publication, mais à mon avis elles valaient peu la peine d'être conservées. A priori je ne devrais pas procéder à d'autres suppressions à l'avenir, afin d'essayer de respecter une certaine ligne de rédaction. Ces notes ont suscité jusqu'à maintenant 330 commentaires, dont la moitié peut-être m'est imputable, ce qui fait donc un taux assez faible de commentaire par note.

 

Depuis sa création, il y a un peu plus de 6 mois, ce blog a d'ailleurs eut un succès plutôt modéré, même si quelques surprises heureuses sont venues l'égayer dont des liens chez des blogueurs prestigieux, voire même des notes chez eux évoquant mes billets. Il a attiré un peu plus de 7000 visiteurs uniques depuis l'installation de mon compteur, environ 200 de plus en tout et pour tout, pour bientôt 11500 pages lues (enfin lues, ouvertes disons), ce qui reste modeste.

 

Evidemment je suis le premier à m'imputer ce résultat, dû peut-être à un "positionnement" peu clair au démarrage, et qui sait encore maintenant? Gestion du stress, débats sur des sujets de société, haïkus, tout cela est fort divers et la ligne de mon blog est donc difficilement identifiable. En fait il n'y en a pas vraiment si ce n'est l'intention de débattre et/ou de proposer des outils de réflexion, sur soi ou sur le monde. Initialement j'ai ouvert cet espace essentiellement pour pouvoir mettre au propre un certains nombres d'idées et de réflexions que j'avais en tête, afin de me forcer à les structurer, à les travailler véritablement au lieu de m'en tenir à un magma un peu informe. Le sujet de la gestion du stress notamment m'intéressait particulièrement, mais ayant beaucoup écris dans les premiers temps sur ce thème, je suis aujourd'hui un peu à court de textes de fond pour le renouveller.

 

Les billets du début donc, notamment sur la communication, les inférences, la gestion des priorités, l'orgueil, la différence entre être, faire et avoir, etc. sont les éléments essentiels que j'ai pour ma part retenus de l'apprentissage fait en gestion du stress. J'invite les lecteurs intéressés à s'en retourner à mes archives, et s'ils le souhaitent à me contacter pour plus d'information. Je suis à votre disposition pour ça, dans la mesure de mes possibilités bien sûr.

 

Concernant les points les plus positifs, je retiens certains débats très intéressants, souvent suscités par vous-mêmes lecteurs, et à travers lesquels j'ai déjà pas mal appris. Et aussi quelques grands éclats de rire grâce notamment aux blogs BD, un genre qui figure certainement parmi ce qui se fait de mieux dans la blogosphère.

 

Les projets? Rien de très précis, si ce n'est essayer de continuer de participer aux différents débats qui nous agitent, et peut-être un jour trouver un moyen de modifier l'aspect visuel de mon blog (il lui manque un design un peu sympa, personnalisé, plus agréable que ce bleu trop neutre). Et qui sait, attirer quelques nouveaux lecteurs ?

 

Il me reste maintenant à vous souhaiter à tous une excellente année 2006 ! A l'année prochaine ! (à moins qu'un imprévu me ramène dans ces parages d'ici au 31... ;o) )

28/12/2005

Antonio Gramsci et la théorie de l'hégémonie

Intéressé par la papote de mes lecteurs préférés sous un ancien billet je me suis renseigné un peu sur ce qu’est le "gramscisme" évoqué par Olivier. Déjà en commentaire j’indiquais un petit doute personnel qui naissait de notions apparemment floues entourant ce mot. Après vérification, ce doute est plutôt confirmé puisque le mot grascisme n’existe tout simplement pas, pas plus que le mot "gramsciste" d’ailleurs. Il figure donc parmi ces « ismes » créés afin de faire court pour exprimer une idée (parfois plus pour donner un air érudit à ses opinions), mais qui ne revêtent pas une réalité bien grande.

 

Mais qu’importe l’inexistence de ce "gramscisme", l’argumentation d’Olivier m’intéressait suffisamment pour que je passe quelques temps à faire des recherches dessus. Et si le gramscisme n’existe pas, Antonio Gramsci (j’indique ici le lien en français mais pour ceux que ça intéresse vraiment je conseille de lire l’article de la version anglaise de la Wikipedia qui est, comme souvent, beaucoup plus riche) lui, a bel et bien existé et ses idées, notamment sa théorie de l’hégémonie, méritent un petit détour sur ce blog, qui permettra entre autre, en tout cas je l’espère, d’éclairer un peu mes lecteurs sur la question et de leur éviter quelques confusions.

 

Et avant tout, petite biographie du personnage, pompée sur Wikipédia et mon encyclopédie personnelle. Comme ça vous pourrez éviter d’avoir à suivre les liens que j’ai indiqué plus haut (ah vous l’avez déjà fait ?). Antonio Gramsci était un philosophe et homme politique italien, né à Sales en Sardaigne en 1891 et mort à Rome en 1937, à 46 ans donc. Sa famille figurait plutôt dans la petite bourgeoisie, mais son père dû faire face à des difficultés avec ses finances et avec la police, difficultés qui forcèrent la famille à se déplacer à plusieurs reprises d'un village à un autre, toujours en Sardaigne.

 

Mais Gramsci était un étudiant brillant et c’est à l’université de Turin qu’il poursuivit ses études, pendant une période de forte industrialisation où les entreprises embauchaient majoritairement des travailleurs des régions italiennes plus pauvres. Gramsci fut fortement influencé par son enfance à travers la Sardaigne et par cette expérience à Turin. Et il s’engagea en 1913 au Parti Socialiste Italien. Il fut notamment connu à l’époque pour ses travaux de journaliste, et il fonda en 1919, notamment avec Palmiro Togliatti, le journal l’Ordine Nuovo dont il devint le directeur. Il fit un séjour en Russie en 1922 pour représenter le Parti Communiste Italien, créé en 1921 à partir du groupe qu’il avait formé avec d’autres au sein du PSI. C’est là qu’il rencontra sa femme. Il devint enfin député de Vénétie en 1924, alors que Mussolini était déjà au pouvoir depuis 2 ans. Et en 1926 il fut arrêté par la police et emprisonné, quasiment jusqu’à sa mort. C’est d’ailleurs en prison qu’il produisit une grande partie de ses écrits politiques.

 

Parmi les grandes idées développées par Gramsci, qui était un marxiste convaincu, figure la théorie de l’hégémonie. Il avance que le contrôle des moyens coercitifs de l’état (la police, l’armée, les tribunaux) ne peut suffire pour que le prolétariat conquiert réellement le pouvoir, et qu’il lui faut en plus, et même avant cela, instaurer son hégémonie sur la société civile (les syndicats, les partis, l’école, les medias), notamment à travers la culture qu’il convient d’influencer voire de changer au profit d’une culture qui véhicule les valeurs et les repères du prolétariat. Pour Gramsci c’est uniquement en imposant ce changement de culture et de morale que le prolétariat peut réussir sa révolution.

