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28/02/2006

Football et amendes singées

Flash info: petit ajout en bas de note.

 

Une dépêche AFP nous apprend ce soir que le club de Saragosse a été puni d'une amende de 9000 euros suite aux cris racistes adressés en particulier au Camerounais Samuel Eto'o lors du match qui a opposé son club, le FC Barcelone, à Saragosse samedi dernier (et lors duquel ledit Eto'o a été à l'origine du deuxième but d'une victoire probante). 9000 euros. Même pas un pichenette. Ce montant est à ce point ridicule qu'on se demanderait même si ce n'est pas un clin d'oeil fait au club pour les féliciter.

 

Je trouve cette décision inadmissible, odieuse, insultante pour le joueur, pour son équipe, mais aussi pour tous ceux qui aimeraient croire encore que le monde du football n'est pas en train de sombrer dans le racisme ordinaire. Qu'on se rappelle bien en 2004 des propos du sélectionneur espagnol qui avait traité Thierry Henry de "nègre de merde", qu'on se rappelle bien des cris de singes qui accompagnent trop souvent les joueurs de couleur sur les terrains espagnols, qu'on se rappelle bien des saluts fascistes de Di Canio, des banderoles nazis dans les stades italiens, et la petitesse des réactions qui les avaient suivis.

 

Je ne cite ici que les affaires qui m'ont le plus marqué, le hooliganisme anglais n'est guère plus défendable, et nous connaissons aussi en France des dérives. Mais la pente suivie ne porte guère à l'optimisme. Et si les instances officielles du foot elles-mêmes agissent comme s'il ne s'agissait là que de banales affaires, il est bien évident qu'aucune amélioration n'est à espérer. Pour ma part, j'estime que si un sport aussi populaire à travers le monde ne sait pas montrer une attitude plus responsable et plus ferme envers les dérives racistes et antisémites dans ses stades, il se rend hautement coupable. Nous pouvons tous sortir notre carton rouge ce soir.

 

Ajout du lendemain: une idée me vient qui pourrait à mon avis tout à fait améliorer l'esprit du foot, tant des joueurs que des supporters: s'inspirer un peu de l'ultimate frisbee. Petit extrait des règles officielle du jeu pour vous donner une idée de son esprit (lien vers les règles intégrales ici, en anglais):

 

"Spirit of the Game -- Ultimate stresses sportsmanship and fair play. Competitive play is encouraged, but never at the expense of respect between players, adherence to the rules, and the basic joy of play."

 

Un truc très intéressant et motivant dans l'ultimate frisbee c'est que la place donnée au fairplay est loin d'être ténue. A chaque championnat une coupe du fairplay est donnée à l'équipe dont le comportement a été jugé le plus en accord avec l'esprit du jeu. Et cette coupe a un très grand prestige. Même si l'équipe qui la gagne est la dernière de la compétition elle est très respectée du seul fait d'avoir cette coupe.

 

La FIFA pourrait tout à fait envisager d'encourager le fairplay sur le terrain et en dehors par la remise d'une coupe de ce genre, en accompagnant cette nouvelle démarche d'une campagne de communication efficace. C'est bête comme chou, il faut donner aux gens le sentiment qu'ils se grandissent, qu'ils gagnent en prestige, en agissant par fairplay. Tant qu'ils ne voient pas de gain dans une modification de leur comportement, il y a peu à espérer. C'est malheureux, mais c'est comme ça. Evidemment je ne me fais aucune illusion sur la probabilité qu'une telle démarche soit adoptée. Et pourtant je suis convaincu qu'elle pourrait remporter un franc succès.

27/02/2006

Libérer la parole et la plume

Le lundi matin, j'aime bien commencer la journée en parcourant les dernières cartes reçues par Postsecret. Il y en a des drôles, d'autres qui sont touchantes, certaines sont même très émouvantes. J'y reste rarement totalement insensible. Et, chose un peu étonnante, ce qui se dégage presque systématiquement à la lecture des cartes les plus tristes, c'est l'impression d'un soulagement, voire d'une sérénité à les avoir envoyées.

 

Postsecret offre un espace libre et ouvert qui sert certainement à certains de défouloir où ils peuvent enfin livrer leurs secrets les plus lourds. Ces personnes trouvent ainsi ce site un endroit où ils peuvent en toute liberté "mettre des mots sur les maux". C'est là une des démarches les plus bénéfiques pour parvenir à alléger son stress et sa souffrance. Mettre des mots sur les maux est une méthode efficace pour reconnaître la source de son mal et l'alléger.

 

Une expérience de Joshua Smyth et coll. réalisée il y a déjà plus de 15 ans a démontré les bienfaits thérapeutiques qu'apporte le fait d'écrire noir sur blanc ses difficultés. En constituant deux groupes parmis 112 patients souffrant tous de polyarthrite rhumatoïde, les médecins ont constaté des améliorations significatives chez ceux auxquels ils avaient demandé de "relater par écrit l'expérience la plus désagréable de leur vie". Les explications de ces améliorations ne sont pas faciles à établir et on ne peut guère en rester qu'à des hypothèses, mais les patients de ce groupe auraient notamment tous fait état d'un "bouleversement émotionnel très important" durant l'épreuve.

 

En fait on s'aperçoit que cette démarche est un moyen pour la personne qui souffre de rompre sa solitude dans la douleur. Elle peut enfin briser l'inhibition de l'action dans laquelle elle s'était enfermée avec son secret. C'est d'ailleurs d'autant plus facile et efficace sur Postsecret que les envois restent anonymes, qu'ils sont lus, et par beaucoup de monde, ce qui procure sans doute aux personnes qui postent leurs messages le sentiment, même diffus, d'être entendues voire comprises, et qu'ils se fondent dans une masse de messages dont certains sont plutôt humoristiques ce qui allége le poids de l'ensemble.

 

Le mieux est encore de parvenir à trouver quelqu'un à qui on peut livrer ses difficultés. Se sentir accompagné et soutenu est quasiment indispensable pour parvenir à surpasser les difficultés personnelles les plus lourdes. Et il n'y a pas de pire piège que de s'enfoncer dans la solitude. Mais prendre une feuille de papier et commencer à écrire ce qu'on ressent est déjà un pas pour se sentir mieux.