 

Il insiste donc sur le travail politique important qui est à mener avant d’entreprendre la révolution. A ce titre, il publia le 24 novembre 1917, suite à la révolution bolchevique d’octobre un article intitulé : « La révolution contre Le Capital » (Le Capital faisant ici référence au livre de Marx). Il estimait en effet que les bolcheviques, après avoir constaté l’inéluctabilité de la révolution, avaient sous-estimé l’importance du travail politique qui devait être mené pour installer durablement leur système. C’est notamment le cas pense-t-il en occident où la société civile exerce un pouvoir beaucoup plus fort qu’en Russie à l’époque (et aujourd’hui probablement encore, ce qui peut notamment expliquer l’écart d’influence qu’exercent les médias russes par rapport aux nôtres). Il pousse même sa réflexion jusqu’à voir la société civile prendre la pas sur l’état qui ne serait plus à terme qu’un « veilleur de nuit » selon l’expression empruntée à Ferdinand Lassalle.

 

A la lumière de ces éléments je dirais donc qu’Olivier a employé le terme grascisme un peu rapidement, et qu’il aurait été plus juste d’utiliser le terme hégémonie dans la plupart de ces remarques. Aujourd’hui une des critiques les plus forte exprimée contre la bourgeoisie et « les puissants », c’est qu’ils disposent effectivement de cette hégémonie culturelle sur le reste de la population. Nous vivons dans une société encore dominée par sa bourgeoisie, c’est certain. Reste à savoir si cette hégémonie de la bourgeoisie est plus souhaitable qu’une hégémonie du prolétariat.

 

Certains pencheraient certainement plutôt en faveur d’une hégémonie de la bourgeoisie, d’autres plutôt en faveur du prolétariat. Pour ma part j’adhère assez à l’argumentation que présentait il y a quelques temps Raveline (cf. lien précédent). Je crois que notre histoire a montré que la culture bourgeoise avait été un moteur et aussi un garant important de la démocratie. Pour ne prendre qu'un exemple, ce sont notamment les philosophes des lumières qui ont porté l’idée de la Révolution et qui ont proposé les systèmes qui permettraient une organisation politique plus juste. Tous des bourgeois, voire des aristocrates il me semble.

 

Car quel est le principal argument du prolétariat pour légitimer sa prise de pouvoir ? C’est le nombre. Puisqu’ils sont plus nombreux alors ils sont plus représentatifs du peuple dans son ensemble et de ses aspirations. Et puisqu’ils sont plus nombreux dans le fond, ils ont aussi un potentiel de force plus grand que la bourgeoisie. Dès lors pourquoi devraient-ils subir la frustration d’être sous la coupe d’une culture qui n’est pas la leur ? Evidemment l’argument de la meilleure représentativité du peuple par le prolétariat est assez fort, et il faut bien l’admettre, difficilement contestable. Mais il a une limite forte. Et pour bien en rendre compte, je vais à nouveau devoir faire référence à La sagesse de l’amour de Finkielkraut.

 

Finkielkraut montre dans son livre (dans les derniers chapitres) que dans la logique communiste l’élément liberticide ne vient pas vraiment du pouvoir excessif donné à l’état mais du fait que parce que celui-ci est dirigé par la masse du peuple, et donc ne peut qu’être le reflet de la volonté souveraine de celui-ci, alors on lui donne tous les droits.

 

« Ce n’est pas l’état en tant que tel qui est liberticide, mais l’idée qu’un état a tous les droits du moment que les masses en ont pris possession. »

 

C’est donc "l’idolâtrie du peuple" qui a mené le communisme au totalitarisme, pas celle de l’état [voir edit en fin de billet]. Parce qu’une décision émane de la volonté du peuple elle est légitime pensent certains. Evidemment dit comme ça, ça semble juste. Il s’en faut pourtant de beaucoup. Car la légitimité d’une décision, son aspect moral, juste et bon, ne s’évalue pas au nombre de gens qui y souscrivent. En fait dans ce débat on confond la légitimité de l’appareil chargé de prendre les décisions politiques et la légitimité de ces décisions. Ce sont deux choses différentes pourtant. Et si un gouvernement (et/ou un appareil législatif) trouve pleinement sa légitimité dans le choix qu’en fait le peuple, les décisions qu’il prend ne sont pas illégitimes dans l’absolu quand elles ne sont pas le reflet de la volonté du peuple. Si une population entière exprime demain le souhait que des lois racistes soient instaurées, et bien cette décision ne sera pas légitime, fut-ce 100% de la population qui la souhaite.

 

Mais qu’on ne se méprenne pas, ce n’est pas de ma part une prise de position contre l’expression populaire, surtout pas. Je crois même qu’il serait bon, voire urgent, qu’on mette en place des systèmes qui permettent une expression plus grande et plus efficace de ces « masses ». Car aujourd’hui je crois qu’on entretient une situation dans laquelle l’hégémonie est détenue par un groupe de plus en plus restreint. Et c’est je pense cette restriction grandissante qui est à la source de la crise de représentativité et de confiance dont on souffre, et qui écarte de plus en plus les gens de la politique. Je crois d’ailleurs que c’est là où certains blogueurs comme Versac trouvent un intérêt particulier aux blogs.

 

En d’autres termes, si l’hégémonie de la bourgeoisie ne me semble pas nécessairement devoir être combattue, ce qui importe en revanche c’est de rendre plus accessible les canaux d’expression et de communication, c’est d’étendre l’embourgeoisement pour que ce groupe qui détient l’hégémonie s’élargisse, sans s’en tenir de façon exclusive à la culture qu’il détient, mais en s’enrichissant de ce que ses nouveaux membres vont lui apporter. Ce n’est pas un embourgeoisement imposé que j’imagine mais plutôt un embourgeoisement par ouverture.

 

[Edit: Krysztoff en commentaire m'indique que je me trompe en disant que c'est l'idolâtrie du peuple qui a mené le communisme au totalitarisme, et que le phénomène est bien plus sûrement imputable à la confisquation du pouvoir par l'appareil d'état à son seul profit au mépris justement de celui du peuple. Et il a raison. Je dois confesser que je me suis mélangé les pinceaux sur ce point car en lisant sa réplique j'étais moi-même étonné d'avoir écris cela. Mon idée donc était que l'idolâtrie du peuple fait prendre le risque de dériver vers le totalitarisme, et qu'un peuple tout puissant, et ayant tous les droits sous le seul prétexte qu'il est le peuple, devient nécessairement liberticide s'il n'accompagne pas l'exercice de son pouvoir de règles morales, et de la notion de devoir.

 

Il y a toutefois une petite remarque que l'on peut faire à Krysztoff je crois. C'est que Lénine ou Staline, par le système qu'ils représentaient, et par la personnification très forte à laquelle s'est prêté le communisme russe, étaient eux-mêmes le peuple en quelque sorte. Ils n'étaient pas ses simples représentants comme peuvent l'être nos élus chez nous. Ils étaient plus que ça, ils étaient les icônes personnifiées du peuple russe tout entier. Je crois d'ailleurs que c'est en partie pour ça que leur culte a été si vif. A travers leurs héros, c'est tout le peuple qui se célébrait lui-même. S'ils n'y avaient pas eut ce culte du peuple, peut-être les conditions du totalitarisme stalinien n'auraient-elles pas existé.]