 

P.S: et navré si j'ai déçu certains qui espéraient lire un énième billet sur la liberté d'expression.

24/02/2006

Magic Nelson

Cet après-midi Nelson s'est véritablement surpassé dans son commentaire de l'épreuve du 10000m de patinage de vitesse masculine, et cette prestation hors norme qu'il a livrée mérite largement qu'on la souligne.

 

Dans le duel qui opposait un norvégien dont je n'ai pas retenu le nom, au néerlandais Bob de Jong, qui allait devenir quelques instants plus tard le nouveau champion olympique de la discipline, notre Nelson national nous a offert une extraordinaire envolée lyrique de plus de 10 minutes dont quelques moments devraient être inscrits pour toujours dans les mémoires des téléspectateurs et servir de modèle dans les écoles du commentariat sportif.

 

Il nous a passé à la moulinette tous les adjectifs de l'exploit figurant dans l'encyclopédie Larousse en 18 volumes, tour après tour il n'en finissait plus de s'extasier sur la dragée sévère que le néerlandais était en train de poser à son rival, on a même refait un tour sur l'histoire d'Hannibal franchissant les Alpes à dos d'éléphants lorsqu'il évoqua la joie que devait ressentir les supporters du maillot orange (je ne me souviens absolument plus comment il en est arrivé là). Nelson était inarrêtable.

 

Mais le moment de grâce fut atteint lorsqu'à bout de mot pour décrire la mine posée par l'homme en collant, il finit par lâcher l'expression "cuissu batave" pour désigner l'individu: "le cuissu batave est en train de reléguer ses adversaires loin derrière lui !" Nelson était alors totalement en transe, on aurait dit que son travail de commentateur se suffisait à lui-même, qu'il n'avait même plus besoin du moindre support de l'image pour s'épanouir. Et moi je gisais sur le sol, plié de rire.

La dépendance dans la relation d'aide

Billet précédent de la série

 

Attention, billet long

 

Dans cette deuxième grande partie de mon travail sur la notion d’aide, je vais principalement me baser sur la réflexion de Jean-Pierre Cléro, déjà évoquée dans mes précédents billets (à nouveau fichier pdf), ainsi que sur un travail approfondi mené par Daniel Calin sur le sujet de l’aide aux élèves en difficultés, et découvert ici

 

Inévitabilité et nécessité de la dépendance

Le principal dilemme que pose la relation d’aide est la dépendance dans laquelle elle plonge l’aidé vis-à-vis de l’aidant. L’aide, on l’a déjà vu précédemment, n’a pas pour vocation de substituer totalement l’aidant à l’aidé dans la conduite de sa vie. Elle ne doit qu’être l’offre d’un support à l’aidé, d’un point d’appui sur lequel il puisse se reposer, en partie et pour un certain temps, avant de retrouver son autonomie, sa capacité à mener lui-même son existence. Mais alors même qu’elle vise bien souvent à lutter contre des inégalités, l’aide génère elle-même une situation d’inégalité. Car elle met l’aidant en situation de maître, elle lui procure une forme de supériorité d’habilité, de compétence, parfois même de savoir.

 

Pourtant, il ne faudrait pas présupposer que cette dépendance doit être combattue. D’abord parce que, comme le note très justement Daniel Calin dans son analyse, toute relation humaine établit fondamentalement une dépendance de l’un à l’autre. Comme lui, je ne crois pas qu’une vision de l’homme vivant de façon autarcique par rapport à son environnement, d’une façon exclusivement solipsiste, soit ni juste ni bien fondée. Nous sommes tous assez dépendant du social. C’est notamment dans notre nature que d’avoir besoin d’un tissu social profond pour pouvoir vraiment nous épanouir. Renier cet aspect de nous-même est à mon avis un piège, vers lequel malheureusement nos sociétés individualistes nous porte.

 

Cette dépendance, dans le cadre normal de nos vies, est fréquemment symétrique, l’un étant dépendant de l’autre autant que cet autre l’est de soi. On reste ici dans un jeu de réciprocité simple, qui est un peu comme une sorte de « troc social ». Mais dans le cadre de l’aide, la première intuition pousserait plutôt à penser que la dépendance qui s’établit est dissymétrique, et que c’est principalement l’aidé qui est dépendant de l’aidant, alors que l’aidant n’a aucun besoin particulier de l’aidé pour poursuivre son chemin.

 

La dépendance dont il est donc ici question est une dépendance spécifique, qui s’établie à la mesure du besoin de l’aidé. Elle vient en sus de ce qu’offre le cadre social normal à chacun de nous. Elle répond à une nécessité personnelle particulière qui n’a pas pu trouver de réponse dans l’offre permanente et « régulière » dans ce cadre. Dans la mesure ou l’aidé exprime bien un besoin qui sort de ce qui est couvert d’une façon ordinaire et régulière par notre système social, il entre irrémédiablement dans un cadre de relations distordues et inégales.

 

En partant de l’exemple spécifique des élèves en difficulté, Daniel Calin propose ici une idée très intéressante : pour que l’aide puisse avoir lieu, il est nécessaire de faire émerger la dépendance. Sans elle, la démarche d’aide ne peut avoir lieu. En effet, l’un des problèmes vécus par les élèves en difficulté et que rapporte Daniel Calin, est que trop souvent ils ne savent pas solliciter l’aide des autres pour surmonter leurs difficultés. C’est ainsi qu’ils prennent le chemin d’échecs successifs jusqu’à ne plus parvenir à en sortir par une voie normale.

 

Il est donc nécessaire ici de repérer quel est le niveau de dépendance de ces élèves, pour pouvoir y apporter une réponse adéquate. C’est en faisant émerger clairement leurs lacunes et leurs besoins, ce qui revient exactement à faire surgir les limites de leur autonomie, que l’on peut offrir une réponse appropriée à leurs difficultés. Daniel Calin va même jusqu’à affirmer que plus la dépendance est forte plus l’aide apportée peut être efficace. Sur ce point, je crois que cela peut être vrai pour l’exemple qui l’occupe, mais que ça ne saurait être généralisé à toutes les formes d’aide.

 

La difficulté ici est que la relation d’aide, en s’appuyant ainsi sur une relation de dépendance spécifique, fait entrer aidant et aidé dans une relation personnifiée. En effet, ce n’est qu’en parvenant à dégager les éléments particuliers et personnels des besoins de l’aidé que l’aidant peut espérer apporter une réponse juste à sa situation. Il doit donc personnaliser l’aide qu’il apporte, la dessiner en fonction des éléments spécifiques qu’il fera émerger chez l’aidé, sortir donc de la tentation d’offrir une réponse standard au cri de celui-ci.

 

Anonymat et gratuité de l’aide

Mais il existe un piège important dans cette personnalisation de l’aide. Car plus l’aidant va se rapprocher de l’aidé et enlever le voile que celui-ci garde sur sa détresse, plus il va prendre le risque que l’aidé se sente humilié par son aide. Je l’ai indiqué dans la première partie de cette étude, la première difficulté à franchir pour l’aidé est de vaincre son orgueil, pour laisser l’aidant prendre sa place et lui offrir son secours. Mais c’est là une démarche douloureuse, car l’aidé met ainsi à jour sa détresse, sa vulnérabilité. Il expose aux yeux de l’aidant toute l’étendue de la perte de sa dignité. L’individualisation de l’aide augmente encore la crudité de cette révélation, elle la déshabille un peu plus. C’est là une douleur qu’on risque d’ajouter au fardeau de celui que l’on souhaite aider, et parfois elle est insurmontable.

 

Jean-Pierre Cléro montre que, sur ce point, les processus d’aide qui sont encadrés, sous une forme parfois proche du contrat, ont un grand avantage. En positionnant l’aidant comme une sorte de fonctionnaire, comme si celui-ci n’agissait que dans une démarche émanant du cadre social normal, ils suppriment tout sentiment d’humiliation chez l’aidé. La personnalisation de la relation disparaît. Ainsi, les associations qui parviennent dans leurs démarches à conserver tant l’anonymat de l’aidant que de l’aidé, permettent que leur relation se développe en laissant le moins de place possible à la honte. L’aidant n’étant plus perçu que comme le réalisateur régulier d’une action ordinaire, l’aidé est protégé du sentiment de honte qu’il pourrait avoir à remettre son destin dans les mains d’un autre. Dans le fond, ce processus cherche presque à détruire dans l’aide les apparences qui font qu’on la perçoit normalement comme une aide.

 

L’anonymat est donc une solution intéressante pour alléger la démarche d’aide de la lourdeur qui l’accompagne de façon inhérente. Il dérobe à l’humiliation et à la honte l’appui qu’elles peuvent trouver dans la personnalisation de l’aide. De plus, ceci peut être renforcé par la gratuité de l’aide. Cléro indique dans son texte que selon lui, l’aide est par essence gratuite. Car en effet, tous les rapports établis autour d’un échange, monétarisé ou non, sont ceux qui ont lieu dans le cadre social régulier, normal. Dans la mesure où l’aide est une démarche qui sort de ce cadre elle doit rester gratuite. L’éducateur qui accompagne un élève en difficulté ne lui demande pas de lui renvoyer l’ascenseur ou de le payer, le bénévole qui offre ses services à une association ne réclame pas de salaire, ni même de reconnaissance de son action. Toutes ces démarches restent fondamentalement gratuites.

 

On pourra avoir une petite objection concernant les éducateurs qui sont bien rémunérés par l’organisme pour lequel ils travaillent. Néanmoins je note que ce salaire n’est pas le fruit d’une gratitude des élèves envers les éducateurs, et surtout, que ce salaire est parfois si peu élevé qu’on serait  bien mal venu de prétendre qu’il représente pour ces personnes l’objet principal de leur motivation dans leur travail.  J'en termine avec ces considérations sur l’anonymat et sur la gratuité en notant que je trouve enfin des outils théoriques un peu tangibles pour appuyer ce que j’avais déjà tenté d’esquisser il y a quelques mois. Vraiment il faut ressentir en soi tout ce qu’une démarche anonyme et gratuite offre réellement à celui qui la reçoit pour comprendre à quel point elle est différente du reste, souvent plus riche et plus profonde. Tentez le coup un jour, vous verrez.

 

Le conflit des valeurs

La personnalisation de l’aide, lorsqu’elle a lieu, se dramatise encore plus dans le conflit de valeurs que l’aide provoque entre l’aidant et l’aidé. On l’a vu plus haut, l’aidant, puisqu’il rend l’aidé dépendant de lui, trouve dans cette relation une position de supériorité. Supériorité par laquelle il est en mesure de contester les valeurs de l’aidé, celles là précisément qui l’ont mené à se retrouver aujourd’hui en détresse. Donc non seulement l’aidant peut contester les valeurs de l’aidé, mais on peut même deviner ici qu’il le doit. Car c’est bien en parvenant à modifier les valeurs sur lesquelles l’aidé s’est jusqu’ici appuyé qu’il pourra espérer le faire changer de chemin et lui offrir les outils nécessaires pour suivre une trace plus heureuse.

 

Cette remarque vaut en particulier dans le cas analysé par Jean-Pierre Cléro, à savoir l’aide aux personnes suicidaires. Dans cet exemple, le conflit de valeurs est le véritable nœud gordien de la démarche d’aide. C’est quasiment exclusivement sur lui que doit jouer l’aidant. Il s’agit en effet ici de remettre en cause en profondeur les idées qui ont mené la personne à vouloir se donner la mort, par un changement de perspective, par une modification radicale de son orientation émotionnelle est spirituelle. On devine aisément que cette tâche est des plus délicate, et qu’elle laisse l’aidant constamment sur la corde raide d’une relation par essence déséquilibrée, et qui doit pourtant parvenir à faire retrouver à l’aidé l’équilibre que celui-ci a perdu. Ici le conflit de valeurs est véritablement porté à son paroxysme, puisque de son issu dépend l’issu de la relation d’aide.