25/12/2005

Auto-shorter de Donnedieu de Vabres

Excellente (si si) interview de notre remarquable (si si aussi) ministre de la culture, Renaud, Donnedieu de Vabres, interrogé sur l'incident qui eut lieu dans la nuit de mercredi à jeudi derniers, reprise en partie dans un article trouvé sur yahoo actualités.

 

On y déniche notamment cette perle :

 

"Je suis quelqu'un d'ouvert. Lorsque des amendements s'inscrivent dans une philosophie que je partage, j'y souscris."

 

Voilà une déclaration d'ouverture qui vaut son pesant de cacahouètes. Donnedieu de Vabres est donc très ouvert aux opinions qui sont identiques aux siennes. Et pour une fois Emmanuel n'aura pas besoin d'user de ses talents pour nous proposer ces versions courtes dont il a le secret.

22/12/2005

Joyeux noël !

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21/12/2005

Amour subit ou choisit ?

Attention, billet long.

 

 

Billet précédent de la série

 

 

Dernière note sur La sagesse de l’amour, pour conclure cette longue série entamée il y a déjà un mois et demi. Il est d’ailleurs temps d’en finir car je sens que mes billets Finkielkrautiens n’ont intéressé que peu de monde, voire ont fait fuir une partie de mon lectorat qui était déjà restreint. J’ai tout de même tenu à aller au bout de ces notes ne serait-ce que pour me constituer à titre très personnel une base de textes de réflexion que je pourrais reprendre plus tard. Que cette démarche un peu égocentrée ne vous empêche pas toutefois de continuer à commenter si vous le souhaitez. Cet espace est fait pour ça.

 

Aujourd’hui je voudrais revenir sur un point spécifique du livre de Finkielkraut, un peu plus éloigné des questions du totalitarisme, du racisme et de l’antisémitisme que je cherchais à préciser par la lecture de son livre, et plus proche de la question de l’amour, du sentiment amoureux. Le sujet en vaut vraiment la peine, et je l’aborde ici avec un vrai plaisir.

 

Finkielkraut, vers la fin de son livre, montre son pessimisme sur la pureté innocente qu’on peut être tenté d’associer au sentiment amoureux. On aurait été surpris qu’il l’évoque autrement tant il insiste dès le début sur la violence que l’intrusion de l’autre fait subir. Double violence puisque non seulement autrui m’arrache à ma quiétude solitaire en surgissant, mais en plus m’impose la responsabilité de son destin, par l’intermédiaire de son visage. Dans cette requête qu’il me fait, il m’accuse a priori  si d’aventure je n’y réponds pas. En même temps qu’il me dégrise de moi-même il me pointe du doigt, moi et ma recherche de tranquillité égoïste.

 

Car pour Finkielkraut il est clair que cette assignation faite par autrui de le prendre en compte n’est pas quelque chose de choisi. C’est l’autre qui s’impose à moi et non moi qui le désire. Je suis en quelque sorte un spectateur impuissant auquel on demande de monter sur scène et de prendre part à la pièce contre son gré. C’est l’autre qui fait irruption et qui m’enchaîne à lui. Ainsi Finkielkraut écrit :

 

« Je suis dérangé, dégrisé de ma vie, réveillé de mon sommeil dogmatique, expulsé de mon royaume d’innocence, et appelé par l’intrusion d’autrui à une responsabilité que je n’ai ni choisie ni voulue. »

« Amour si l’on veut mais amour à contrecoeur ; amour éprouvant ; amour qui est le nom le plus courant de la violence avec laquelle l’autre me débusque. »

Et enfin :

«  Voici mon existence condamnée à ne pas trouver sa justification en elle-même. »

 

En effet, dans la relation qui se noue avec autrui, celui-ci m’indique en quelque sorte que je ne peux pas être sans lui. Puisqu’il condamne la possibilité de mon évitement, il rend illégitime ma solitude. Ma vie ne peut donc plus être vécue seule. Elle doit, pour acquérir sa légitimité, porter attention à autrui. Voilà la violence ultime que celui-ci me fait subir, et à laquelle je peux chercher à échapper (notamment en répondant par la haine nous dit Finkielkraut).

 

Il n’y aurait donc pas de mouvement naturel qui nous pousse vers l’autre. Le lien que l’on noue avec autrui serait avant tout fondé sur une prise de pouvoir imposée par lui, et qui pour moi se fait « à contrecoeur ». Exit la belle idée de l’élan spontané, de l’amour romantique donné sans retenue. Mais alors quid des qualités humaines telles que la générosité, le don, la bonté ? Ne seraient-ce donc que des mots par lesquels nous donnons une image romancée, idéalisée, et dans le fond erronée, de nos comportements ? Voici ce que dit Finkielkraut de la bonté :

 

« Qu’est-ce que la bonté ? C’est le fait de répondre « me voici » à l’interpellation d’un visage […] C’est se sentir mis en question par la voix qui vous parle –obligé, accusé, requis- et c’est accepter cette responsabilité exorbitante. C’est, au lieu de se raidir, ou de se détourner, accueillir le prochain dans la mauvaise conscience, qui est la modalité de l’hospitalité morale. On peut parler de bonté quand un être suspend son mouvement spontané d’exister et se désintéresse de son être pour se préoccuper d’un autre être. »

 

Là encore, la bonté n’est pas au départ un mouvement spontané et gratuit de moi vers l’autre, mais seulement la réponse donnée « dans la mauvaise conscience » à l’appel de l’autre. Finkielkraut voit dans l’amour et la bonté non pas des vertus, mais des charges, des « vocations indésirables » et non désirées, vers lesquelles on ne s’oriente que sous la contrainte, par le fait du sentiment de culpabilité que l’autre a fait naître en nous.

 

Diantre.

 

Avant d’en venir à ma critique de ce point de vue, je voudrais essayer de me faire un peu l’avocat du diable en complétant l’idée de Finkielkraut par ce que j’ai lu chez Laborit (je dois un peu donner l’impression de faire des fixations maniaques sur mes lectures, non ?). Dans l’Eloge de la fuite (suivez ce lien, vous y lirez un excellent texte de synthèse sur les idées sociologiques de Laborit), Laborit décrit l’amour d’une façon qui recoupe en partie la vision de Finkielkraut.

 

L’idée de Laborit (sur l’amour mais aussi sur tous nos comportements) est très bien résumée dans cette phrase : « Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique, nous sommes programmés depuis l’œuf fécondé pour cette seule fin, et toute structure vivante n’a pas d’autre raison d’être que d’être. » En d’autres termes, tous nos prétendus élans bienfaiteurs ne sont que des réponses biologiques, programmées dans nos cellules, afin que notre organisme puisse assurer son équilibre au mieux. Il ne s’agit que de préserver notre structure organique, et pour cela de faire en sorte que nous puissions réaliser nos actions gratifiantes. Mais pour pouvoir les réaliser « ni vu ni connu », nous avons besoin de déculpabiliser nos actions, de leur donner l’apparence du pacifisme inoffensif, voire mieux, d’un sentiment pur et positif envers autrui. C’est le rôle de l’amour qui va permettre de prendre possession de l’autre (cet autre étant notre gratification), de façon exclusive (pas question de partager ! En tout cas si c’est bien l’autre qui est notre gratification, et pas ce que l’on peut accomplir à travers lui), et en donnant à cette manœuvre les atours de la noblesse de coeur.

 

En bref, l’amour n’est que le mensonge que l’on utilise pour cacher la vraie raison de notre liaison avec l’autre : la recherche de la dominance. Là où Finkielkraut voyait dans l’amour la réponse à contrecoeur à la violence faite par l’intrusion de l’autre dans notre vie, Laborit dit lui que l’amour n’est au fond qu’un mot romantique pour cacher une réalité biologique, presque animale, à laquelle nous répondons de façon programmée et où nul véritable sentiment n’intervient.

 

Oui mais voilà, je suis pour ma part un incorrigible romantique. Et bien que Laborit m’a déjà expliqué que la réflexion ne servait dans le fond qu’à donner des alibis à nos choix égocentrés, je veux quand même tenter ma chance.

 

Tout d’abord, il y a je crois une limite dans le raisonnement de Finkielkraut, et qu’on perçoit d’ailleurs quand on lit l’argument de Laborit. Il n’envisage la relation avec l’autre que sous l’angle de celui qui « reçoit l’autre ». A aucun moment il n’envisage la part d’acteur qu’a nécessairement l’individu dans sa confrontation avec autrui. Car si autrui fait intrusion dans ma vie et rompt la tranquillité de ma solitude, je n’exerce pas moins exactement la même pression contre lui. En d’autres termes, il me semble que la première erreur de Finkielkraut (ou disons une limite de son analyse) est qu’il envisage la relation avec l’autre de façon exclusivement unilatérale alors qu’elle est par essence bilatérale. Il n’y a pas seulement un « moi avec l’autre » dans la relation, mais un « nous », une interaction, alors que Finkielkraut en reste imperturbablement à la vision égocentrée de l’individu qui prend l’autre dans la figure (ho ho ho).

 

Dès lors on comprend que chaque détournement du visage de l’autre devient une occasion pour moi de faire un pas et à mon tour de lui signifier l’assignation que je lui fais de me considérer. C’est un échange qui s’installe, où chacun va avancer vers l’autre, céder des parts de son terrain, et conquérir celles que l’autre aura laissées accessibles sur le sien. Là aussi il y a une sorte de contrat qui prend forme, mais dans lequel chacun reçoit et donne.

 

Mais surtout, je crois qu’il y a une faille importante dans les raisonnements de Finkielkraut et de Laborit. C’est que tous les deux n’envisagent l’homme que dans un comportement de réponse à ses pulsions naturelles. Chez le premier l’autre ne peut être violence contre le cours tranquille de ma vie solitaire que si je me perçois uniquement comme individu qui agit en tout pour répondre à ses tendances « naturelles », à ses inclinations, et ceci à l’exclusion de toutes autres considérations. Et chez Laborit, l’argument est encore plus fort : l’homme est un être biologique, comme tous les autres êtres vivants, et en tant que tel toutes ses actions ne sont entreprises que pour assurer son équilibre biologique, comme pour tous les autres êtres vivants. En bref nous sommes tout entiers soumis à notre déterminisme naturel.

 

Cette vision des choses ma paraît partielle. Je ne crois pas comme Finkielkraut et Laborit que l’homme ne puisse orienter son comportement que vers la satisfaction de ses inclinations, même si je leurs reconnais une force que l’on sous-estime largement (sans doute à cause de notre orgueil d’ailleurs). Et c’est peut-être d’ailleurs cette faculté de ne pas toujours agir conformément à ces désirs qui nous différencie du règne des animaux. Mais d’où proviendrait donc cette faculté, cette liberté (il s’agit bien de cela) de s’extraire de son déterminisme et de ses bassesses égoïstes ? De l’exercice de la volonté, qui me permet de dépasser ma recherche du plaisir et d’envisager un bien autre que celui directement orienté vers moi.

 

Car le seul but recherché à travers la réponse à nos inclinations c’est notre plaisir, qu’on confond bien souvent avec le bonheur. Je me souviens d’une émission de télévision où une invitée avait fait cette remarque : « Peut-être que le but de l’humanité n’est pas le bonheur. » Kant répondrait sans doute qu’avant la recherche du bonheur, le premier devoir de l’homme est d’agir conformément à la morale. Avant de chercher à être heureux nous devons d’abord faire en sorte que notre comportement soit conforme aux « maximes qui peuvent s’ériger en lois universelles » (je fais court).

 

Notre nature intègre cette notion de volonté, et notamment de volonté bonne ou tout du moins (Kant lui-même s’interrogeait sur l’existence de cette volonté bonne dans Les Fondements de la métaphysique des moeurs) cette recherche d’une volonté bonne. Etre homme c’est donc aussi dépasser ses inclinations par cette recherche, par cette tension vers cet horizon idéal de l’exercice d’une volonté bonne. Loin de contrefaire ma nature par cette recherche je l’exprime au contraire dans ce qu’elle a de plus abouti.

 

Ainsi, il m’est possible de choisir, de décider de m’élever au-delà de mes inclinations, au-delà de mon déterminisme biologique. Car réaliser entièrement ma nature d’homme c’est peut-être justement apprendre à me dompter moi-même, à apprivoiser ma nature biologique, et à décider de me rendre d’emblée vulnérable à l’intrusion de l’autre. Il perd alors son statut d’intrus non désiré. Certes il continue d’exercer une pression sur ma vie (mais le terme de violence me semble en partie exagéré), mais cette pression je l’ai acceptée a priori, en acceptant la vulnérabilité par laquelle je peut m’offrir à l’autre et rompre avec mon existence égoïste. Le « me voici » de Finkielkraut n’est plus une réponse donnée à la requête de l’autre, il intervient avant même que celui-ci n’ait surgit. C’est le sacrifice préalable de la part égoïste de mes inclinations, c’est le renoncement choisi, voulu à la satisfaction systématique de mon plaisir.

 

Et c’est par ce choix, par cette acceptation de cette humilité d’être d’emblée accessible à l’autre et de lui offrir des parts de mon territoire, que j’exprime pleinement ma nature d’homme, et que je transcende en moi celui qui est « les liens qu’il tisse avec les autres ». La faculté d’aimer pourrait donc être la sagesse et la supériorité de l’homme sur le règne animal, le choix contre nature qui se transforme en affirmation de sa vraie nature.