 

Mais l’un des risques dans ce conflit de valeur, est que l’aidant aille trop loin dans l’imposition des siennes, et que ce faisant, il déforme les besoins véritables de l’aidé en les formatant au patron de sa vision personnelle de ce que doit devenir le destin de l’aidé. Ils sont bien nombreux ceux qui autour de nous prétendent maîtriser ce qui est apte à nous rendre heureux, et qui cherchent à nous imposer avec une supériorité paternelle leur idée du bonheur, trop souvent contre notre gré. Il s’agit fréquemment en fait d’une simple tentative de se rassurer quant à ses propres choix de vie, et qui les piège donc eux-mêmes dans un comportement où ils se rendent incapables de se remettre en cause et d’apporter les changements qui leurs seraient nécessaires, mais plus que cela, ce comportement est une nouvelle humiliation que l’on inflige à ceux que l’on prétend ainsi édifier sur la Vérité et sur le Bonheur.

 

Dans le cadre de l’aide, on comprend bien que ceci représente un risque. On blesse, on humilie l’aidé en voulant lui imposer un chemin qui n’a pas nécessairement à être le sien. On agit en fait en négation de ce qu’il est, en oubli de son altérité, de ses spécificités humaines, de tout ce qui fait qu’il ne sera jamais un autre que lui-même, et qu’il n’est d’ailleurs surtout pas souhaitable que l’on efface. Dans le conflit des valeurs entre l’aidant et l’aidé, l’aidant doit donc prendre une juste mesure de ce qui est nécessaire à l’aidé et savoir s’arrêter aux frontières de ce qui ne saurait être modifié sans déchirer l’altérité de l’aidé.

 

La dépendance de l’aidant envers l’aidé

J’en termine avec ce billet sur la notion de dépendance entre l’aidant et l’aidé en notant qu’on aurait tort de croire que dans la relation qui les réunit, la dépendance n’est qu’univoque, de l’aidé envers l’aidant. Il existe également un retour de dépendance de l’aidant envers l’aidé.

 

Tout d’abord, c’est pour moi une évidence du seul fait qu’on se trouve ici dans le cadre d’une relation interpersonnelle, qui implique donc deux personnes ou plus. Cette relation se développe nécessairement sur le mode de l’interactivité. L’un parle à l’autre, et l’autre lui répond, réagit, et ainsi de suite ils créent un dialogue. Même lorsque l’aidé reste muet on montre une absence de réaction physique, son mutisme est en soi une réponse, une réaction que l’aidant va devoir interpréter. Si l’aidé donc est dépendant du point d’appui que l’aidant lui offre, ce dernier est également dépendant de la réaction que va avoir l’aidé à ce soutien. Cette réaction va influer sur la mesure d’implication que l’aidant devra avoir dans la relation d’aide. Plus l’aidé réagira faiblement et se montrera démuni, plus l’aidant va devoir créer une dépendance forte, et à l’inverse plus l’aidé va se montrer réactif et prêt à agir lui-même pour s’aider moins l’aidant va avoir besoin de s’impliquer.

 

Enfin, dans l’opposition de valeurs qui se joue entre eux, ils est assez probable que l’aidant se sente lui-même mis en cause par les choix de l’aidé. Là aussi, c’est la personnalisation de l’aide qui peut l’y pousser. La mesure de la compréhension que l’aidant va avoir de l’aidé, et l’empathie qu’il est capable d’offrir dans la relation d’aide, créent chez lui une vulnérabilité, par laquelle il offre son flanc au doute et à la remise en question. Cela me semble presque inévitable. On peut même pressentir que c’est par cette voie que l’aidant va lui aussi s’enrichir à travers la relation d’aide. S’il n’y avait pas cette part de dépendance de l’aidant envers l’aidé, la relation d’aide resterait dans un déséquilibre trop fort, on ne serait pas dans une relation gagnant-gagnant, ce que nous avons pourtant pressenti, en introduction de cette étude, comme étant une condition presque nécessaire à la réussite de cette relation.

 

Cette ouverture de l’aidant aux valeurs de l’aidé est donc souhaitable, et l’interdépendance que l’on découvre ici qui existe entre eux pourrait bien être la modalité sur laquelle doit se fonder toute relation d’aide pour être efficace. C’est ce lien qui l’enrichit.

 

Billet suivant de la série

22/02/2006

Stress et performance des entreprises

Emmanuel a produit hier une longue note très intéressante sur 5 idées reçues concernant le marché du travail. Je ne compte pas revenir sur son analyse d'un point de vue économique, mais un point particulier dans son billet m'intéresse lorsqu'il esquisse un début d'analyse sur les facteurs de motivation des employés:

 

"On peut par exemple supposer que la garantie d'une relation contractuelle stable entre l'employeur et ses salariés est une condition importante de la motivation des employés"

 

Il appuit ce point notamment en pointant vers une autre note très intéressante de Mark Thoma dont l'argument de fond est qu'un employé est d'autant plus productif qu'il se sent traité avec équité.

 

"Modern behavioural economics and evolutionary psychology suggest ... that people’s response depends on how they are doing relative to others, and how fairly they believe they are treated"

 

Il me semble qu'on entend assez peu ce type d'arguments dans les discours économiques habituels. Dès qu'il est question de compétitivité et de productivité des entreprises, les analyses se focalisent presque exclusivement sur les aspects "entreprise" de ces questions: la réduction des coûts, les procédures, tout ça, et ne prennent quasiment jamais en compte le facteur humain, comme si celui-ci était plus une charge qu'une chance. (est-ce une fausse impression?)

 

C'est là à mon avis une double erreur. D'abord parce que les entreprises ne fonctionnent pas pour elles-mêmes, et que leur rentabilité n'est en aucun cas une fin en soi, pas plus que l'économie n'est une fin en soi. L'économie et les entreprises qui la soutiennent ne sont que des moyens, pour contribuer à un plus grand bien-être des gens. C'est cela leur fin, rien d'autre. Enfin il devrait en être ainsi. Ensuite parce qu'à long terme le raisonnement me paraît mauvais.

 

Alors pour ajouter un peu d'eau au moulin d'Emmanuel et de Mark Thoma, et j'espère qu'on ne pensera pas que je ne fais ça que pour vanter ma crêmerie, je crois qu'un travail sur la gestion du stress peut être bénéfique pour les entreprises. Un rapport du BIT datant de 1993 a analysé de façon assez détaillée l'impact du stress sur la performance des entreprises (rapport pdf ici- je précise que je reste un peu surpris de son manque de qualité rédactionnelle, peut-être a-t-il souffert de défauts de traduction).

 

Ses conclusions sont assez frappantes: le stress coûterait aux Etats-Unis environ 200 milliards de dollars par an, au Royaume-Unis, il représenterait près de 10 % du PNB (attention, ces données datent de 1993). Comment cela s'explique? Par l'impact du stress sur la santé et la motivation des employés. Des conditions de travail difficiles (températures chaudes ou froides, position du travailleur mauvaise pour le corps, travail prolongé sur ordinateur, etc.), un manque de reconnaissance du travail effectué, un manque de possibilité de participation aux décisions, des problèmes de communication, etc, tout cela est facteur de stress.

 

Ce stress a des conséquences importantes sur le travail des gens. Il met leur santé à mal (combien de collègues fument, boivent, ou sont en dépression autour de vous? et vous?), est source d'absentéisme, de perte de motivation parce que certains s'ennuient ou savent qu'ils ne pourront de toute façon pas faire face et abandonnent la partie (combien font justes leurs heures, en attendant la paie en fin de mois?). Le stress dégrade donc la capacité d'une personne à travailler de façon efficace et contribue à faire baisser fortement sa productivité. Au final tout le monde y perd: les employés parce qu'ils risquent leur santé (physique ou mentale), et les entreprises parce qu'elles sont moins performantes.

 

Le problème, c'est que les gains qu'engrangerait une entreprise en s'orientant vers un plus grand bien-être de ses employés sont bien difficiles à évaluer. Je suis financier, je suis bien placé pour savoir que les directeurs aiment avoir des chiffres sous les yeux qui les rassurent avant de prendre une décision. Et là, ils n'en ont pas. Pourtant, je crois que les gains seraient réels. Et ce serait faire preuve d'un vrai management à long terme que de choisir cette voie.

 

P.S: j'avais déjà indiqué quelques points sur la gestion du stress en entreprise dans cette ancienne note. Et on pourra également lire cet article très intéressant, en anglais, d'où j'ai d'ailleurs tiré la photo plus haut.

21/02/2006

Et pourtant, elle glisse.

Je ne sais pas ce que vous en pensez vous, mais moi j'aime bien l'olympiade hivernale de Turin. On voit comme à chaque compétition sportive quelques beaux moments de bravoure, comme la magnifique 5è place hier de Carole Montillet au super G, quelques jours seulement après sa non moins magnifique (et un peu effrayante) gamelle. Aussi des surprises, des déceptions, tout ça. Et puis aussi, des choses bien rigolotes.

 

Dans ce domaine, je trouve que cette année, les épreuves de patinage artistique sont particulièrement réjouissantes. D'abord, il y a eu Zhang Zhang et leur nouvelle figure saut de l'ange grand écart. Puis les patineurs masculins, qui sont tous tombés sauf le russe, lors de leur programme libre, d'une façon si régulière que c'en était un peu éberluant. Là je dois dire que je rejoins la remarque que Candeloro a fait à la fin de cette compétition: "voir une finale de jeux olympiques où tous les gars tombent sans arrêt, c'est déprimant".

 

medium_chute_patinage_s.lambiel.jpgCe que j'ai préféré, c'était les premiers du concours, les plus mauvais. On voyait l'inquiétude dans leurs regards avant chaque saut, même pour les doubles boucles piquées sans enchaînement. Les gars faisaient trois tours de piste avant d'être bien sûr de faire leur saut, se pinçaient la lèvre inférieure pour se donner du courage, et puis pouf. C'était peut-être par solidarité que les meilleurs leur ont ainsi emboité le pas?

 

Enfin, un article du NYT découvert aujourd'hui, au ton plutôt humoristique, achève de susciter mon intérêt pour ce sport gracieux. On y apprend que la propriété glissante de la glace reste un mystère pour les scientifiques. Les uns avanceraient que c'est la densité faible de la glace qui la rend glissante, d'autres que la pression exercée par le pied ou le patin qui se pose sur la glace crée une mince couche d'eau sur laquelle on glisse, etc. Mais au milieu de ces hypothèses compliquées et donc douteuses, il semblerait qu'un sage ait trouvé le fin mot de l'histoire. Je vous livre sa conclusion telle que rapportée par le NYT:

 

"Perhaps, the surface of ice is simply slippery"

 

Alors là je dis oui.

 

P.S: oui, aujourd'hui c'est détente.

19/02/2006

Nage en verre d'eau

medium_verre_d_eau.2.jpgCela fait quelques temps déjà que je n'ai plus posté de billet sur la gestion du stress. Une lecture impromptue m'en redonne l'occasion, pour évoquer une idée simple et facile à mettre en pratique dans sa vie de tous les jours (il n'est pas impossible que je l'ai déjà évoqué sous une autre forme, peu importe). Il s'agit d'apprendre à gérer les mauvais moments, ces petits passages désagréables de l'existence et qui trop souvent pourrissent le reste parce que nous leur accordons trop d'importance, que nous dépensons trop d'énergie pour les effacer.

 

Pour mieux gérer ces passages à vide, ces embêtements passagers, il suffit en fait de se poser une question simple: qu'en penserais-je dans un an? M'en souviendrais-je encore? Est-ce qu'ils influeront à long terme sur le cours de ma vie? Dans 99% des cas la réponse sera non. Le seul fait de pouvoir, en répondant à cette question simple, remettre ces évènements à leur juste place, permet de prendre la bonne distance vis-à-vis d'eux, et d'atténuer leur impact sur nous.