20/12/2005

Stress, humour et commissariat

Une fois n'est pas coutume, je recopie in extenso un passage rédigé sur mon site de gestion du stress pour le sujet d'aujourd'hui, auquel il ne me semble pas utile d'ajouter grand chose.

 

"L'humour permet de prendre de la distance par rapport aux événements qui nous affectent. Du point de vue psychologique, le rire est une détente pour l'esprit. Il possède une action relaxante. C'est une défense contre le stress, et la tristesse. Pour les psychanalystes, l'humour et le rire sont un moyen de détourner la souffrance psychique et de se protéger : c'est un processus de défense, "une sorte de réflexe de fuite dont la tâche est de prévenir la naissance du déplaisir". Beaumarchais disait déjà "je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer". Mais le rire n'a pas qu'une efficacité psychique. Il a aussi des vertus physiologiques. Sous l'effet du rire, le diaphragme subit des contractions/décontractions alternatives qui contribuent à réaliser une véritable gymnastique interne, agissant sur les poumons, les organes abdominaux et le système cardio-vasculaire. Cette sorte de massage interne serait responsable du sentiment de bien-être et de décontraction que l'on ressent après un bon fou rire. Plus globalement, le rire diminue le tonus musculaire général et élimine ainsi tensions et agressivité."

 

 

Par exemple, hier au commissariat au milieu de la plainte déposée pour agression, l'inspecteur reprend un extrait de la déclaration: "son compagnon était sur le trottoir au bout de la rue, et faisait le guet". J'ai d'abord un peu tilté sur l'usage du terme "compagnon" (on dit plutôt complice que compagnon, non?) mais ce n'est que quelques instants après, en repassant toute la phrase dans ma tête, que j'ai éclaté de rire !

 

 

Et ben ça m'a vachement décontracté le diaphragme.

14/12/2005

Aux sources du racisme et de l'antisémitisme (tentative de conclusion)

Billet précédent de la série

 

Je termine presque ma lecture de La sagesse de l’amour de Finkielkraut. J'ai conscience que l'étude que je mène ici est un peu en déphasage avec l'actualité de l'auteur. Mais d'autres (et notamment eux) parlent déjà de façon intéressante de cette actualité, et peut-être l'étude dépassionnée d'un texte de fond de l'auteur pourra-t-elle aussi apporter son grain à ces discussions animées.

 

Aujourd’hui je voudrais compléter la réflexion que j’avais entamée dans mon billet précédent sur les sources du racisme et de l’antisémitisme. A nouveau je vais procéder en traitant séparément racisme et antisémitisme, afin que mon propos soit le plus clair et le plus ordonné possible. J’avais avancé que le racisme « classique » naissait notamment de ce que la couleur de l’autre stigmatisait sa différence et interdisait ma tentative d’échapper à celle-ci. Lorsque le visage de l’autre m’assigne la responsabilité de le considérer, mon premier réflexe est de chercher une échappatoire, une issue qui me permette de retrouver ma quiétude initiale, mon innocence tranquille. Mais si je peux espérer y parvenir en face d’un visage qui me ressemble (et tous les critères peuvent intervenir pour établir cette ressemblance, la couleur de peau bien sûr, mais aussi l’origine culturelle, les critères sociaux, etc.), cette tentative est d’emblée réduite à néant face à un visage qui exprime aussi violemment sa différence que par sa couleur de peau. Impossible d’y échapper.

 

Mais un aspect important du racisme m’a échappé dans ma première analyse. Et qui intervient autant dans l’antisémitisme. C’est la vision hiérarchique des hommes qui prévaut dans ces idéologies. Que dirent les premiers conquérants européens lorsqu’ils découvrirent ces peuples « barbares » d’Amérique ou d’Afrique ? Ces gens-là ne sont pas des hommes. Ce sont des sauvages qui ne nous sont nullement comparables. Ils n’ont pas la même valeur que nous, il y a une hiérarchie dans la valeur que l’on peut accorder aux êtres vivants et ceux-là nous sont inférieurs. Comment cette hiérarchie est-elle établie ? Et bien justement par la différence visible que l’autre m’offre. Sa seule différence me permet de dire qu’il existe une hiérarchie. Elle me donne l’opportunité de dire : « puisque nous sommes différents, nous ne pouvons pas avoir la même valeur ». C’est là presque uniquement une question de logique. En effet, si deux éléments sont différents, c’est qu’ils n’ont pas les mêmes caractéristiques, et partant, ils ne peuvent pas avoir les mêmes vertus. Désormais le plus important est fait. Il existe une hiérarchie dans la valeur des hommes, et sa seule réalité va suffire à justifier toutes les discriminations possibles.

 

Car à partir du moment où c’est moi qui établis l’existence de cette hiérarchie il m’est facile et « naturel » de me situer tout en haut de cette échelle. C’est ma culture, mon niveau de maîtrise technologique, l’ancienneté de mon histoire qui vont m’apporter les arguments justificatifs de ma supériorité. Voire encore plus simplement la démonstration de ma supériorité en force : je suis le conquérant, c’est donc bien moi le dominant, l’être supérieur. Voilà l’alibi suprême que se donne le racisme contre l’homme de couleur. Il n’y a pas à le traiter avec autant d’égard que j’attends moi-même d’être traité car il n’a pas la même valeur que moi. Il apparaît dès lors logique que j’étalonne mon comportement vis-à-vis de lui en fonction de sa « vraie valeur ».

 

Cette erreur reste très argumentée et c’est la raison pour laquelle on a encore souvent bien du mal à s’en dépatouiller et à la déconstruire. Mais pourtant elle est énorme. Parce qu’elle assimile les personnes à leurs caractéristiques. Dans le fond ce qu’elle dit ce n’est rien d’autre que : « tu es les caractéristiques dont je te qualifie », « tu es ce que je vois en toi », « ma carte est la vérité de ton territoire ». Elle clame de façon définitive que l’autre est bien cet assemblage de qualificatifs qu’on a fait de lui, et rien d’autre que cela. Il est son masque, ce que j’affirme être son « vrai visage ». Son visage nu n’existe pas. On oublie par là que l’homme n’est pas ce qu’il a ni ce qu’il fait (à ce sujet, c’est un sentiment assez particulier de voir certaines notions sur lesquelles je réfléchis de façon particulière depuis l’ouverture de mon blog se recouper et parfois se renforcer, se préciser les unes les autres). Mais je reviendrai là-dessus dans ma conclusion.

 

Passons maintenant à l’antisémitisme. Le point particulier de la haine du juif me semblait être essentiellement que celui-ci, alors même que par l’apparition de son visage me donnait la responsabilité de le considérer, m’indiquait par son comportement, par sa « force » qu’il n’avait pas besoin de ma sollicitude. Il m’oblige et simultanément me dit qu’il n’a pas besoin de moi, que je lui suis inutile, il m’interdit le passage. Et je lis dans les dernières pages du livre de Finkielkraut un passage qui me semble valider l’idée que j’avais ainsi formulée.