 

En feuilletant quelques livres un peu au hasard, j'ai trouvé ce texte, extrait du Livre des sagesses d'Orient, présenté par Gilbert Sinoué, et qui aborde la même idée, d'une façon en plus assez poétique:

 

"Assis sur les marches, j'entends la rumeur du fleuve qui berce la nuit. Le fleuve qui poursuit sa course, imperturbablement, à l'instar des astres qui le surplombent. Guerres, folies, gloire, possession. Le fleuve et les étoiles ignorent la rapacité de l'homme. La nature vibre et s'épanouit. Le vent du désert fait danser la chevelure des palmiers. Les oasis sommeillent, tranquilles. Autant de miracles qui se succèdent en parfaite harmonie, loin de la fureur et du bruit. Ah, si seulement nous possédions le même détachement! Si nous savions prendre nos distances à l'égar de tout ce qui est transitoire. Dis toi que l'homme n'est pleinement affirmé que lorsqu'il a appris à se désintéresser du superflu. Il ne s'agit pas de démissioner du monde et de s'abriter dans une tour d'ivoire. Non, au contraire. Se libérer de l'inutile permet de se rapprocher plus totalement de l'essentiel."

 

Le fond de cette sagesse, c'est un peu celui-ci.

17/02/2006

Responsabilité et limite de l'aide

Billet précédent de la série

 

Nous avons vu dans la première partie de cette étude consacrée à l’aide qu’il y avait, pour que la relation d’aide puisse naître, deux barrières « naturelles » à rompre : l’égocentrisme de celui qui peut se rendre aidant, et l’orgueil de celui qui a besoin d’être aidé. Quelques mots encore avant d’aborder la deuxième partie de cette étude qui doit traiter de la relation d’aide en tant que telle, et notamment évoquer la dépendance dans laquelle cette relation plonge aidant et aidé.

 

Tout d’abord, on pourra évidemment compléter sa réflexion sur la notion de responsabilité envers autrui à travers la lecture de Lévinas (notamment dans Humanisme de l’autre homme) ou de Finkielkraut (il n’est sans doute pas nécessaire que je vous dise à quel livre je pense, si ?). Je me suis déjà largement étendu sur cette question et n’y reviens donc pas en détail ici. Tout juste me semble-t-il intéressant de rappeler la responsabilité à laquelle nous appelle la visage d’autrui. Responsabilité de le prendre en compte, de prendre soin de lui, dès lors que son humanité nous apparaît à travers son visage nu.

 

Nu c’est-à-dire insaisissable, qui n’est pas parcheminé des signes de reconnaissance que nous souhaitons bien souvent donner aux gens pour mieux les cadrer, pour mieux en simplifier la compréhension, pour finalement mieux pouvoir les ignorer. Le visage nu n’est pas recouvert de ces qualificatifs qui le réduiraient au territoire auquel nous voudrions le cantonner. Sa liberté témoigne de son altérité, la fait vivre. Et parce que je reconnais, contraint en cela par son visage, la vie qui s’exprime en l’autre, son altérité qui éclate littéralement à tous mes sens, ma responsabilité de le considérer naît.

 

Je voudrais également indiquer un texte qui offre une réflexion complémentaire sur ce point, que j’ai découvert dans un recueil de textes philosophiques sur la question d’autrui : Autrui, textes choisis et présentés par Mildred Szymkowiak. C’est un extrait d’Etre et avoir, journal métaphysique de Gabriel Marcel qui m’intéresse ici. Dans ce texte, Marcel indique que l’enjeu de la relation avec autrui est de faire passer l’autre du "lui" au "toi", lui étant cet individu indéfini, inconnu, lointain, tandis que toi est la personne connue, à laquelle je m’adresse, que je regarde et considère donc.

 

Afin que cette transformation du "lui" en un "toi" se fasse, Gabriel Marcel affirme qu’il est nécessaire de se dégriser de la conscience de soi-même. Car cette conscience de soi  se traduit par une délimitation de ce qui constitue notre champ personnel, et qu’en dessinant les limites de ce champ par la conscience que l’on a de soi, on s’empêche de franchir ces limites. Le cercle que l’on dessine autour de soi par cette « self-consciousness » nous prive de la possibilité de communiquer avec les autres. En étant trop conscient de soi, on n’est plus conscient d’eux.

 

Mais en se libérant de cette conscience de soi, on parvient à voir en l’autre un "toi", c’est-à-dire à ne plus regarder cet autre à travers sa nature (ce qui fait qu’il agit de telle façon et pas de telle autre), mais en tant que liberté. C’est en tant que liberté qu’il est véritablement autre et que je peux donc le traiter comme un "toi". Cette idée de Gabriel Marcel me semble très proche de la philosophie de l’autre développée par Lévinas.

 

Il apparaît donc que nous avons bel et bien une responsabilité à nous occuper d’autrui. L’aide que nous pouvons lui apporter n’est donc peut-être pas que ce présent magnifique offert dans un grand accès de bonté, mais aussi la réponse à un devoir qui nous échoit à tous. Mais attention sur ce point. Cette responsabilité ne doit à mon avis pas être interprétée comme une ardente obligation à laquelle rien ne puisse nous soustraire. Elle s’insère dans le cadre complexe du cours de nos vies, et entre en concurrence si j’ose dire avec d’autres responsabilités, dont celle-ci, qui n’est pas moindre,  de nous occuper de nous-même. Car il ne saurait être d’aide juste et efficace lorsqu’elle est donnée au détriment de nous-même.

 

L’investissement que met l’aidant dans la relation d’aide ne peut d’ailleurs pas être absolu. Il ne peut qu’être partiel. Sa première limite, Jean-Pierre Cléro l’indique clairement lorsqu’en introduction du texte que je vous ai déjà signalé (revoici le fichier pdf) il analyse la signification du mot aide dans les langues anglaises et allemandes. En anglais, le terme aide se traduit par helplessness, et en allemand par Hilflosigkeit. Ces deux mots, si on les traduisait littéralement en français, nous donneraient quelque chose comme « insecourabilité ». On le voit déjà à ces traduction, l’aide porte en elle-même un sens paradoxal qui fait douter jusqu’à la possibilité de son existence.