 

« Le grief le plus ancien dirigé contre les juifs vise […] leur fidélité tenace à un mode de vie rigoureux, leur fermeture au monde et les barrières qu’ils dressent, comme à plaisir, entre eux et le reste de l’humanité. »

 

Mais Finkielkraut avance un autre élément, qui n’intervient que dans l’antisémitisme, et vient s’ajouter à la partition du rejet. C’est l’insaisissabilité de la différence du juif, son caractère vaporeux, presque fantomatique. On ne parvient pas à l’identifier clairement et à la catégoriser. Elle est impalpable et ne se laisse pas enfermer aussi simplement qu’une « bonne vieille couleur de peau noire » (mon expression).

 

« La différence juive n’est inquiétante que parce qu’elle est inassignable. »

 

On leur reproche d’être une société invisible, serpentaire, qui complote dans son intérêt et contre celui des autres. Le juif n’offre donc pas la simplicité de la différence visible et clairement identifiable. Et c’est là sa plus grande « trahison ontologique » dit Finkielkraut. De ne pas dévoiler sa différence de façon à ce que je puisse m’en saisir facilement. Et en réfléchissant bien c’est très probablement ce défaut de différence visible qui a poussé les nazis à réclamer le port de l’étoile de David en brassard. Ainsi ils disposaient d’un signe extérieur distinctif qui leur permettait de reconnaître le juif parmi les autres. La société secrète était enfin dévoilée au grand jour.

 

Je voudrais terminer cette analyse par un point précis évoqué par Finkielkraut dans sa description des mécanismes qui ont rendu la solution finale possible. Il montre, notamment à travers le témoignage recueilli à l’époque d’un chef de camp, le rôle de l’indifférence dans le geste terminal qui a envoyé des millions d’individu dans les fours crématoires. Lorsqu’on lui demande comment il a pu agir ainsi, ce chef de camp indique qu’il ne voyait pas en eux des hommes. Ils n’étaient qu’un magma informe de chair grouillante et gesticulante. C’est notamment la raison pour laquelle ils faisaient enlevé aux déportés leurs vêtements avant de les gazer. Pour ne plus avoir à affronter leur réalité, leur visage, celui-ci se faisant, presque littéralement, recouvrir par leurs corps dénudés. Les visages n’étaient alors plus visages mais seulement peau uniforme, extrémités d’un bloc uni et non identifiable comme être humain. C’est bien l’indifférence qui a permis de dépasser tous les stades de l’horreur. Mais Finkielkraut semble hésiter sur le rôle de l’indifférence et il la mélange à l’expression de la haine.

 

« Avec le nazisme, ce principe d’indifférence littéralement déchaîné, se répand partout, jusque dans le domaine qui lui paraît le plus irréductible : la haine de l’autre homme. »

 

Je crois précisément que si les nazis avaient « seulement » haït les juifs, ils n’auraient pas pu se livrer à une destruction aussi systématique. C’est parce qu’ils ont élevé l’indifférence à son plus haut degré, qu’ils ont pu adopter une démarche aussi dépassionnée de tuerie méthodique, organisée, industrielle. On voit là clairement pourquoi, comme je le disais dans un billet plus ancien, l’indifférence c’est la mort, la négation le plus aboutie de l’autre.

D’ailleurs plus loin, Finkielkraut semble rejoindre cette idée (c’est bien pourquoi il me semble un peu confus sur ce point précis du rôle de l’indifférence) lorsqu'il écrit :

 

« Parce qu’était neutralisé le visage de ses victimes, tout lui était possible. Tout, c’est-à-dire le dépassement des limites dans lesquelles le Mal reste maintenu lorsqu’il fonctionne à la rage et n’obéit qu’aux impulsions de la bestialité. »

 

J’aurais peut-être quant à moi ajouter « et de la haine » pour finir sa phrase.

 

Il est temps maintenant de conclure sur les sources du racisme et de l’antisémitisme. Fondamentalement ces deux comportements  se fondent sur le rejet de l’autre en tant qu’homme. C’est parce qu’on trouve une façon de nier à l’autre sa qualité d’homme qu’on peut se permettre de le haïr et de le rejeter. Si l’on ne trouvait pas de moyen pour supposer cette non humanité de l’autre, la tâche de son rejet serait insurmontable. J’ai toujours pensé qu’un des moteurs principaux de nos actions et de nos choix est de maintenir toujours et en toute circonstance notre innocence initiale. Nous ne tolérons pas d’être accusables de quelque chose, et cherchons sans cesse à nous disculper, voire à nous trouver de bons sentiments pour cacher nos penchants égoïstes ou destructeurs des autres (je fais très très court là). Le racisme et l’antisémitisme doivent eux aussi résoudre ce dilemme. Il leur faut un alibi, une justification, et la plus argumentée possible pour qu’elle offre un minimum d’angles d’attaque, pour pouvoir « s’épanouir » complètement, pour être absout de la faute qu’ils commettent.

 

Comment faire en sorte de préserver, au moins pour soi, l’image de l’innocence, de la bonne vertu morale ? Et bien en annihilant l’inhumanité de notre action par la déshumanisation de notre victime. On ne fait pas de mal à proprement parler à un masque, à un morceau de chair. Et dès que la barrière morale a sauté, tout est permis, on peut se déchaîner. Parce que je ne vois qu’un tas de chair informe dépourvue de visage et d’humanité s’avancer vers les chambres à gaz, je peux tolérer la tuerie systématique à laquelle je me prête. Effrayant aveuglement que celui de la négation de l’humanité de l’autre, que cette indifférence programmée pour absoudre des fautes commises.

 

« Techniquement » si j'ose dire, cette déshumanisation de l’autre passe par la stigmatisation de sa différence : la couleur de peau, le brassard avec l’étoile de David. Une fois que l’autre est différent et reconnu comme tel, je peux envisager par un raisonnement « logique » qu’il existe une hiérarchie dans la valeur des hommes. Et puisque c’est moi qui établit cette hiérarchie cela me place naturellement en haut de celle-ci. Je suis le décidant, celui qui défini pour les autres quelle place leur revient. Puisque l’autre m’est inférieur, alors je peux, en toute logique, le traiter comme tel, et donc avoir moins d’égard pour lui que j’attends d’en recevoir.

 

En fait dans ce processus de rejet on s’aperçoit que systématiquement on fait parler en l’autre son milieu, son histoire et son passé. Ce n’est pas l’autre qui me fait face mais ce à quoi je le rattache culturellement et en quoi je crois percevoir la réalité de son être. Il est possédé par son environnement, et n’existe pas en tant que tel. On oublie ici la complexité de l’individu qui, si elle se nourrit de son environnement, de ses expériences, de ses lectures, etc. n’en est pas pour autant réductible à ces seuls éléments extérieurs. Je ne suis pas La sagesse de l’amour, je ne suis pas la gestion du stress, je ne suis pas mes haïkus. Bien sûr ils désignent certains de mes caractères, mais ils ne suffisent pas à m’identifier, à me donner mon identité.

 

Et surtout, j’en reviens à ce que j’indiquais dans cet ancien billet : fondamentalement, j’ai la même valeur que tout autre homme que moi, quelques soient les actions de celui-ci, quel que soit son passé ou même que ses intentions. Cela ne veut pas dire qu’on doit nier les différences qui peuvent tout de même exister entre les individus. Mais il faut les remettre à leur place. Ce qui est différent, ce sont nos attributs, nos goûts, bref les signes extérieurs qui soulignent nos choix et nos orientations, mais seulement cela. Ce sont éventuellement nos passés et nos intentions qui n’ont pas les mêmes valeurs, et que l’on peut juger et condamner, mais moi, en tant qu’homme, je ne puis établir de hiérarchie entre moi et l’autre. L’autre me vaut, et je le vaux. Il est mon semblable, et dans l’interaction qui se joue dans l’échange de nos regards (interaction que Finkielkraut oublie d’ailleurs complètement dans son livre et sur laquelle j’espère revenir dans un prochain billet) je me reconnais en lui, je comprends que répondre à son assignation, c’est répondre simultanément, et pour moi-même, à celle que je lui soumets. Parce que c’est en traitant l’autre en homme que je manifeste, que j’affirme en même temps ma nature d’homme.

 

Billet suivant de la série

13/12/2005

Partition neuve

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Attraper les absences, les doutes, les murmures,

Capturer les maux, les souffles et les silences

 

Puis délier les paroles

Les tracer en portée joyeuse, en notes vives.

 

Et jouer la horde éclatante du renouveau

 

 

 

A lire en fredonnant la musique pour soi (saurez-vous trouver de quel morceau il s’agit ?)

12/12/2005

Stress et croyances

Nos croyances interviennent à plein dans le niveau de notre stress face à telle ou telle situation. Parce qu’elles influencent notre manière de réagir face à ces situations, elles nous conditionnent à les recevoir de telle ou telle manières. Ainsi, un contrôle policier pourra-t-il engendrer des réactions différentes selon la façon d’appréhender le rôle des policiers. Quelqu’un qui aura été éduqué d’une façon très protégée, et n’ayant vu des uniformes que dans Julie Lescaut pourra ressentir un stress important lors d’un banal contrôle d’identité, alors que pour le d’jeun de banlieue ayant la chance d’appartenir aux « minorités visibles » ce sera là l’occasion d’une bonne rigolade et du renouvellement du lien de franche camaraderie qui l’unit aux gardiens de l’ordre public.

 

Il en va de même au travail. Pour celui qui perçoit l’entreprise comme un lieu d’oppression et d’exploitation de l’homme, le stress lié au travail sera très important. En revanche le jeune issu d’école de commerce qui verra dans l’entreprise l’outil par lequel il va enfin pouvoir montrer tout ce qu’il vaut et qui a tant manqué au monde pendant tout le temps de ses études sera beaucoup moins stressé : pour lui l’entreprise n’est pas un lieu d’oppression mais au contraire celui qui va lui donner sa chance, celui par lequel il va se réaliser et s’épanouir.

 

C’est parce que nos croyances ont un impact fort sur notre stress qu’un travail de fond sur soi-même est nécessaire si l’on veut réellement apprendre à gérer son stress. Parce que nos croyances, bien souvent, presque tout le temps même, nous viennent d’expériences lointaines, de conditionnements, d’éléments profonds de notre éducation (ou de notre construction pour reprendre un terme intéressant de Quoique). Travailler sur nos croyances, ce n’est pas pour autant les déconstruire complètement, sous peine de prendre le risque de défaire tout à fait nos repères, ce qui engendrerait sans doute un stress bien plus grand. Il s’agit en revanche de savoir les mesurer pour leur donner leur juste place, et permettre des remises en cause lorsque cela est nécessaire, afin d’acquérir une plus grande fléxibilité.

 

Et bien sûr les croyances religieuses figurent parmi les plus importantes. Une étude étonnante coréalisée en 2000 par David Larson et compilant les données de 42 recherches a d’ailleurs montré que « avoir la foi et pratiquer sa religion prolongerait l’espérance de vie de 29% » ! La prière apparaît notamment comme un très bon « médicament » anti-stress. Elle agit sur l’hypothalamus qui influe sur le rythme cardiaque et la tension artérielle, ainsi que sur la production d’hormone comme le cortisol (le niveau de cortisol est directement en relation avec notre sensation de stress). Qu’on comprenne bien : ce qui importe ici ce n’est évidemment pas les signes extérieurs de la foi, mais l’enracinement de celle-ci pour la personne. Quelqu’un qui vivra pleinement sa foi aura un outil de plus pour gérer son stress. (Je précise que personnellement je suis non croyant).

 

On voit ici qu’en introduisant les croyances dans nos sources de stress, on va pouvoir formuler une critique de l’échelle de Holmes et Rahe, proposée en 1967 et dont voici le détail (mis sous forme Excel). L'échelle Holmes-Rahe est utilisée pour calculer le niveau de stress et déterminer la probabilité que la santé soit affectée au cours de l'année qui vient. Ne tenez compte que des événements qui se sont produits au cours des 24 derniers mois et calculer votre niveau de stress en additionnant les points qui correspondent aux différents évènements listés.

 

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Si d'autres événements ou situations stressantes se sont produits au cours des 24 derniers mois, vous devez les noter en leur accordant une valeur identique à celle d'événements comparables (ex: grève et modification des conditions de vie, conflit avec des collègues de travail et problèmes avec les beaux-parents, etc.). Vous ajouterez leur valeur à celle du total de vos points.

Résultats

Moins de 150 points: stress modéré

Entre 150 et 300 points : stress élevé

Plus de 300 points : stress très élevé

 

Quand on lit certains évènements listés sur l’échelle de Holmes et Rahe on peut être surpris. Personnellement, je suis étonné que le mariage figure parmi ceux-ci, et encore plus les voyages ou les vacances. Mais je comprends que ma manière d’appréhender ces évènements peut être différente pour d’autres. Ceux qui n’ont jamais voyagé dans leur vie doivent effectivement se sentir peu à leur aise le jour du départ, et pour ceux qui vivent leur ont une vie privée décevante ou stressante, la venue des vacances n’est pas forcément une bonne nouvelle. Mais on se rend bien compte ici qu’il est nécessaire d’intégrer ces éléments pour bien juger de l’impact de ces évènements. Et c’est la première limite de l’échelle de Holmes et Rahe, que certains relèvent avec humour.