 

On comprend donc bien à travers cette remarque de Jean-Pierre Cléro que l’aide ne peut pas tout aider, et l’aidant ne peut pas tout faire pour l’aidé. Son investissement doit s’arrêter là où commence la nécessité de l’engagement de l’aidé pour se sauver lui-même. Car s’il est aidé, il ne reste pas moins comptable lui aussi de son propre sort. Et une aide qui ôte intégralement à l’aidé les moyens de reprendre sa vie en main est sans doute rarement bonne. On voit donc bien ici que l’enjeu principal de la relation d’aide est la mesure du chemin que l’aidant doit parcourir pour soulager l’aidé, et de celui que l’aidé doit faire lui-même pour retrouver son autonomie et vaincre sa détresse. En d’autres termes, le défi de l’aide est de trouver le bon équilibre de dépendance entre l’aidant et l’aidé.

 

Mais on s’apercevra dans le billet suivant que ce défi n’est pas simple à relever, et que la relation d’aide réserve en elle-même quelques chausse-trappes subtiles.

 

Billet suivant de la série

16/02/2006

De Villiers et la démocratie européenne pour les nuls

Intérrogé aujourd'hui par un journaliste du Figaro, Philippe de Villiers, qui décidemment me semble souvent partant pour dire une ânerie, nous livre cette perle:

 

"Nous sommes devant un mensonge, car on voudrait nous faire croire que la directive est vidée de sa substance. Rien n'est plus faux : le texte applique toujours le principe de la liberté totale des prestations de service. C'est aussi un scandale, car les promoteurs du oui au référendum avaient répété pendant la campagne du printemps dernier : «La directive Bolkestein est morte et enterrée». Or, aujourd'hui, cette directive, sortie par la grande porte du suffrage universel, revient par la fenêtre du Parlement européen. C'est un déni de démocratie."

 

Outre sa remarque considérant que la directive Bolkestein serait restée intacte, ce qui est contestable, il nous apprend donc que le retour de celle-ci par "la fenêtre du Parlement européen" serait un déni de démocratie.

 

D'abord, je ne me souviens pas que le suffrage universel ait sorti cette directive par la grande porte. C'est sur le TECE que nous nous sommes prononcés le 29 mai dernier, par sur cette directive. Il est assez certain que nombreux sont ceux parmis les nonistes qui ont voté notamment pour manifester leur désaccord face à cette directive, mais enfin même chez eux cela n'a pas dû être le seul élément qu'ils ont pris en compte. Chez les autres, l'argument fait évidemment flop. Sans parler des autres pays où ceux qui ont été appelés à voter ne l'ont pas fait nécessairement sur les mêmes fondements que nous.

 

Ensuite, de Villiers, qui est député européen, est vraiment malhonnête en faisant semblant d'avoir cru aux paroles de Chirac lorsque celui-ci déclarait l'enterrement de la directive Bolkestein. Il sait évidemment très bien que cette déclaration était vide de sens et qu'elle ne visait rien d'autre pour Chirac qu'à jouer aux défenseurs de la patrie à peu de frais (si ce n'est aux frais de sa crédibilité, enfin du peu qu'il en restait sur la question européenne après sa campagne calamiteuse sur le TECE).

 

Mais ce que je trouve le plus formidable vraiment c'est cette conclusion: la directive revient par le Parlement et c'est donc là un déni de démocratie. S'il y a bien une institution qui bénéficie de légitimité démocratique dans l'organisation européenne, c'est le Parlement, puisque c'est le seul organe élu. Que la directive Bolkestein se représente devant lui est une chose normale et évidemment souhaitable pour toute personne qui prétend défendre la démocratie à l'échelle européenne. Déclarer que ce retour devant le Parlement est un déni de démocratie, c'est vraiment mettre les choses cul par dessus tête. Ou prendre les gens pour des cons.

 

P.S: tiens à la relecture je m'aperçois que c'est la première fois que je publie un billet sur le ton du spécialiste de la politique. Ce que je ne suis pas. C'est dire si de Villiers est à côté de la plaque.

14/02/2006

De nos croyances à nos censures

Lorsque l’on parle de croyances, le réflexe commun est d’associer immédiatement ce mot avec les religions. Un croyant n’est-ce pas est bien un individu qui croit en l’existence d’un Dieu (ou pourquoi pas en des Dieux même si c’est de moins en moins répandu), d’une entité suprême, d’un être absolu. Le fait d’ailleurs que cet être soit perçu par le croyant comme étant absolu, génère un premier conflit, tant avec les autres croyants qu’avec les non croyants. Car ceux-ci viennent par leur croyance ou leur non croyance, remettre en cause ce caractère absolu de l’être suprême. Puisqu’on peut croire à un autre être, ou même ne croire en aucun d’entre eux, c’est que cette croyance n’a qu’un caractère relatif. Les religions créent toutes ce paradoxe qu’alors qu’elles prétendent traiter d’un absolu, elles ne peuvent que faire vivre en chacun des croyants qu’une vérité subjective, contingente, bref, tout sauf absolue.

 

Voilà d’ailleurs qui permet de préciser la définition d’une croyance : c’est un élément dont la réalité subjectivée est perçue par certains comme une réalité objective. Ou pour reprendre la définition que donne Kant dans la Critique de la raison pure (ouh ça fait chic hein?) « Lorsque l’assentiment n’est suffisant qu’au point de vue subjectif et qu’il est tenu pour insuffisant au point de vue objectif, on l’appelle croyance ». Cette définition nous permet de comprendre qu’il faut étendre le cercle dans lequel on peut retrouver des croyances. Car il n’est nullement question de religion ici. Du moins pas exclusivement.

 

En gestion du stress, j’ai appris à mieux appréhender la question des croyances, qui restent une source de grandes confusions pour beaucoup (et pour moi aussi, je n’y échappe pas). Pas besoin de religion pour avoir des croyances. Toutes nos opinions sont de près ou de loin des croyances, et nous en élevons parfois certaines à une hauteur telle que des observateurs extérieurs pourraient bien croire que c’est une adoration bien excessive que nous leur portons. L’athéisme lui-même d’ailleurs est une croyance, pas en un Dieu, mais en un ensemble de valeurs qui, pensons-nous dans nos contrées occidentales, fondent de façon plus harmonieuse une société.

 

La difficulté est parfois grande à savoir bien gérer nos croyances. Car, comme tous les éléments qui structurent notre identité, l’établissement de nos croyances est souvent quelque chose qui se fait par exclusion du reste (c’est presque leur nature d’ailleurs). Toute croyance recèle ce risque d’un extrémisme en ce sens. Les croyances religieuses présentent à mon avis un risque plus fort que les autres, parce qu’elles disposent d’un soutien fort qui rassure le croyant, lui retire la sensation de malaise qui rend possible la remise en question : quand on se sent bien dans ce à quoi l’on croit, on ne ressent pas le besoin de changer. Ce soutien fort au croyant vient du passé des religions, de leur histoire fortement ancrée dans les différentes cultures, et enfin du nombre des adeptes : au milieu du nombre, on se sent au chaud, et personne n’aime rester seul au froid.

 

Pour autant, nos autres croyances ne portent pas moins elles aussi le risque de dérives. Dans Madame Bovary, Flaubert fait s’affronter deux thèses : celle de l’abbé Bournisien, et celle de M.Homais. L’abbé croit évidemment en Dieu, M.Homais, lui, croit en la science. Cet antagonisme est décrypté par Finkielkraut, oui encore dans La sagesse de l’amour (et ben quoi ? je tire tout le jus de mes lectures voilà tout). Tandis que l’abbé voudrait soumettre l’humanité et ses prétendues lois scientifiques à la vérité divine, Homais, lui, entend les administrer sous la loi de la pensée raisonnable et de la logique des sciences. Dans le fond, le passage de l’abbé Bournisien à M.Homais n’est qu’un déplacement d’absolu, qu’un changement de catéchisme, mais le fond de leur dépendance à tous les deux reste très similaire : ils sont soumis à leur croyance et sombrent ainsi dans « la bêtise ».

 

Voilà qui me ramène maintenant au débat sur les caricatures. Je pensais en avoir fini, mais la question qui est soulevée est réellement complexe, et mérite je crois ce petit retour. Certains, certainement armés des meilleures intentions, se sont posés dans ce débat en très ardents défenseurs de la liberté d’expression. Et je dois bien avouer que si je devais choisir un camp, c’est le leur auquel je me joindrai le plus volontiers, car il est le plus résolument orienté vers une démarche de progrès humain. Mais depuis le début de ce débat, j’ai émis plusieurs réserves, que je n’ai peut-être pas toujours bien su exprimer. J’espère y parvenir un peu mieux ici.

 

Un des arguments chocs lus dans les derniers billets de blogueurs sur le sujet est : « la liberté d’expression ne se négocie pas. » On a pu le lire chez Embruns notamment, et aussi chez Hugues (au passage, je salue leur capacité à délivrer un message clair, ce dont je me désespère parfois de parvenir à faire). La formule est forte, et nous avons probablement été bien nombreux à nous redresser sur nos sièges en la lisant, et à être prêts à entonner un chant vibrant pour la porter sur les remparts de cette bataille des valeurs.

 

Mais je ne cesse de la faire tourner et retourner dans ma tête depuis que je l’ai lu. Elle me gratte quelque part, me dérange, comme souvent les formules qui me semblent « toutes faites ». Et effectivement à bien y réfléchir, je crois qu’elle est trompeuse, parce qu’elle fond en un seul terme deux éléments qu’on devrait distinguer dans ce débat : le principe de la liberté d’expression, et l’exercice de cette liberté. Si je suis absolument d’accord pour dire que le principe de la liberté d’expression ne se négocie pas, je crois que non seulement il est possible, mais même qu’il faut que son exercice soit, lui, soumis à une certaine censure.

 

Le principe ne se négocie pas car c’est lui qui fonde, entre autres valeurs mais il est une des plus importantes, la démocratie. Il est absolument nécessaire que l’on puisse reconnaître ce principe de liberté d’expression qui permette qu’il n’y ait a priori aucun élément exogène qui vienne limiter l’exercice de cette liberté. Par principe, il faut pouvoir se sentir libre de s’exprimer. C’est cette possibilité que garantit le principe de liberté d’expression, c’est le fait d’avoir la faculté de s’exprimer sans avoir à craindre quoi que ce soit pour soi, et notamment pour sa santé.

 

Mais ce principe pour autant, ne garantit pas que l’exercice de cette liberté soit exempté en toute circonstance de remontrances. Il y a des paroles que la loi réprouve. Ce n’est pas pour rien. C’est que l’exercice de la liberté d’expression, va parfois à l’encontre d’autres droits. Son exercice n’a donc aucune légitimité à se faire de façon absolue. Tenir des propos racistes est puni par la loi car cela constitue un trouble à l’ordre public. Cette punition me semble normale.

 

Que la liberté d’expression soit non négociable me semble donc bien douteux. Son principe ne l’est pas certes, mais son exercice si, et je pense que c’est une bonne chose. D’ailleurs, et je terminerai sur ce point, je remarque que cet exercice, nous le négocions tous les jours. Je ne vais pas me lancer dans de la psychanalyse de bas étage, mais l’autocensure est un art que nous pratiquons tous, à des degrés divers, autant avec nos proches, avec nos collègues, qu’avec des inconnus. C’est le célèbre surmoi de Freud. Qui est garant d’une certaine paix avec les autres en nous évitant d'être en perpétuel conflit avec notre entourage. Même si lui non plus, il ne faut pas l’ériger en un autre Dieu.