 

Mais à mon sens, il y a un deuxième défaut dans cette échelle, et qui est peut-être encore plus grave, parce qu’il ne concerne pas la méthode de celle-ci, mais son projet. Imaginez quelqu’un qui ne parvient pas à se sortir de ses problèmes et qui va rechercher fiévreusement une solution pour réduire son stress. Si cette personne applique au premier degré la solution implicite de la méthode Holmes et Rahe que va-t-elle faire ? Et bien elle va très logiquement se mettre en situation d’éviter tous les évènements de la liste. Et comment peut-elle réussir ce pari ? En limitant au maximum l’apparition d’évènement dans sa vie, en balisant son environnement et son quotidien de sorte qu’aucune surprise (bonne ou mauvaise si l’on suit la logique de l’échelle) ne vienne « perturber «  la course de sa vie. Bref, en ne vivant plus. On comprend immédiatement que cette logique est néfaste. Quel stress ressentira cette personne lorsqu’à 40 ans elle se retournera sur sa vie et qu’elle ne verra rien ! Le problème n’est donc pas de limiter les facteurs de stress, mais d’apprendre à les gérer, à les accepter pour ce qu’ils sont, et seulement pour ce qu’ils sont.

09/12/2005

La culture d'origine: Kelman & Krysztoff v Mona Cholet

Krysztoff a produit hier un billet intéressant issu de sa lecture du livre de Gaston Kelman « Je suis noir et je n’aime pas le manioc », qui l’a visiblement pas mal marqué. Une des idées les plus intéressantes qu’il rapporte est la déconstruction faite par Gaston Kelman de la notion de « culture d’origine » à laquelle on chercherait encore (trop) souvent à rattacher les enfants d’anciens immigrés (ou les enfants des enfants d’immigrés, ou… etc). On attribue à ces personnes, de façon presque pathologique, une culture originelle qui est celle du pays d’où viennent leurs aïeux, alors même qu’ils n’ont jamais connu autre chose que la France et ne sont parfois jamais parti à l’étranger.

 

Ainsi, Kelman relève l’idée qui me semble très juste que ces jeunes fils et filles d’immigrés sont bien plus rattachés à la culture française qu’à tout autre. Un jeune qui est né en banlieue parisienne et y a vécu toute sa vie est culturellement parlant plus proche d’un parisien dont toute la lignée a vécu en France que des habitants du pays d’où venaient ses parents. Et ainsi, il ne s’agit pas du tout d’intégrer ses jeunes à la société française, mais bien de reconnaître enfin leur appartenance pleine et entière à notre société et à notre culture. Ils n’en sont pas des éléments originaux auxquels échouerait un travail d’inscription de notre culture dans leur comportement. Le « travail » revient surtout à ceux de souche gauloise qui n’acceptent toujours pas que ces descendants d’immigrés sont bel et bien des citoyens français à part entière.

 

Cette idée de Kelman est intéressante et je crois qu’elle devrait être un des fondements de la réflexion à mener dans la lutte contre certains processus d’exclusion. Mais j’y vois une limite, que relève en partie Mona Cholet dans l’article qu’elle a rédigé en avril 2004 au sujet du livre de Kelman, et que Krysztoff indique en lien. Je dois d’abord dire que si je trouve des éléments intéressants dans son texte, Mona Cholet ne me paraît pas moins procéder à une caricature très excessive de la pensée de Kelman. Mais donc, je vois une limite aux propos de celui-ci, et qui est très manifeste lorsque Krysztoff résume son idée en disant : « oui, culturellement parlant, ses ancêtres sont bien des gaulois ».

 

Il me semble que Kelman et Krysztoff vont trop vite sur ce point. Parce qu’il choisissent pour ces individus à quelle culture ceux-ci doivent se rattacher, alors que cela ne peut provenir que du propre choix des intéressés. Certes ils sont nés (et peut-être déjà leurs parents, voire leurs grands-parents) en France, et y ont vécu toute leurs vies. Mais pourquoi cela devrait-il signifier qu’ils doivent assimiler intégralement la culture française presqu’au point de renier de leurs origines anciennes ? S’ils se sentent proches de cette culture originelle, je ne vois pas de raison de les en déraciner, même s’ils vivent en France sous l’auspice de nos lois et de nos institutions. C’est à eux de déterminer à quelle culture ils entendent le plus se rattacher.

 

Pour que mon idée soit claire je vais tenter une analogie avec un enfant adopté. Un jour ses parents adoptifs lui annoncent qu’ils ne sont pas ses géniteurs. Ce jour là, libre à lui s’il le souhaite de chercher ses « vrais parents ». Il peut tout à fait décider de ne pas entreprendre de recherches, comme il peut au contraire chercher à comprendre plus précisément d’où il vient. Et s’il retrouve ses géniteurs, il doit pouvoir être libre de choisir de rester avec eux ou du moins de les intégrer pleinement à sa vie, ou de ne pas le faire.

 

A mon sens il en va de même pour les individus issus de près ou de loin à une culture étrangère. Qu’on me comprenne bien (et je pense que Krysztoff a d’abord dû sursauter en lisant mes premières lignes). Il ne s’agit bien sûr pas d’accepter ces personnes et leurs cultures quoi qu’il en coûte, et entre autre au détriment de la nôtre. S’il y a un élément dans leurs cultures qui est en contradiction forte avec nos valeurs, et notamment avec notre droit, il ne me semble pas normal qu’il soit accepté. Certes une certaine flexibilité a priori doit à mon avis présider vis-à-vis de ces différences afin de ne pas les rejeter de façon trop mécanique (sinon on s’interdit d’évoluer), mais il serait je crois idiot de décréter qu’on peut tout accepter. La différence n’est pas nécessairement belle parce qu’elle est différence. Il faut savoir l’évaluer, la mesurer, la juger pour ce qu’elle est vraiment.

 

Mais dans la mesure où leurs cultures ne rentrent pas en conflit avec la nôtre, ou leur expression ne devient pas exclusive de nos valeurs, et qu’elles apportent la richesse de leur altérité (promis bientôt j’arrêterai de me gargariser avec ce terme), elles doivent pouvoir être accueillies à bras ouverts. Ou alors c’est qu’on a une vision figée de la société, qu’on ne lui donne pas les chances de découvrir d'autres horizons et d’évoluer. Et même, la fierté que peut ressentir une personne quant à ses origines ne me paraît pas nécessairement en contradiction avec son acceptation de la culture du pays où elle vit. On peut tout à fait être fier du passé de ses ancêtres sans pour autant rejeter le système dans lequel on vit parce que celui-ci est différent. C’est simplement l’affirmation de (toute) son identité, et cela ne signifie pas forcément que celle-ci est réduite à cette fierté et qu’elle n’est pas autant construite par son environnement quotidien.

 

D’ailleurs on s’aperçoit là que le vrai problème n’est pas que certains aient choisi de se rattacher à la culture de leurs (parfois lointaines) origines, mais plus qu’ils l’ont fait de façon exclusive, c’est-à-dire en rejet de toute autre culture et en particulier de la nôtre.  Ce n’est donc pas en proposant à notre tour un système exclusif qu’on pourra résoudre ce problème. On ne ferait ainsi qu’exacerber le conflit en radicalisant encore plus les positions.  C’est une culture de la tolérance et de l’ouverture saines qui doit être favorisée. Quand je dis « saines » cela veut dire, en respect de règles sans lesquelles cette tolérance et cette ouverture ne seraient qu’un « gant sans main » (expression que j’emprunte à Kandinsky), parce qu’inapplicable.